— Dépenses en assurances (pour les voitures) : 37 500 euros (par an)
— Dépenses en parking (pour les voitures) : 90 000 euros (par an)
— Dépenses en pneus (pour les voitures) : 15 000 euros (par an)
— Dépenses en révisions (pour les voitures) : 26 250 euros (par an)
— Dépenses en "covering" (pour les voitures) : 100 000 euros (par an)
— Dépenses en PV (pour les voitures) : 9 000 euros (par an)
— Dépenses pour les "frais annexes" (pour les voitures) : 15 000 euros (par an)
Soit un total de 296 500 euros par an, seulement pour l'entretien des voitures de GMK (hors achats de voitures, donc (une dizaine par an)). Il précise que s'il habitait en France, la facture s'élèverait à 896 500 euros, à cause du prix des vignettes et du “malus écologique” (60 000 euros par voiture neuve achetée). Tout cela n'est que le budget alloué aux voitures. Celui des montres est encore plus affolant (du moins pour un pauvre comme moi).
Il ne s'agit pas ici de pointer du doigt tel ou tel (je ne lui en veux pas du tout de dépenser son argent), mais seulement de montrer, très concrètement, ce que signifie "être riche", aujourd'hui. Et encore, je vous ai épargné le budget de ses autres « passions »… GMK est plutôt un gentil garçon, assez généreux (il donne facilement), et il ne fait pas du tout partie des “très riches”. Disons qu'il est “très à l'aise”. Seulement, lui, il le montre sans fard et très honnêtement, avec force détails, c'est pourquoi je l'ai pris en exemple. Il a un côté naïf qui le rend sympathique, malgré ses goûts de chiotte. Je ne refuserais pas de passer une soirée avec lui, si l'occasion m'en était donnée, car je pense qu'il a ce qu'on appelle un bon fond. On peut, et c'est mon cas, être consterné par le mauvais goût et l'absence totale d'imagination de ces gens, mais là n'est pas mon propos. Disons qu'il se situe entre deux mondes. Il lui arrive d'ailleurs d'en parler avec pas mal d'à propos et plus de finesse qu'on pourrait le penser. Il n'est pas si bête qu'il en a l'air.
Je trouve qu'il faut être concret, dans ces affaires-là. On parle toujours de l'argent et de la richesse (et donc de la pauvreté, par contraste) d'une manière très abstraite, trop abstraite, sans savoir de quoi il retourne concrètement. Jamais l'écart entre les “très riches” et les pauvres n'a été aussi grand. Il faut se rendre compte de ce que cela signifie exactement, si l'on veut comprendre ce qui peut se passer dans l'esprit de ces nouveaux milliardaires dont nous entendons parler toute la journée, et chez lesquels nous avons ouvert des salons, sur Internet, si l'on veut surtout comprendre qu'entre eux et nous, la séparation est consommée. Quand on est plus riche qu'un État, on n'appartient plus au même monde que ceux qui se font encore appeler “citoyens”, ce vocable provincial montrant ici ses limites. On ne peut même pas leur reprocher de ne pas se sentir solidaires des vieilles nations dont ils sont les rivaux. Ce mot n'a plus de sens, pour eux. Nous habitons la même planète, c'est à peu près tout.
Bien sûr, ce ne sont pas tous des psychopathes dangereux, comme peut l'être par exemple un Bill Gates, mais tous ils ont en commun de ne plus pouvoir penser comme nous. Même s'ils le voulaient, ils ne le pourraient pas. Et il est assez naturel qu'ils aient des projets qui soient radicalement en contradiction avec ce qui nous paraît relever du sens commun ou du bien commun. Ils s'octroient des droits (et des devoirs (et c'est sans doute le pire)) qui nous paraissent exorbitants simplement parce que nous ne voyons pas ce qu'ils voient. À cet égard, il pourrait être intéressant de comparer deux milliardaires américains qui ont eu des vies en quelque sorte parallèles, à la fois très similaires et très dissemblables, deux frères ennemis de la Silicon Valley, Bill Gates et Steve Jobs. Ils auraient dû être proches, mais Steve Jobs a eu un destin bien plus intéressant et tragique que son rival. Sa maladie, comme cela arrive souvent, a semble-t-il eu sur lui l'effet d'une prise de conscience ultime qui éclaire sa vie, rétrospectivement, d'une lumière toute différente et assez touchante. La force de l'habitude et du conformisme est telle qu'il faut presque toujours des événements ou des circonstances d'une violence formidable pour que nous changions de regard sur nous-mêmes et sur le monde. Nous nous agrippons à nos représentations mentales avec l'énergie du désespoir, toujours persuadés qu'en dehors de celle qui est en cours il n'est point de salut, jusqu'au jour où la force des choses nous prouve qu'il existe une autre réalité tout aussi valide, sinon plus. L'imagination n'est pas le fort de l'homme, et la paresse mentale est invincible chez la plupart d'entre nous ; c'est ce qui rend la maladie et la souffrance si déterminantes dans la vie d'un homme.
Je suis très frappé de voir que lorsqu'on interroge des gagnants au Loto ou à l'Euromillion, la première chose qu'ils font, dès qu'ils touchent leur chèque, est de changer de voiture. C'est la toute première idée qui leur vient à tous, sans exceptions. Ensuite seulement arrive la maison, et les voyages. Ah, ce n'est pas une sinécure, de dépenser de l'argent, contrairement à ce que croit Mme Michu. Il faut se creuser la tête ou il faut prendre exemple sur ceux qui ont l'habitude. Il est d'ailleurs très intéressant d'écouter les conseils avisés donnés aux nouveaux riches par la Française des jeux. Là aussi, le manque d'imagination est révélateur. Comme le dit Nicolás Gómez Dávila, les riches d'aujourd'hui ne sont que des pauvres avec de l'argent : ils continuent, même avec un compte en banque très substantiel, à être pauvres. Il faut toute une vie pour devenir riche, et même plus d'une vie, il faut plusieurs générations pour l'être vraiment — c'est-à-dire le temps d'oublier les moyens par lesquels on l'est devenu. L'expression « nouveau riche » qui avait cours dans mon enfance, avec une connotation très péjorative, dit très clairement la réalité des choses. Un nouveau riche est forcément un pauvre avec de l'argent, un pauvre qui ne sait pas quoi faire de son argent, et qui se signale par cette maladresse en quelque sorte congénitale, héritée. La discrétion fait partie intégrante de la vraie richesse, mais la discrétion ne s'apprend pas avec des tutos ou du coaching. C'est ce que nous nommions distinction, dans le monde qui m'a vu naître. Les montres (montrer) et les voitures vont à rebours de cette manière d'envisager la vie, puisqu'elles sont précisément une façon de se signaler au regard d'autrui. Georges Maroun Kikano (plus de deux millions de followers sur Youtube), par exemple, se signale beaucoup. Il se signale par ses voitures, par ses montres, par ses vidéos Youtube, par ses tatouages, par ses muscles, par son vocabulaire et par sa corpulence. Ce n'est pas un mauvais bougre, mais il n'existe que par la « montre », par le fait de se montrer ; c'est, au sens premier, un monstre, mais un monstre gentil. Il me fait un peu penser à Gwynplaine, le héros de L'Homme qui rit. Ses voitures, par exemple, ne le signalent pas seulement par leur aspect, ni par le prix exorbitant qu'elles portent pour ainsi dire sur le capot, mais aussi et peut-être surtout par le boucan qu'elles font. Pour la confrérie des passionnés de bagnole, le hurlement est peut-être l'élément le plus flagrant, en tout cas celui qui génère le plus de jouissance : il est le signe qui s'impose au public-malgré-lui avec une brutalité de bête, de prédateur, et il est évident qu'il ne s'agit pas du tout d'un hasard. Le bruit est la manifestation simpliste de la testostérone qui cherche à s'imposer sans avoir recours à la violence. Il faut avoir été près de l'une de ces voitures, quand elles produisent ce type de tapage, pour savoir ce qu'il peut avoir d'effrayant quand on ne s'y attend pas. Ce n'est pas anodin. Moi qui n'ai que mépris pour les voitures électriques, que je trouve parfaitement stupides et anti-écologiques, j'avoue être séduit par le seul de leurs attributs qui pourrait me les rendre désirables, le silence. Les nouveaux riches aiment se faire remarquer, il n'ont de cesse de faire en sorte qu'on les voie, qu'on les distingue, ce qui paradoxalement les fait disparaître du même mouvement (leur ôte toute distinction), car il font partie d'une théorie dont chaque membre est identique à l'autre, ce qui l'amène à chercher par tous les moyens à se faire entendre, d'où une perpétuelle et vaine surenchère. Le nouveau-riche se reconnaît à son bruit.
Le vocable « influenceur » est intéressant. Ces apprentis nouveaux-riches s'influencent les uns les autres dans un processus maniaque sans queue ni tête, chacun pensant être l'origine et le modèle alors qu'ils sont tous prisonniers d'un mouvement brownien dépourvu de sens. L'image qui illustre le mieux ce mécanisme est celle de deux jeunes enfants en maillots de bain qui se font face. La petite fille, écartant à deux mains sa culotte, le visage incliné vers son bas-ventre, montre son sexe au jeune garçon qui se penche pour regarder lui aussi, et lui tient ce discours : « Tu vois, y a rien… mais c'est avec ça que je contrôlerai bientôt ta vie. » Les influenceurs ont compris qu'ils pouvaient contrôler la vie de leurs followers en leur montrant quelque chose qui n'a jamais été là. On comprend que ça fascine tant de jeunes gens qui n'en croient pas leurs yeux. Les influenceurs sont des femmes qui jouent aux hommes, des enfants très mal éduqués qui jouent à la marchande et au docteur avec le temps et le désir des autres. Le sexe absent, ou caché, est plus attrayant que celui qui se montre dans sa simple gloire. GMK a beau faire beaucoup de bruit avec ses bolides rutilants, il n'en exhibe pas moins un vide massif. Et tous de se précipiter avec avidité dans cette béance censée les amener à la fortune et à la gloire. Il a des talents d'hypnotiseur et de bateleur, il aurait tort de s'en priver. Et puis ça occupe la jeunesse… Tant qu'elle roule en Lamborghini, ou qu'elle en rêve, elle ne lit pas Georges de La Fuly.