vendredi 28 juin 2013

Chamboultou, même


On connaît l'œuvre de Marcel Duchamp intitulée le Grand Verre, dont le titre original est La Mariée mise à nue par ses célibataires, même. On sait peut-être moins que cette œuvre a été inspirée à Duchamp par une attraction de fête foraine, appelée "jeu du chamboultou", dans lequel on lançait des projectiles sur la représentation d'une mariée, dans le but de faire tomber un à un ses vêtements. 

Que l'avenir est lent à venir, trouvent les progressistes de tous bords, que le futur se fait attendre ! Ce sont les enfants qui sont toujours pressés d'être à demain, d'être adultes, d'être plus vieux, d'être plus loin, ce sont les enfants qui sans cesse veulent accélérer le temps, ou le raccourcir, pour vivre — enfin ! — dans ce temps merveilleux où ils ne seront plus (croient-ils) ce qu'ils sont. Les adultes, au contraire, souhaitent dans leur très grande majorité reculer l'échéance, ralentir le déroulement des opérations, repousser l'inéluctable (dont ils ont conscience, eux), prendre leur temps, remettre à plus tard, différer. L'enfant est un in-différent, il ne fait pas de différence entre son être et le temps, il habite un monde à une dimension qui ne lui permet pas encore d'éprouver la moindre distance d'avec lui-même, à la différence de l'adulte qui a mis entre soi et soi une fine et insondable épaisseur de temps, qui habite ce pli singulier qui lui permet de se voir agir et penser, qui lui permet de distinguer, c'est-à-dire d'introduire un dénivelé entre être et temps. 

Les progressistes sont des enfants. Ils veulent sans cesse et au plus vite faire tomber la robe de la mariée, voir ce qui se cache au-dessous, ils veulent y être avant l'heure, à toute heure. Chamboulons tout, vite, encore et toujours, pour voir ce qui adviendra, qui sera forcément mieux que ce qui est, que ce qui nous échoit, que ce qui nous est destiné. Et après le chamboulement ? Recommençons, forcément ! Oui, mais si la mariée est déjà nue ? On lui arrachera les yeux, les bras, les jambes, on en reconstruira une autre, de zéro, nous avons les plans, nous avons les ordinateurs, tout est prêt pour les travaux perpétuels. Le progressisme, c'est la Cité en travaux perpétuels, les trottoirs défoncés et les marteaux-piqueurs hurlants comme utopie in progress. Pourquoi cassez-vous sans cesse ? Mais pour réparer, enfin ! Cassage et réparage sont dans un bateau, et personne ne monte à bord. Ça s'ra bien mieux, vous verrez ! Oui, mais lendemain est toujours lendemain… Quelques passants, lassés, désabusés, fatigués, ennuyés, exaspérés : « C'était mieux avant… » QUOI ?! Chiens de contre-révolutionnaires, vous ne méritez pas d'être là demain. Ça tombe bien, nous avions prévu autre chose. Vous ne méritez pas de vivre (sic) ! Mais nous ne vivons pas, nous ne vivons plus, sous votre gouvernement, nous attendons demain pour vivre. Vous n'avez pas la foi ! Non. Vous êtes vieux ! Oui. Et vos enfants, alors ? Mais ce sont vous, nos enfants, sales gosses bruyants et qui ne voient pas ce qui est, tellement occupés à voir ce qui pourrait être. Vous êtes tristes ! Vous nous attristez, c'est vrai, car le monde appelle à l'aide et vous êtes sourds à ses plaintes. Des plaintes, des plaintes, alors que nous sommes occupés à faire la fête ! Vos fêtes sont notre enfer, votre progrès est notre épouvante. 

On voit que le dialogue n'est plus possible, entre les entrepreneurs sociaux et les conservateurs historiques, entre les toujours plus et les ça va bien comme ça, entre Chamboultou et Es ist genug, entre les mariées topless et les fiancés en carrosses, entre les femen et les homen. Accepter la donne, acquiescer au donné, remercier pour ce qui est, hériter, mais vous n'y pensez pas ! La Nature ? Fasciste ! La langue ? Fasciste ! La sexualité ? Fasciste ! La suite des nombres — car 2 vient après 1 ? Fasciste ! La Dualité ? Fasciste ! Les lois de la physique, de la chimie, de la biologie ? Fascistes, puisque ce sont des lois ! Quand donc va-t-on abolir le dimanche, au fait ? Et ne parlons même pas de l'utérus dans le corps des femmes ! De la semaine de sept jours (pourquoi sept, et pas huit, ou vingt ?) ! Du sel dans l'océan ! Des oiseaux qui volent et des poissons qui nagent (et pourquoi pas l'inverse ?) ! Le "c'est comme ça", la tradition, la décence ordinaire sont à peu près l'équivalent de "Arbeit macht frei", ou de "Deutschland über alles" chanté dans un avion de la El-Al survolant la Pologne. Et je n'ose même pas parler de l'identité… Les traditions sont toujours merveilleuses quand elles s'appliquent aux contrées lointaines traversées par les touristes, mais toujours effroyables quand ce sont les nôtres. L'identité des Tibétains est admirable et la nôtre détestable. La décence est vraiment la moindre des choses lorsque ces sympathiques touristes visitent un pays islamique mais elle est ignoble quand on prétend l'exiger chez nous. Les bobos singent du mieux qu'ils peuvent la vêture et les coutumes locales quand ils sont à l'étranger mais trouvent scandaleux qu'on ose demander aux étrangers de se comporter ici comme nous le faisons. Ils s'étouffent d'indignation si quelqu'un se permet de manquer de respect à quelque liturgie bouddhiste mais trouvent parfaitement normal qu'on entre dans une cathédrale dans la tenue avec laquelle on se rend à la plage. Ils mettent un point d'honneur à prononcer les noms des capitales étrangères comme les autochtones les prononcent, mais ils trouvent détestable qu'on reprenne ceux qui parlent mal le français. On pourrait continuer longtemps… sans aucun espoir d'ouvrir les yeux de ces aveugles par volonté. La réciprocité est un concept qui ne parvient pas à leur cerveau, ou, plus exactement, qui arrive bien à leur cerveau, mais à un cerveau amputé d'une moitié, celle qui précisément permet à un être humain de juger de la réalité avec une certaine équité, dans un certain équilibre, avec une certaine justesse, sinon justice. 

Il est assez amusant de voir la France tout récemment mise en accusation par l'Europe progressiste pour la manière dont elle traite ses opposants à la modernité, cette même Europe vide de sens et profondément défaitiste qu'elle a infligée sournoisement à son peuple. C'est Moderne contre Moderne, c'est la mariée mise à nue par ses célibataires, même. Tout ce que les progressistes ont mis des décennies à imposer à des esprits assoupis et culpabilisés se retournerait donc in fine contre eux ? S'ils avaient pu penser qu'un jour leurs propres armes seraient utilisées contre eux, désormais nus comme les vermisseaux qu'ils sont, et que cette nudité, qu'ils avaient réussi à cacher si longtemps, commence à se voir, et même à crever quelques yeux… Les démocraties européennes se sont patiemment dépouillées de leurs derniers atours, ont abandonné leurs dernières protections, avec une louche mauvaise conscience, et maintenant qu'un pauvre chiffon blanc cache tant bien que mal un sexe rabougri et honteux, l'Organe hors-sol, le Machin délocalisé à Bruxelles viendrait par-dessus le marché fesser leurs croupes déprimées ? C'est trop injuste ! Pour un peu, on en pleurerait, si notre Grand Chamboultou 1er n'était si retors et malfaisant, par delà son maquillage dégoulinant de bisous.

Le Grand Verre brisé a été rafistolé tant bien que mal, et c'est à Philadelphie qu'il faut se rendre si l'on veut le voir. L'Europe brisée ne sera sans doute bientôt plus visible que dans les livres d'histoire que personne ne lit plus.

(à Michel Gandilhon)