vendredi 27 décembre 2013

L'Alecture et le dé-lire de la liberté


Curieux : prend soin de tout ce qu'il considère. J'aime le vocable attention. Faire attention, avoir des attentions. Voir, sa-voir, savoir voir, savoir entendre, savoir écouter, perce-voir et entre-voir. Récemment, je lisais un commentaire de Robert Redeker, sur Facebook, dans lequel il expliquait que sans doute il écrivait pour apprendre à lire. J'ai trouvé ça très juste. C'est lire, le plus important, pas écrire. Les écrivains écrivent, bien entendu, mais surtout et avant tout ils lisent. Les musiciens composent, jouent de leur instrument, mais surtout et avant tout ils écoutent et ils entendent la musique. L'écriture est bien une sorte de lecture renversée qui renforce et nourrit la lecture, une restitution de la lecture permanente qui a lieu dans le corps de l'écrivain. C'est une lecture qui a cours en dehors du livre, qui en constitue la suite, le prolongement, ou la préparation, mais il ne peut pas y avoir d'écriture en dehors du dialogue avec la lettre. 

Nous sommes étouffés de SPAM. Je ne parle pas seulement des centaines de spams qui arrivent quotidiennement dans notre boîte à lettres électronique, je parle également des spams médiatiques. Chaque jour que Dieu fait, il faut désormais entendre parler de Dieudonné, de BHL, d'Arielle Dombasle, de Laurent Ruquier, de tel ou tel acteur à la mode, de tel ou tel homme politique particulièrement médiatique, de tel ou tel journaliste (qui sont le plus souvent les mêmes), et il est devenu impossible de faire le départ entre la publicité, la communication et le divertissement. On n'y coupe pas. Le SPAM est un spasme social qui confine notre être à la périphérie de la curiosité : il ne s'agit pas à proprement parler de curiosité, c'est-à-dire que l'attention et le soin ne sont ici que des moments de l'ennui recyclés par la Technique. Cette continuelle série de spasmes instantanés épuise très rapidement le regard, l'écoute et l'entendement, vide les circuits, impose une manière de couvre-feu cognitif. L'amnésie est concrétisée, matérialisée, consolidée. Là où le livre et la lecture entretenaient une forme de bénédiction active et productive, les orgasmes à répétition du Numérique diffusent un voile qui stérilise la conversation que l'être parlant peut entretenir avec lui-même. La chaîne est rompue, le lien est factice, qui annihile le processus mémoriel qui seul permet à l'homme de se construire dans la durée, le réseau est un théâtre dans lequel les acteurs sont des momies qui n'occupent que des places, qui produisent des effets sans causes et des causes sans effets. Faites-en concrètement l'expérience : vous pouvez, avec un peu de pratique et d'astuce, et sur n'importe quel sujet, vous instituer expert d'une discipline, en deux demi-journées, si vous cliquez correctement. Bien sûr, il ne vous en restera strictement rien, deux jours plus tard, mais peu importe, vous aurez acquis une place, et parfois le salaire et la considération qui vont avec. 

Tout ce que je décris là est très exactement le contraire de la lecture, et c'est la raison pour laquelle elle est désormais haïe avec une intensité terrifiante, et la musique avec elle, art du temps et de la durée. Nous sommes désormais dans cette situation inédite : « On supprimera la Foi Au nom de la Lumière, Puis on supprimera la lumière. » Un monde des ténèbres (sans ombres) éclairé a giorno : ce qu'on pourrait appeler la porno-culture, l'ère où le soupçon généralisé efface la pudeur et l'intimité, la possibilité de la transmission et celle de la vie civile. Ma vie sans moi, comme dirait Armand Robin, déjà cité.

Quelle humiliation, d'être, jour après jour, heure après heure, soumis à l'irréfragable acide publicitaire ! « Mieux vivre son argent ! », « La meilleure mutuelle », « Maigrir sans efforts », « Rencontres choisies », « Des révélations sensationnelles », « Viagra, Cialis, Lexomil, Xanax, Prozac », « Comment jouer en Bourse ? », « Comment ne pas payer d'impôts ? », « Une réserve d'argent ? », « Une cougar près de chez vous », « Un cambriolage toutes les 37 secondes », « Infidèle et épanoui », « Le Nouvel Observateur », « Tour de taille », « Alerte Le Monde », « La Redoute par Mon Club Privé », « Place des Tendances », « MacWay », « Santé Nature Innovation », « Café Coton », « Demande de prêt », « Valse des prix », « Aide financière », « Liquid Stock », « Carte Zéro », « VistaPrint », « ParuVendu », « Je Compare ma mutuelle », « Assurance Maladie par Casting Deal », « Commande du 23.12.13 », « ShopZeDeal », « Validation de votre participation », « Offrez un iPod », etc. Et chaque heure qui passe c'est au moins ça !

Mieux vivre son argent ??? Et c'est à moi qu'on vient dire ça ??? Et mieux vivre son absence d'argent, personne ne pense à me le proposer ? Mais quelle bande d'ignobles connards ! Rien que de penser à cette expression d'une vulgarité inouïe : « Vivre son argent » me rend malade. Et toi, Anatole, tu le vis bien, ton argent ? Ouais, pas trop mal, on va dire. Mais c'est du boulot ! Et, tous, nous sommes assommés de cette montagne de spams, chaque jour. Si je pars une semaine de chez moi, sans relever mon courrier électronique, quand je rentre, j'en ai pour deux à trois heures pleines à trier et à jeter cette cochonnerie. Plusieurs milliers ! Il suffirait de faire payer un centime le mail pour en être définitivement débarrassé, des spams, mais il semble bien que c'est trop simple, personne n'en veut, de ma solution ! On préfère continuer avec cette soupe de merde qu'il faut avaler chaque matin, c'est tellement plus drôle ! Tout le monde affiche fièrement sur sa boîte à lettres postale : "Pas de publicités. Merci !" Alors qu'il y en a trois par jours au maximum, vite jetées, et qui peuvent au moins servir à allumer un feu, mais personne ne trouve à redire aux centaines de réclames vicieuses qui nous arrivent chaque jour par voie électronique, qui nous prennent mille fois plus de temps ! Faut croire que les gens s'emmerdent ! Préfèrent éplucher leurs spams bien consciencieusement que de lire trois pages des Notes intimes de Marie Noël.

« J'ai lié son corps, sa boue, comme ceux de toutes créatures à la nécessité universelle de la matière, mais mon Souffle qui souffle où il veut, quand je le lui donnai, était-ce pour l'enchaîner ? »
La curiosité doit s'appliquer à toute chose digne d'être considérée, et passer sur le reste, l'ignoble. Mais chacun est libre de s'enchaîner lui-même.