mercredi 11 décembre 2013

Carlos Kleiber, le chef absolu


Jouer du piano aura été l'une des plus grandes malédictions de ma vie. Quand je vois avec quelle facilité des musiciens peuvent accompagner les plus grands, jouer en orchestre avec des chefs magnifiques, et surtout entendre de l'intérieur un répertoire sublime, je me dis que la passion du piano m'a joué un vilain tour. La première fois que j'ai réalisé ça, c'était en 1972 je crois, à la mort de mon père. Je venais de découvrir le triple concerto de Beethoven, et je fus pris d'une exaspérante envie d'être assis parmi les violoncelles, au milieu de l'orchestre. J'étais jaloux, follement jaloux. Entendre la musique, la musique dans sa chair, l'orchestre, depuis cette place là, voilà ce dont j'avais envie.

J'ai toujours aimé diriger. Je veux dire diriger un orchestre, un ensemble de musiciens, pas des hommes. Il m'est arrivé quelquefois de le faire et j'ai à chaque fois éprouvé un immense plaisir qui ne ressemble à aucun autre. Cette sensation de faire de la musique sans la faire vraiment, juste du bout des mains, avec le bras, avec le regard, est quelque chose d'enivrant. Il y a quelque chose d'un peu vulgaire à faire de la musique à l'aide d'un instrument, sauf quand cet instrument est l'orchestre, c'est-à-dire cette chose à la fois impalpable et très concrète, faite de matière autant que d'esprit, de chair et d'affects autant que de mécanismes. Comme beaucoup de musiciens, il m'est surtout arrivé de diriger chez moi, seul, en écoutant de la musique, ou encore seul en voiture, quand la route le permet.

Regardant ces répétitions de la Chauve-Souris, je suis médusé. Je retrouve exactement mon Carlos. Argentin aussi, "génial" aussi, avec les mêmes blagues, les mêmes métaphores, les mêmes ruses pour vous faire jouer mieux, la même manière de mimer la musique, de l'expliquer par des dialogues, de la faire parler avec des mots de tous les jours, avec des gestes banals, de vous la montrer, de la convoquer, là, parmi nous, comme une amie avec laquelle on passe volontiers l'après-midi avant d'aller pleurer seul dans son lit. À croire qu'il existe un génie musical et pédagogique spécifiquement argentin, celui de ces Allemands qui parlent espagnols. Je suis tombé un peu par hasard sur ces répétitions d'orchestre de Carlos Kleiber, ce qui m'a conduit à récouter les quelques enregistrements de lui que je possède (4e, 6e et 7e de Beethoven, 4e de Brahms, Fledermaus de Strauss, 3e et 8e de Schubert, Rosenkavalier). Faites l'expérience, vous verrez, c'est radical ! Écoutez par exemple le 7e de Beethoven, et ensuite passez-vous la même symphonie par Karajan, Böhm, Furtwängler, Mazur, Walter, Klemperer, Abbado, etc. Ce n'est pas la même œuvre ! Et je ne parle pas seulement des pizzicatos de la fin de l'allegretto… (Kleiber était capable d'annuler une série s'il s'apercevait qu'on n'avait pas reporté ses coups d'archets ou ses corrections sur le matériel d'orchestre, et la phrase de lui que je préfère est : « Ne changez pas mes coups d'archet, ce sont ceux de mon père ! » C'est d'ailleurs Erich Kleiber, je crois, qui avait eu l'idée de faire jouer la fin de l'allegretto en pizzicatos, à la place de l'arco qui se trouve sur la partition de Beethoven.) Ce n'est pas la même œuvre. La matière sonore semble complètement différente. C'est un autre métal. Pourtant, il n'entre pas dans son interprétation de dimension "excentrique" qui existe par exemple chez Gould lorsqu'il joue l'Appassionata ou du Chopin. Il n'y a aucune transgression, dans la manière de faire de la musique de Carlos Kleiber. Mais écoutez ce début de l'Inachevée… Ça fait peur ! Quand on le voit diriger, je crois qu'on comprend une partie du mystère. C'est sans doute le seul chef qui accompagne ses musiciens jusqu'au bout de leur geste : regardez son bras lorsqu'il doivent tenir un accord ou faire un trémolo intense. Il ne donne pas des départs, il joue avec eux. Pas étonnant qu'ils aient tous déclaré qu'ils avaient l'impression de se surpasser quand il jouaient sous la direction de Kleiber fils ! En répétition, il est essoufflé, quand il donne des indications aux musiciens, comme s'il participait autant (et plus) qu'eux à la production du son. Crescendos, staccatos, trémolos, glissandos, portamentos, sforzatos, accelerandos, pizzicatos, les musiciens se laissent porter par l'énergie formidable de cet enfant éternel, qui n'est véritablement vivant que lorsqu'il dirige. Sa sœur disait de lui qu'il était "trop fragile". Oh comme je comprends ça ! Il faut être trop fragile pour avoir cette colossale puissance. Le trop fragile fait descendre en lui la puissance qui vient d'en haut. Elle le traverse. Son père voulait qu'il devienne chimiste… (« Un seul Kleiber suffit bien ! ») Dans la grande famille des chefs, il y a les chimistes et les physiciens. Carlos Kleiber est évidemment un physicien, même s'il possède une oreille merveilleuse de précision quant à la chimie sonore qu'il dose avec un goût très sûr. Écoutez ce son, juste, plein, doré, tenu de l'intérieur, écoutez ce phrasé à mille lieues de toute démonstration, mais terriblement imposant, noble, plein d'une grandeur sans aucune concession, on se dit à chaque fois : « Ah oui, c'est ça, Beethoven, c'est ça, Schubert, c'est ça, la Quatrième de Brahms, je comprends, non, je n'ai même pas besoin de comprendre, ça passe directement de mon oreille au centre nerveux qui était là avant moi, à ma place, de toute éternité. » Il pousse sur des leviers qui s'appuient sur des forces qui elles-mêmes produisent des réactions en chaîne qui dépassent peut-être même ce que le compositeur avait pu espérer, dans ses rêves les plus fous. Regardez-le passer en un centième de seconde d'un sentiment à un autre, d'une émotion à une autre, d'une danse à une marche, d'un geste à une idée, il est là dans chaque note, et même entre les notes, il ne lâche jamais la main des musiciens, il ne va pas d'un point à un autre point, il est dans la ligne, dans la surface, dans l'épaisseur, dans la profondeur, il est partout, même et surtout quand il fait semblant de laisser jouer ses musiciens, de les suivre, d'être étonné, d'être ravi. C'est un rythmicien stratège. "Apothéose de la danse", le finale de la Septième ? Quand c'est Carlos Kleiber qui dirige les Wiener Philharmoniker, sans aucun doute ! Quelle jouissance de passer d'un rythme à l'autre, chacun ayant son profil, sa densité, son énergie propres, écoutez ces accents, comme il les creuse, comme il les remplit, comme il bondit d'un registre à l'autre, d'un groupe instrumental à l'autre, d'une couleur à l'autre, avec cette joie enfantine qui a les accents terribles de la prescience de la mort qu'il faut tenir encore un peu en respect, ces rythmes pointés qui déchirent le temps, qui le mordent, qui électrisent la chair et la chauffent à blanc, voyez ces noirs, dans la Cinquième ! Romantique, Beethoven ? Non, c'est bien d'autre chose qu'il s'agit. Un seul chef a pu s'approcher de cette tension rythmique presque insoutenable, c'est le jeune Karajan, dans l'ouverture des Noces de Figaro, enregistrées au début des années 1950, avec Schwarzkopf et Seefried.

Si les gens savaient ce que c'est que la musique, ils se suicideraient ! Pas de quoi rire.