dimanche 30 juin 2024

Nuages

 

Plus j'avance en âge plus la musique pour piano de Debussy me fascine. Je découvre bien tardivement que je n'en avais pas pris toute la mesure, même au temps où j'avais le nez et les doigts dans les partitions. Debussy est vraiment un cas à part, dans l'histoire de la musique. Il est autant musicien que… Que quoi ? La tentation est grande de répondre « peintre », mais c'est un peu trop rapide et trop peu dire, même s'il est indéniable que la peinture (disons plus généralement l'image) joue un rôle énorme dans ses compositions. Toutefois, il ne faudrait pas l'exagérer jusqu'à en oublier le reste. Comme tous les génies, Debussy était bien plus que ce qu'il savait de lui. 

J'écoute en particuliers ses préludes, et, dans ses préludes, la série qui va, dans le deuxième livre, des Feuilles mortes aux Fées, en passant par la Puerta del Vino. Je me rappelle très bien le jour où j'ai rapporté à la maison le coffret des deux livres enregistrés par Krystian Zimerman, au milieu des années 90. Quel choc, à son écoute ! J'avais l'impression d'entendre ces préludes pour la première fois. Il n'y a guère que la version de Michelangeli qui peut rivaliser avec celle du Polonais. Je ne sais ce qu'en aurait pensé Richter, qui était très critique de l'interprétation du pianiste italien, qu'il trouvait sèche et sans âme, mais parfaite, mais j'ai eu quant à moi la sensation de redécouvrir Debussy, de plonger dans un monde tout à fait différent de celui que je connaissais jusqu'alors. 

Le son du premier accord des Feuilles mortes, on y tombe comme dans un puits sans fond, immédiatement happé par un mystère insondable — il est absorbé par lui-même. Et cette impression est redoublée, encore augmentée par la distance incommensurable qu'on éprouve, physiquement, entre le premier et le second accord. Ce n'est même plus de l'ordre du rythme, ou du tempo, ou du rubato, ce qu'on ressent dans cet enchainement, dans cette attente, c'est la suspension du temps et l'annulation de la durée, c'est l'infini vertige qui nous sépare de l'autre quand on croit le toucher. J'ai écouté ce commencement par Samson François, Michelangeli, Pollini, Pierre-Laurent Aimard, Arrau, et à chaque fois j'ai trouvé ça presque banal. Il aura donc fallu que ce soit un Polonais, “spécialiste de Chopin”, qui trouve la sonorité et l'attaque et l'agogique qui rendent pleinement justice à cette musique stupéfiante qui n'a aucun équivalent dans la tradition occidentale. Le poids de chacun des doigts dans leur disposition horizontale, qui fait que l'accord semble joué par la main, et non plus par les doigts, la matité minérale de la sonorité, font résonner ces accords en nous comme des cloches mentales qui viennent du plus profond de notre être. Quand Zimerman joue ce prélude, il ne joue pas du piano, il joue de l'esprit, il met en résonance nos organes. Quant à la Puerta del vino, n'en parlons même pas ! Michelangeli semble jouer ça au sortir d'une mauvaise sieste, ses mains pèsent des tonnes, il semble avancer dans une glu épaisse, Pollini arrondit le tout de legato, gomme toutes les arrêtes, ses personnages n'ont aucune tenue ; Arrau semble maladroit comme un ivrogne qui essaie de marcher droit sous le regard de l'agent ; Pierre-Laurent Aimard n'a pas l'air de savoir où il se trouve, ni qui il est, et c'est encore Samson François, habitué aux improvisations et aux danses d'arrières-cuisines, qui tire le mieux son épingle du jeu. Zimerman, lui, dressé sur la quinte aride et tendue qui refuse de céder, à la verticale de l'instant brûlant, se tient droit dans les angles du désir jusqu'à frôler la folie de l'ultime abandon. C'est ardent, sanguin, orgueilleux, d'une grâce noire et désespérée, tracé d'une pointe sèche faisant jaillir des étincelles de la pierre et du ventre de la danseuse en sueur. Mais l'art de Zimerman n'est pas circonscrit à chaque prélude, il est aussi dans leurs contrastes, dans leurs relations et dans leurs échos clandestins. L'indicible et le croquis saturé de noir ou de lumière sont liés par des sonorités d'une beauté inouïe qui plongent directement dans notre réseau nerveux tendu à l'extrême. La peau de “l'impressionniste Debussy” est retournée jusqu'aux muqueuses, et c'est autrement intéressant que l'éternel pastel fumeux dont souvent on badigeonne paresseusement sa musique en prenant des poses de jeune nymphe endormie. 

Debussy n'aime que « l'innocente grammaire » et le jeu, certes, mais les « touches délicates reliées par un lien mystérieux » n'ont jamais signifié le renoncement à la précision et parfois à la morsure d'un trait de feu. Ne pas s'interdire la brûlure et la plaie par manque d'imagination ou par conformisme ! La plume trace et perce tout à la fois, même si elle laisse sourdre une encre qui trouble la lumière, et même si les traces que le compositeur dispose dans le temps avec la science d'un jardinier quantique sont toujours éphémères, elles peuvent nous ronger longtemps et profondément, comme ces nuages qui passent avec une lenteur irréelle. 

Debussy dit très souvent les choses deux fois, comme pour nous faire sentir que la réalité ne peut se déchiffrer qu'en superposant deux images qu'on croit identiques ; c'est dans leur infime dissemblance qu'un sens vient à nous, donné par le temps et la perpective sonore : plus la nuance est fine, plus elle signifie et met en branle en nous un mouvement qui nous surprend et nous transforme. L'émotion si singulière que suscite sa musique vient directement du mouvement qu'il sait faire naître dans notre corps plus que dans notre esprit. Dans notre chair, des fées légères poussent doucement des eaux délicates qui franchissent des frontières dont nous ne soupçonnions même pas l'existence.