mercredi 10 mai 2017

K. 331 (2)




« Maintenant, tout est dit. » C'est ce qu'elle m'a écrit, le lendemain, elle, l'incroyante. La mort dit tout, d'un seul coup. Sa voix sèche aspire tout l'air qui enveloppe les individus et leur donne une place dans le monde, qui remplit leurs poumons. Il n'en reste plus pour la parole, pour l'inspiration, pour l'aspiration à, tout est soufflé, brutalement expiré. C'est un vide net : « Tout est accompli. » Renvoyée au presque rien de l'existence, dormir, se nourrir, tenir debout, aller du matin au soir sans s'effondrer, ne pas devenir folle. Les variations de la vie vivante – les mille et une variations – paraissent si vaines, alors, si répétitives, qu'elles semblent ne plus parvenir à être autre chose qu'un horrible bégaiement. Que lui a-t-on enlevé, en lui ôtant son fils ? Quelle pièce de l'organisme a-t-elle été retirée de l'ensemble, qui faisait à peu près fonctionner la fiction qu'on nomme la vie d'une femme ? J'ai entendu sa voix se briser comme du verre. C'est comme si quarante années avaient été rayées d'un seul trait. Elle bégaie. Elle a une voix de petite fille.

La fêlure était déjà là, bien sûr, je le savais. Il y a ce jeu, ce petit jeu entre les phrases, ces silences juste un peu trop longs, ces endroits où la peinture est écaillée. On ne sait jamais ce qui va provoquer la rupture, comment elle va advenir, mais on sait que tout est là, déjà, que tout est en place pour que la tragédie donne le dernier coup, celui qui va faire passer une forme organique, belle, à l'état de pantin désarticulé, qui va faire d'une parole pleine une suite de sons inarticulés, qui va désorganiser l'ensemble qui ne tenait que par très peu de choses, on le voit alors, on le comprend subitement. L'air est dans le mot, qui lui fait mordre la poussière.

La nudité de la musique de Mozart est un impitoyable révélateur, fil sur lequel on marche, qui relie deux rives : le jour, la nuit. Quand on est sur le fil, on sait ce qu'est la vie. Impossible de s'arrêter, impossible de ne pas respirer, de ne pas voir le terme qui approche, le sens a eu à peine le temps de sortir de son sous-bois que déjà il lui faut rendre gorge et revenir à l'état de souffle neutre, le dernier. Que faisait Boris sur ce chantier ?

Oui, les corps sont infinis, ils perdurent, ils passent toutes les frontières, quand ils vont rejoindre l'incommensurable, l'envers du temps, et chaque apocalypse personnelle creuse dans la réalité un gouffre qui aspire toute la vie alentour, faisant sortir le temps de ses gonds. Les enfants sont éternels mais l'éternité est si semblable à la mort…

Elle me dit : « Ils l'ont fait beau, tu sais. Il est beau. » Nous avions essayé nous aussi de rendre notre mère belle, pour son dernier voyage, mais je n'ai pas aimé son air de statue, pourtant, un air dur, minéral, qui ne lui allait pas du tout. Il y a pourtant une vérité, là, dans ce corps rendu à son temps vrai, infini, débarrassé de sa psychologie, délivré d'une vie que nous avions façonnée, aussi, par notre regard et notre amour, c'est-à-dire notre besoin. Quand elle revient me hanter, dans mes rêves, elle est souvent très dure, méconnaissable, et je sais maintenant que celle-ci est aussi réelle que celle-là. La terreur n'est jamais loin. On marche sur un fil. Il est tranchant.

Une mère n'est complète qu'avec la totalité de ses enfants dans son sillage. Ils sont un système stellaire, une structure, une figure, géométrique autant que symbolique, instable dès lors qu'un de ses côtés manque. Tant que le travail n'est pas terminé, elle est incomplète, et dès qu'il est terminé, elle est menacée de cette même incomplétude. C'est la raison pour laquelle une femme est toujours inquiète, même quand elle n'est pas mère, car elle sait obscurément que son destin biologique est de mettre au monde la mort, d'en permettre la présence cachée parmi nous, cette présence qui par contraste nous fait croire à la vie. Il faut bien que ça continue, pourtant, et même qu'on s'amuse un peu : si les femmes sont coquettes et superficielles, c'est précisément parce qu'elles sont les gardiennes du gouffre vers lequel nous nous précipitons avec une joie touchante.