vendredi 27 décembre 2013

Épiphanie bourguignonne


Anne avait réussi, je me demande bien comment, quand on connaît mon caractère, à me persuader de tenir la partie de clavier à la messe de minuit. Je ne me rappelle plus d'où provenait l'affreux piano droit qu'on avait réussi à trouver pour l'occasion, bien sûr parfaitement désaccordé, et qui le serait bien plus au fur et à mesure de l'avancement de la soirée, puisque l'église n'était pas chauffée et qu'il faisait un froid de canard. Nous devions jouer la sonate en mi bémol de Bach, et deux ou trois petits machins, dont je n'ai aucun souvenir, destinés à accompagner tant bien que mal l'histoire, puisque le clou de la soirée était la crèche vivante.

L'âne était celui d'Anne, Pompon, pas commode, le Pompon, le bœuf était une vraie vache, anonyme mais très patiente, Marie c'était Annie, la mère d'Anne, et Joseph un voisin de mes voisines passionné de train électrique. Gaspard, c'était un célèbre nouveau philosophe juif passionné de Wagner, qui avait sa maison de campagne à trois kilomètres de chez nous, Melchior, c'était le musicien qui l'accompagnait partout, et le personnage de Balthazar était incarné par la femme du philosophe qui ne quittait pas des yeux le petit Jésus, qui était son fil en bas âge, Raphaël.

Le Fils de Dieu était chaudement habillé, et très calme, mais sa mère, Balthazar, une belle et grande brune aux yeux noirs, était très nerveuse, trop nerveuse. Je ne me souviens pas de tous les détails de l'affaire mais je me rappelle parfaitement que lorsqu'on a attaqué la sicilienne, madame le bœuf s'est soulagée d'une large bouse fumante qui a donné un fou-rire à Joseph et à Marie, tandis que le curé se précipitait dans la sacristie en maugréant qu'il le savait bien. Il faisait tellement froid que la flûte d'Anne était parfaitement désaccordée, et moi je jouais avec des gants en laine, ce qui occasionnait quelques dérapages mal contrôlés qui étaient les cadets de mes soucis parce qu'il était bien évident que tout le monde se foutait éperdument de Bach. Mais j'oublie l'Étoile, une ravissante blonde emmitouflée dans un grand châle blanc, à l'air extatique, assise sur un pouf doré, en cuissardes rouges, dont j'essayais de capter le regard tout en jouant.

Nous n'avions pas terminé l'allegro final à 3/8 quand un réveil s'est mis à sonner. On a vu Marie essayer de s'éclipser le plus discrètement possible, ce qui était tout de même assez difficile étant donné que nous étions plus ou moins les uns sur les autres, autant par manque de place que pour tenter de nous réchauffer un peu. En passant près de la flûtiste sa fille, j'ai entendu qu'elle lui murmurait à l'oreille que le chapon allait cramer si elle n'y allait pas tout de suite, et la sainte Vierge de filer sans façon alors que ma soliste lui faisait les gros yeux et piquait un fard. Du coup Balthazar s'est cru autorisé à aller câliner le petit Jésus, ce qui était franchement de mauvais goût, mais au point où on en était, j'ai redoublé d'œillades en direction de l'Étoile qui semblait complètement shootée à la divine musique que personne n'écoutait sauf elle et Pompon dont je voyais les grandes oreilles remuer paisiblement. Je devais avoir le nez rouge car en me regardant elle avait un sourire un peu idiot qui flottait loin au-dessus de ses deux seins parfaitement apostoliques dont j'imaginais les tétons raidis par le froid se ramollissant doucement entre mes lèvres…