mardi 26 février 2013

Je ne sais ce que je vois qu'en travaillant



« Il me semble qu'avant je ne t'aimais pas.
— Avant ?
— Avant ta mort. »

« Vous pouvez voir des excroissances qui se sont développées au niveau de la blessure. » Sonate pour violon seul de Béla Bartók. « Pour ma part, durant ma vie entière, en tout lieu, en tout temps et de toute façon, je veux servir une seule cause, celle du bien de la patrie et de la nation hongroise. » Il vaut mieux ne pas imaginer un compositeur contemporain qui tiendrait ce discours. Bartók a recueilli les chants des paysans magyars. Vous imaginez un compositeur qui aujourd'hui irait recueillir les chants des paysans de la Beauce ? Messiaen, plus prudent, s'est contenté de recueillir les chants des oiseaux du Dauphiné. Menuhin lui a commandé la Sonate. La rencontre du nationaliste et du Juif. Aucun problème. C'est nous qui les opposons, aujourd'hui, mais ils auraient été bien étonnés de l'apprendre. On dit "l'école hongroise", comme on dit "l'école française". Ça tombe bien, il n'y a plus d'école, il n'y a plus de France, il n'y a sans doute plus de Hongrie. Il reste la sonate de Bartók, il reste les enregistrements de Menuhin, il reste même le quintette avec piano de 1904. Si nous allions dans la Beauce recueillir les chants des paysans (à imaginer qu'ils existent encore, les paysans), cela donnerait des chansons américaines, dans le meilleur des cas. Les plus "révolutionnaires" de nos grands musiciens d'un passé récent étaient aussi les plus attachés à leur origine, à leur nation, à leur patrie, à leurs traditions. Leur nation, leur patrie, leurs traditions, étaient pourtant encore vivantes, à leur époque. Ensuite quoi ? Ensuite il y eut nous, qui n'avons eu de cesse de haïr notre nation, notre patrie, et toutes nos traditions. Maintenant qu'elles sont mortes, toutes, nous nous apercevons que nous les aimons d'un amour bien plus fort que notre haine. Et même… que nous les aimions. L'amour et la haine étaient concomitants, indissolublement liés ; il n'y a que le temps qui a su nous révéler la face cachée de notre haine commode. Comme souvent, les sentiments insincères étaient les plus haut portés, les plus viscéralement revendiqués. Pour un peu, nous serions morts pour que l'on nous croie. Les menteurs sont toujours les êtres les plus sincères, et ce sont toujours les idées des autres que nous faisons nôtres avec le plus de courage. Quelle affreuse banalité ! Quel conformisme bête et déchirant, dans son opiniâtreté belliqueuse et pathétique. Est-ce du temps perdu ? Oui et non. Ce temps enroulé sur lui-même, ce temps qui semble faire du sur-place, je ne peux pas tout à fait le considérer comme du temps perdu. Toutes les adolescences arrêtent l'Histoire. C'est à l'adulte de remettre le temps en route. Le problème de notre temps est que l'adolescence est le seul âge restant. Tous les autres ont été relégués. C'est notre génération qui a inventé l'adolescence, mais ce que nous ne savions pas, c'est que nous serions pris au sérieux, à ce point. Les excroissances au niveau de la blessure ont annulé la plante, ont terrassé et les chênes et les roseaux, il n'y a pour s'en persuader que de regarder de l'art contemporain ou de voir les monstres qui peuplent nos rues. Nous ne rions plus avec nos muscles zygomatiques, mais avec nos nerfs rhizomatiques, le nœud, le bulbe, la tumeur pâle, le "chantre mou" (comme dit mon voisin), sont les obésités ordinaires qui donnent le la, et ils nous viennent directement du temps de l'adolescence, cet âge où l'on devient mou, gras, boutonneux, et ridicule. Une époque qui ne connaît plus que ce canon-là ne peut qu'inspirer le dégoût et la pitié. L'adolescence est la période de la vie où l'on est le plus proche de la mort. Nervosité, mollesse, complexes, hésitations, paresse intellectuelle, pose, mimétisme, horizontalisme compulsif, idées de suicide, fragilité maladive, si c'est un passage, ça va… « Je ne sais ce que je vois qu'en travaillant », disait Giacometti, et l'adolescent est celui qui, littéralement, attend que la compréhension du monde vienne à lui. On ne voit quelqu'un que lorsqu'il s'éloigne, c'est-à-dire au moment où l'on peut enfin le voir dans son ensemble. Aimer et voir, aimer et entendre, aimer et toucher sont des actes similaires, si l'on est vivant, réellement vivant, ce qui signifie être à la fois là, et bien là, et dans le passage du temps. Le monde ne vient pas à soi, pas directement. Il ne se donne pas. Il faut aller le chercher, c'est ça, le travail. « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant même, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera. » Remets-moi en route, il me semble qu'avant je ne m'aimais pas. C'est comme ça que ça ne s'arrête jamais. C'est un travail. Aller chercher le monde jusque chez les morts ? Mais où donc, sinon ? Savoir ce que l'on voit, voir ce que l'on sait. « Car tu ne m'abandonneras pas. » Qu'est-ce que tu cherches dans la Bible ?

(…)