mardi 31 décembre 2013

Alma


Cette nuit j'ai vu Alma. Alma Schindler, celle qui deviendra Alma Mahler. Je n'en revenais pas. Je ne savais pas qu'elle avait été filmée, en compagnie de sa fille Anna, le sculpteur. On est toujours bouleversé par ces images qui ont traversé le temps. Celle qui a connu et a été aimé de Gustav Mahler est là, sous mes yeux, elle joue du piano, elle parle à sa fille… Ces quelques images ont été filmées en 1958, et comme Alma Mahler est morte en 1964, je me dis que j'aurais pu la croiser, que j'aurais pu lui jouer une valse de Chopin. Quand les temps anciens reviennent ainsi à la surface, alors qu'on ne s'y attend pas, c'est comme si la terre s'ouvrait, et que le temps lui-même vacillait sur son axe. Un instant, on entrevoit un autre monde, cet autre monde qui enrichit le nôtre, qui seul le rend intéressant, digne d'être connu. On est en présence de l'Interdit par excellence, celui qui empêche l'homme de retourner sur ses pas, et c'est sans doute cette impossibilité fondamentale qui est la source de tous les arts et de toutes les aspirations sublimes.

Quand j'avais vingt ans, j'étais plus ou moins amoureux d'Alma Mahler. Je trouvais que c'était la plus belle femme du monde et j'aurais tout donné pour connaître une femme telle que celle-là. J'avais évidemment lu tout ce qu'on pouvait trouver à l'époque sur elle et son mari. J'adorais le surnom que Gustav donnait à Alma : Almschili, et les femmes en chignons, du moins celles qui avaient cette sorte d'opulence aristocratique, me rendaient fou de désir. Je pense aussi que la sonorité de ce nom : Alma Mahler, avec ces trois "a" qui revenaient de trois différentes manières, chacun avec son accent singulier, n'était pas indifférent à cet attachement un peu trouble. Je viens d'un pays qui se nomme l'Albanais. Je suis né près d'Albens et d'Albi, à Rumilly, Rumiliacum in Albanesio. Alba, albe, la blanche, entre le "b" et le "m", peu de différence, d'un point de vue acoustique. Alma Mater, la mère nourricière, la mère blanche, la Vierge, celle qui se sacrifie pour que son mari compose sans être dérangé, celle qui renonce à ses talents pour faire fructifier ceux de son époux, l'enfant mort, j'imagine que tout cela était un peu mêlé dans mon esprit, quand j'ai découvert la musique de Mahler, grâce à mon Maître bien aimé, dont Alicia, l'épouse, s'était sacrifiée corps et âme au travail de compositeur de celui-ci. Ce n'est pas tout à fait vrai que j'ai découvert la musique de Mahler à cette époque là. Je connaissais déjà les Kindertotenlieder, justement, et la Cinquième, que je n'aimais pas beaucoup. Mais c'est vraiment avec la Deuxième, analysée par Carlos, que j'ai entendu pour la première fois Mahler. Non seulement j'ai découvert la musique de Mahler, mais aussi le monde de la symphonie, je veux parler de ce monde bien particulier et assez restreint des "compositeurs de symphonies", celui des Beethoven, Bruckner, Sibélius, Mahler. On aurait envie d'y faire entrer Mendelssohn, Brahms et Schumann, mais quatre ou cinq symphonies, ce n'est pas assez. Il faut qu'il y ait un trajet, sur une vie entière, une construction, étape par étape, d'un monde qui se suffit à lui-même, ce qui n'est pas le cas de ces trois-là. La Résurrection gardera à jamais cette place, la première, même si ce n'est plus aujourd'hui ma symphonie préférée parmi celles de Malher. Il est tout de même incroyable que ce soit cette symphonie là, qui traite de ce sujet là, qui m'ait permis d'aborder ce continent dont je ne suis plus jamais revenu.

J'ai aimé Mahler contre mon père, qui trouvait cette musique vulgaire (à l'époque, cette opinion était assez courante). Je pense que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait fini par l'aimer, mais je ne pourrai jamais en être certain. Toujours cette lancinante et vertigineuse question : est-ce que les morts continuent à changer au-delà de la mort, ou même, est-ce qu'ils changent radicalement, sont-ils autres, tout autres, dès la mort, ou bien celle-ci les figent-elle dans une éternité terrible ? Comment répondre à cette question sans éviter la poltronnerie et l'égoïsme des vivants ? Il est aujourd'hui très courant d'aimer à la fois Wagner et Mahler, mais il ne faut surtout pas oublier qu'il s'agissait presque d'une impossibilité radicale il y a seulement soixante ans. Le même phénomène avait eu lieu un peu plus tôt avec Brahms et Wagner. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts de la modernité, et il est devenu possible d'aimer à la fois Mozart, Wagner, Brahms, Mahler ET les Beatles et Claude Nougaro… Enfin, du moins pour certains… Quant à nous, c'est et ça restera : plutôt crever ! Georges de la Fuly, plutôt mort que sympa, plus que jamais !

Dans les commentaires d'un blog qu'on lit souvent, on trouve ceci : « mais son rôle principal est compagnon, il aurait accepté mes choix. » "Compagnon": voilà ce que les nouvelles femmes ont fait des hommes, des compagnons qui acceptent leurs choix. Il va sans dire qu'on n'appartient pas et qu'on n'appartiendra jamais à ce monde-là et qu'on continuera à être en quête de notre Alma, devrait-on crever seul.