samedi 23 février 2013

Au Front

C'est la guerre. Chaude ou froide, c'est la guerre. D'un côté Marilyn, de l'autre Emil. Un Gilels qui, curieusement, ressemble énormément à Gould, à cette époque-là, jusque dans sa manière de faire semblant de bâcler le prélude de Rachmaninoff (un de ses bis favoris) qu'il joue devant les soldats, devant les avions, devant les chars, devant la mort. Son piano comme un tank, un tank dont il est le conducteur imperturbable et dominateur. Est-ce que les soldats soviétiques auraient préféré voir et entendre la blonde icône ? C'est probable. Est-ce que les Américains auraient aimé écouter Gilels et Rachamaninoff ? Pas sûr. Le fait est que ça s'est passé comme ça. Le monde est ainsi partagé, l'a été. À l'Ouest la chanson et le sexe, à l'Est, l'art à son plus haut. On peut également faire une autre découpe : les Nazis aussi aimaient l'art le plus exigeant. Du côté du Goulag et des Camps, la haute culture, du côté de la démocratie, la chanson, le "spectacle". D'un côté le Sympa, de l'autre le Sérieux. D'un côté les corps qui veulent se toucher, les plages, de l'autre Franz Schubert et la syphilis, le Rhin.

On se doute bien que je ne vais pas reprendre ici l'argument stupide qui voudrait que la haute culture mène à à l'Horreur, mais on ne peut pas non plus ignorer les faits. Nous étions émus, dans notre enfance, dès qu'il était question de l'Armée rouge, parce qu'ils savaient chanter, et que nous avions vu des images comme celles-ci, où de simples soldats écoutaient de la musique avec cet air de sérieux et de respect qui nous imposait en retour une émotion respectueuse. Au-delà de la propagande, il y a cette volonté russe de garder Rachmaninoff, Mozart, Beethoven, et Neuhaus au Conservatoire. Vitrine, peut-être, mais on peut choisir de mettre autre chose dans la vitrine, comme le prouvent ces images. Malgré tous les programmes, malgré tous les principes, malgré la foi, et malgré eux, sans doute, les Soviétiques n'avaient donc pas tout jeté, la tabula rasa restait une idée qu'ils savaient fantasmatique — ou au moins partielle, ce qui l'invalide en tant que telle. 

On est là en terrain glissant, comme aiment à le rappeler les hyper-modernes. Tant mieux. Tout ça n'existe pas, ou pas ainsi qu'on le croit, rien de la subtilité et de la nuance d'un monde disparu à jamais ne pourra plus se dire dorénavant. Peut-être dans un siècle… Il faut choisir son camp (c'est le cas de le dire), il faut opposer, il faut comparer, vérifier mais surtout il faut affirmer. Les uns vous disent 6 millions de morts, les autres 100 millions, les uns vous parlent du fascisme, qu'ils confondent avec le nazisme, les autres du bolchévisme, les uns parlent des Camps, les autres du Goulag, des famines, des massacres, chacun veut anéantir le mal de l'autre par celui qu'il a choisi d'élever au rang de Mal suprême. Il est devenu inutile d'essayer de parler de tout ça, on tourne en rond, plus les discours et les livres s'ajoutent les uns aux autres, plus la vérité s'éloigne de nous. Peut-être est-elle perdue pour toujours, c'est possible. Voir un Nicolas Demorand, par exemple, répéter, la voix rauque, par cinq fois, que : « JAMAIS » il ne votera Marine Le Pen, est édifiant, à plus d'un titre. Le type a choisi son camp, vous comprenez ? Enfin, il n'a rien choisi du tout, précisément, mais l'important est de l'affirmer, bien haut, bien fort, et si possible devant une caméra. Il suffit d'un certain sourire, d'une certaine voix, pour que l'automate terrifiant sorte de dessous l'habit, montre sa petite figure étroite et métallique, et nous fasse comprendre qu'il est devenu totalement inutile de croire ici confronter des opinions, des savoirs, des convictions, des faits. Il ne s'agit aucunement de cela. Des méchants s'affrontent, des mécanismes sont confrontés, des religions, des chapelets, des réflexes, des discours, des postures, mais jamais, jamais, jamais, la vérité profonde et complexe qui a fait vivre ou mourir ces millions d'êtres humains qui nous ont précédés dans le terrible XXe siècle, je parle donc de mes parents et des parents de mes parents. Il y a des jours où je me dis que j'aurais voulu être l'ami d'un Nazi ET d'un Bolchévique, d'un de ces hommes, sous l'uniforme, que j'aurais voulu les connaître, leur parler, partager leurs journées, savoir un peu, un tout petit peu, car je me sens de plus en plus accablé par le Discours obligatoire, par le sauf-conduit moral que chacun désormais se croit obligé de présenter avant-même qu'on lui demande quoi que ce soit. On a l'impression qu'être moderne, dans le XXIe siècle commençant, consiste avant tout à prendre position. Les positions étaient sociales, naguère, elles sont maintenant morales. Les mots mentent. Les mots mentent naturellement, alors quand, en plus, ils sont chargés à bloc de religiosité morale (je parle bien entendu de la terrible pseudo-morale qui est en train de nous tuer à petit feu), ils deviennent de véritables poisons, ils sont pires que la mort, ils sont de la mort par-dessus la mort, de la mort en avance sur la mort.

Voyez Gilels jouer devant ces soldats, au front. Vous le croyez idiot, Gilels ? Et Richter jouant aux funérailles de Staline, vous le croyez débile ? Vous pensez réellement que des artistes de cette trempe n'ont pas un rapport étroit avec la Vérité, avec la Morale ? Écoutez Oïstrakh jouer Liebesleid, de Kreisler, si vous en êtes capables, et essayer d'entendre le vieux monde qui frémit, malgré le canon, malgré la brutalité inouïe des hommes, les hommes qui — faut-il le rappeler ? — ne sont pas meilleurs, ni plus doux, aujourd'hui, eh non ! Écoutez-les, au lieu de les juger sans cesse, du haut de votre minuscule présent, déjà vieilli, déjà en retard, jamais à l'heure. Essayez de reconnaître leurs voix, d'observer leurs gestes, de comprendre leurs peurs, d'épouser leurs désirs, au lieu de les épingler bêtement dans vos livres d'images d'une pauvreté affligeante.

Mais je ne me fais aucune illusion. Aussi vais-je me taire, et le plus définitivement possible. Sur ce sujet, comme sur bien d'autres, il vaut mieux se taire, il vaut mieux écrire de la musique, il vaut mieux parler une langue étrangère, il vaut mieux parler aux morts qui sont plus vivants que les vivants.

Le « Jamais ! » de Demorand signifie avant tout : « Taisez-vous ! » ou plutôt : « Je parle par-dessus votre voix, je vous fais taire. » et l'on reconnaît là les manières des fascistes old style, qui avaient la voix puissante et la mâchoire proéminente. Il ne faut pas contredire les Demorand, on ne contredit pas des caricatures au ton objurgatif : «  Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez Libé ! Lisez Libé ! » Lire Libé ? Aujourd'hui ? Aujourd'hui ? Aujourd'hui ? Aujourd'hui ? La répétition… Comme au bagne, comme au bagne, comme au bagne. Il y a des manières qui en disent mille fois plus long que les discours les mieux argumentés. Il souffle autour des Demorand de notre siècle une bise kafkaïenne, concentrationnaire, pénitentiaire, sibérienne.

Lire Libé, aujourd'hui ? Et puis quoi encore ? Pourquoi ne pas écouter Demorand et du rock, pendant qu'on y est !

C'est toujours la guerre !