jeudi 19 décembre 2013

Le progrès du machinisme, de l'infarctus et des lois sur le divorce


Six pieds nus dépassent du toit ouvrant d'une 2 Chevaux circulant à Paris. « Au mois de mai 1962, la densité au centre de Paris est de 82 000 habitants au kilomètre carré. Les spécialistes ont fixé à 16 m2 le "seuil de houspillement", c'est-à-dire la surface nécessaire à un être humain pour vivre. D'où il appert que deux Parisiens sur cinq se houspillent. » 1962… Faites le calcul…

Je regarde le merveilleux film de Chris Marker et Pierre Lhomme : « Le Joli Mai », qu'une âme généreuse m'a envoyé par la poste, et je vais d'émerveillement en émerveillement. Il y a très longtemps que je n'avais pas vu un film aussi réjouissant, touchant, stimulant, intellectuellement parlant, et tout simplement beau, même si je sais qu'il ne parlera qu'à ceux qui ont au moins mon âge, c'est-à-dire ceux qui ont connu le Paris et la France des années 60. Justement, il est temps que les souvenirs de ces années-là prennent leur sens, tout leur sens, en regard de la France qui advient sous nos yeux.

« (…) Mais certains se plaignent que, dans notre perspective historique, le type "chatte" soit menacé de régression, et qu'à sa place s'installe un nouveau type féminin, qui serait la résultante du progrès du machinisme, de l'infarctus et des lois sur le divorce. Il s'agit de la femme qui gouvernera entièrement l'homme soumis, conscient de son sous-développement. »

Dans mon oreille droite, une amie me parle ; sur l'écran, Martha Argerich accompagne sa fille, altiste, dans Mozart, mais j'ai coupé le son ; et j'entends le concerto de Dvorak par Richter et Kleiber ; et je pense à Françoise Héritier, car on entend toute la semaine des extraits de son livre "Le Sel de la Vie", à la radio, dans l'émission "Lectures du soir", lus par Anouk Grinberg. Sur le principe du "J'aime / J'aime pas", Françoise Héritier ne nous donne que la première colonne, des "j'aime", donc, sur 250 pages, insupportable litanie dont la plus belle occurrence, pour moi, et la plus significative, à l'évidence, est sans doute celle qui dit à peu près : « Le plaisir de NE PAS avoir dans la bibliothèque [ou "à la maison", je ne sais plus] de livres négationnistes et racistes. » Comme c'est beau ! Comme c'est ça ! Exactement ça ! Son livre s'appelle "le SEL de la vie", mais il devrait plutôt s'intituler le SUCRE de la vie : ces gens-là sont capables de s'enfiler une assiette de sucre au petit déjeuner, et de remettre ça au déjeuner et au dîner ! Les antiracistes dogmatiques sont des bouffeurs de sucre. Ces gens-là vous règlent son compte à la dialectique une fois pour toutes. Ils vous dégoûtent de penser une fois pour toutes. Ils vous dégoûtent du Bien une fois pour toutes. Encore un peu et ils me dégoûteront des mouvements lents une fois pour toutes.

De la même manière Argerich filmée par sa fille me dégoûte d'Argerich la pianiste, et des femmes, aussi, et des pieds des femmes, par la même occasion, une fois pour toutes. Un peu plus et ce film me dégoûtait de la musique, une fois pour toutes. Rarement (jamais, en fait) je n'aurai vu une telle entreprise de dénigrement (un tel ressentiment) à l'encontre d'une mère. Ce film est une déclaration de haine, pure, parfaite, mais mâtinée de toute la dégoulinante empathie adolescente qui est la marque de notre misérable époque. Le film s'ouvre sur l'accouchement de la fille. Le père (Stephen Bischop Kovacevich) est filmé comme une pauvre chose un peu dérisoire, un peu surnuméraire, un peu has been, un peu ridicule. C'est l'histoire des orteils de la famille Argerich, c'est l'histoire des grands pieds des Argerich, c'est l'histoire des femmes qui vieillissent, des femmes qui sont libres, des femmes qui échappent aux hommes. Pauvres femmes, qui échappent d'abord à elles-mêmes… elles ressemblent à des détenus, aux individus enfermés d'un camp planétaire et désespéré, elles sont privées de tout, sauf du narcissisme sinistre de la marionnette qu'on sort de sa boîte pour les fêtes. Le film s'ouvre sur l'accouchement de la fille, de la réalisatrice… Je sais, je l'ai déjà dit, mais cette bloody daughter fait un film sur elle-même en prenant prétexte de sa mère célèbre. « Je porte le nom de ma mère. » Heureusement pour toi a-t-on envie de lui dire, mais en réalité on n'a pas envie de lui dire quoi que ce soit, à cette pauvre fille. Jamais le vocable "ingrate" ne nous a semblé autant à sa place, dans tous les sens qu'il peut prendre. « J'accouche ! » nous dit la fille. Et « les filles, c'est plus intéressant ! » Stéphanie s'intéresse. Quand on s'intéresse on fait un film. Normal. Quand on est la fille du monstre Argerich, qu'est-ce qu'on peut faire ? Crier très fort, comme les bébés qui viennent de naître. Eh, oh, je suis là ! Ici. C'est moi ! Je suis super intéressante, comme nana. Pas trop mes mains, OK, mais mes pieds ! Et je sais me servir d'un caméscope ! Je sais pleurer, aussi. Et rire, alors là, oui, là je suis bonne, putain ! « Mais on ne peut rien dire sur la musique… » Un moment j'ai cru qu'on allait la voir à poil, la Stéphanie, dans son bain, mais que dalle, même pas, circulez, y a rien à voir, rien à entendre, rien à comprendre. En réalité, si, ce film est passionnant. Pas du tout pour les raisons que la Stéphanie elle croit, non, vraiment pas du tout, mais pour tout ce qu'on voit en creux, pour tout ce qu'on comprend du cirque sordide qui nous est montré là, et qui est tellement conforme à ce qu'on nous demande avec insistance aujourd'hui. Du coup, cette pauvre Martha Argerich me fait de la peine et j'ai envie de la défendre contre sa fille, et contre elle-même. Il est impossible, lorsqu'on joue Ravel et Liszt comme ça, qu'on soit aussi bête, aussi adapté aux normes étriquées et castratrices qui ont cours dans le monde qu'elle parcourt en train et en avion jour après jour en lisant des magazines et en mangeant des sandwichs. Il y a dans tout grand musicien un mystère, quelque chose qui le dépasse, qui le sauve. C'est bien entendu contre ça qu'a été fait ce film, qui n'est que de la propagande, celle qui nous explique très banalement que les grands artistes sont des gens comme tout le monde, avec les mêmes problèmes que tout le monde, qu'ils mangent de la salade au maïs et vont au cabinets, comme nous tous, qu'ils ont mauvaise haleine en se réveillant le matin, qu'ils ont une carte bleue et des problèmes de poids.

Stéphanie accouche, son mari fait coucou au bébé, sa mère téléphone, elle a des "rythmes décalés", des angoisses, elle fume, on voit la mère dormir, se réveiller, boire du café dans des gobelets en plastique, nettoyer ses lunettes sur le quai d'un métro, fouiller dans son grand sac informe à fleurs, en sortir une banane, bouger sa tête en cadence, s'assouplir les poignets, répéter en compagnie de musiciens avachis sur leurs chaises, en bras de chemise, regarder le plafond d'un air inspiré mais pas trop, jouer sur piano désaccordé, et même se tromper. Tout y est, a-t-on envie de dire à la réalisatrice, vous avez bien fait votre travail. Mon Dieu comme elle était belle, à vingt ans, cette petite Martha ! Comment a-t-elle fait pour devenir cette lourde chose hystérique qui donne envie de détourner le regard et de regarder Maya l'abeille à la télé ? Comment la grandeur et le talent peuvent-ils à ce point se cacher sous cet oripeau terne et grisonnant ? Où trouve-t-elle la force de soulever ce pesant manteau de très ordinaire névrose, sans mots et semble-t-il sans pensée, sans réflexion ?

Paradoxalement, le seul qui sorte à peu près indemne de ce film pénible est le père, Kovacevich, qui ressemble tout de même à un musicien, et qui nous touche par la distance énorme qui le sépare de sa fille. D'ailleurs, le répertoire des deux pianistes parle pour eux. D'un côté, des pianistes, Chopin, Liszt, et Ravel, de l'autre Beethoven. D'un côté un don naturel presque inexploré, resté à l'état brut, et de l'autre du travail et encore du travail. D'un côté du piano et de l'autre de la musique.

Qui aurait dit que les femmes seraient un jour du côté de la machine et de l'infarctus, qu'elles remplaceraient les hommes jusque dans les orchestres, et devant l'orchestre, et derrière la caméra, et sur le front ? Et qui aurait cru que ce basculement sexuel ressemblerait à ce point à une malédiction ? Les hommes sont désormais "conscients de leur sous-développement". De cela nous n'avons jamais douté, évidemment, mais de là à accueillir le sous-développement d'autrui avec reconnaissance, comme une manne rédemptrice, il y avait tout de même un pas qui aurait pu inspirer une légère hésitation. Le Moderne n'hésite pas, justement. Il plonge avec ravissement dans le bain égalitaire, s'y ébroue, s'en délecte ; tout ce qui le soulage de sa puissance et de sa distinction le ravit, l'enthousiasme, il en oublie jusqu'à son nom et accueille avec reconnaissance ce qui le détruit. Le sexe était l'ultime ruse de l'histoire, nous en serons bientôt débarrassé.

Le "houspillement", le fait que les êtres humains trop nombreux se gênent, se dérangent, quand on les entasse dans des lieux exigus, le houspillement est désormais sensible à l'échelle de la planète, mais il me semble qu'une des choses qui le manifestent et en aiguisent son pouvoir de nuisance est l'indistinction, le fait que les fonctions et les rôles perdent leurs formes et leurs frontières, que tout le monde veuille se trouver chez lui ailleurs et ailleurs chez lui, autrement dit que les frontières et les limites perdent le pouvoir de protection qui leur est propre, que les chairs et les sentiments soient à vif constamment et en toute situation. "Dix-sept bisous sur le pied gauche"… Je pense aux "groupes de dix-sept" (les 17-olets) qu'on trouve dans certaines pièces de Chopin. Je me rappelle encore l'émerveillement qui fut le mien quand j'ai vu les premiers, que je pensais alors réservés à la musique d'un Stockhausen. Cependant, les groupes de 17 de la musique de Chopin ne se jouent pas comme ceux de la musique de Stockhausen. Peu importe ! Il y a un âge où l'on prend tout au premier degré, où l'on pense qu'on peut s'adresser à sa grand-mère comme à sa copine, où la distinction nous apparaît comme le comble de la fausseté, où l'exception nous semble devoir être la règle, où les nombres impairs et premiers possèdent un éclat incomparables, où l'hystérie nous semble indispensable à la vérité de l'être, où le féminin nous apparaît comme un idéal indépassable, ce qu'il est bien, puisqu'il mène à la mort de l'homme.

Martha Argerich et la vie en communauté, et les discussions toute la nuit, et l'abolition des hiérarchies, Martha Argerich et le mépris des formes et du paraître. Martha et les ados. Martha parmi les ados. Martha fille de ses filles… Martha Argerich la plus bobo des pianistes de légende, qui mange ses mots parce qu'elle n'a pas de mots et qui se laisse manger par sa fille parce qu'elle est restée une enfant parmi les autres enfants. Martha Argerich et le mensonge de la vérité, Martha Argerich et la superficialité un peu vulgaire de la profondeur à vif, Martha Argerich est une immense virtuose sans vertu, dépassée de très loin par une musicalité surnaturelle qui semble presque incongrue lorsqu'on l'entend dire : « Laisse-moi regarder les plantes. » et surtout : « Essayons de partager quelque chose. » Quand on l'entend prononcer ces mots d'une profonde malhonnêteté, on a envie de lui taper sur l'épaule, et de lui dire : « Tais-toi, Martha, je t'en prie ! Divorce d'avec tes filles plutôt que d'avec tes maris ! »