vendredi 31 mai 2013

« L'ignorance parle à l'ignorance »


Mauvaise humeur, ah, ma chère mauvaise humeur ! Je me demande vraiment comment je pourrais être heureux si je n'étais pas constamment de mauvaise humeur. Comment la mauvaise humeur peut être source de joie, comment elle peut faire naître un puissant rire intérieur, comment elle peut se moquer d'elle-même, mais sans jamais l'avouer, bien sûr, comment se moquer des autres peut-être le seul exutoire non contaminé et salvateur qui reste à l'honnête homme, voilà ce que persistent à ne pas vouloir comprendre les âmes perverties de l'Empire du Bien qui occupent désormais tout l'espace vital de la Cité. Comme le mépris est dorénavant le seul viatique permettant de se frayer un chemin entre les déjections de Festivus, je vais de ce pas augmenter drastiquement ma dose de mépris quotidien, au risque (ô combien enviable !) de la surdose. 

« Le nom d'Yves Bonnefoy, en tout cas, n'évoque strictement rien pour quatre-vingt-quinze pour cent des amateurs de châteaux — lesquels ne constituent certainement pas la couche la moins cultivée de la population…

(En revanche, la mention du moindre chantailleur de troisième catégorie de la variété illumine aussitôt tous les visages — là on est d'emblée en terrain familier.)

Avec la grande déculturation, l'ignorance a changé de statut. Jadis, au moins en milieu cultivé, on parlait sans tenir compte d'elle, la responsabilité de se renseigner a posteriori incombant à l'ignorant, qui s'en accommodait parfaitement. Aujourd'hui qu'il n'y a plus de "milieu cultivé", l'ignorance parle à l'ignorance. Elle est l'aune de tous les discours et quiconque s'aviserait d'en choisir une autre serait immédiatement sanctionné, médiatiquement, politiquement, économiquement. Le Monde écrit couramment le poète Victor Hugo. »
(Renaud Camus, Vue d'œil

"La responsabilité de se renseigner a posteriori incombant à l'ignorant, qui s'en accommodait parfaitement." N'est-ce pas la condition sine qua non de la culture, ou même, sans aller jusqu'à cette chose dont le mot est si contaminé désormais, du moindre progrès, de la plus petite élévation de soi ? C'est bien la raison pour laquelle il n'y a plus d'élèves… S'élever ! Mais cela signifierait donc qu'il existe encore un semblant de verticalité, ce qui fait s'étouffer de rage notre bon Festivus pour lequel l'égalité (donc l'horizontalité) est le mot et le terme ultime, indépassable, le But avec un grand B. 

Grande différence entre un dictionnaire et un "correcteur orthographique"… Qui ouvre un dictionnaire veut apprendre, qui utilise un correcteur orthographique désire seulement ne pas commettre de faute, ici et maintenant. Ouvrir un dictionnaire, c'est un geste, et beaucoup plus, c'est une démarche, c'est un processus. On entre dans le savoir, ça pèse, prend du temps, c'est un chemin. Se servir d'un correcteur orthographique, c'est à peine un clic, qui ne sert pratiquement à rien, car la juste orthographe sera oubliée à la vitesse du clic. 

Nous sommes trois à table. Mon amie, plus jeune que moi, mais tout de même à peu près de ma génération, et sa filleule, jeune femme de vingt ans, très bien élevée, jolie, distinguée, à la vie dramatiquement marquée par la mort très violente de ses parents. La conversation en vient à évoquer un "célèbre" groupe de variété des années 70 (si je me souviens bien) : ABBA. Je confesse que ce nom ne m'évoque absolument rien, que c'est la première fois que j'en entends parler. Mon amie n'en revient pas. Littéralement, elle ne me croit pas… C'est impossible, d'après elle ! ABBA, enfin, ABBA, tu sais bien, et elle se met à chantonner un air, qui lui non plus ne me dit absolument rien. On me regarde un peu bizarrement. Certainement, je cherche à me distinguer, j'occulte, peut-être inconsciemment, une mémoire que j'aurais dû, obligatoirement, avoir en commun, puisque je suis "de cette génération-là", la génération qui a forcément écouté ABBA. J'ai beau jurer sur ce que j'ai de plus cher que non, vraiment, c'est la première fois que j'entends ce nom… Intérieurement, je me dis que dans les années 70, c'était Cecil Taylor, Michel Portal, Stockhausen, le New Phonic Art, mais je ne vais pas jusqu'à prononcer ces noms, je ne veux mettre mal à l'aise personne. Bien sûr, j'avais entendu parler de Claude François, par exemple, mais je ne l'écoutais pas, je préférais la sonate en si mineur de Liszt. Bref.

Aujourd'hui, quand il m'arrive le soir à neuf heures de mettre la radio qui est censée nous parler de culture, en France, donc France-Culture, j'y entends Arnaud Laporte qui parle avec ses camarades… d'ABBA, dans leur émission, La Dispute. Ils savent tous de qui et de quoi il s'agit. C'est dans des moments comme ceux-là qu'on mesure le chemin parcouru, ce même chemin qui mène à Facebook, aussi sûrement que deux et deux font quatre, ou faisaient quatre, quand Festivus suçait encore son pouce, avant de le lever. 

mercredi 29 mai 2013

Il (ne) faut (pas) !


« Il faut traduire hybris (ὕϐρις) ! »* « Il faut se mettre à la portée des élèves. » « Il faut se faire comprendre. » « Il faut parler avec les mots de tout le monde. » 

Il faut…

Non, il ne faut pas. Non, non et non. Achetez-vous des dictionnaires, allez sur Internet, lisez des livres, étudiez les langues étrangères, écoutez parler des savants, mais fichez-nous la paix ! Démerdez-vous ! 

Merde à la fin !


(*) Entendu samedi dernier à la radio

mardi 28 mai 2013

Chanter



Mendelssohn et Krenek, quel rapport ? Entendant un peu par hasard le concerto pour violon du premier, j'ai immédiatement pensé à la troisième sonate opus 92 du deuxième. 

À chaque fois que j'entends l'ouverture du concerto de Mendelssohn, je suis frappé par la manière dont le thème commence immédiatement, sans préambule, et c'est exactement la même chose pour la sonate de Krenek, avec un caractère plus abrupt, étant donné la nature propre du thème en question. J'aime infiniment ces commencements sans chichis, sans précautions, sans rien qui vienne suggérer, donner envie, sans artifice. Quand on a un thème comme ceux-là au bout du crayon, on a envie de le faire entendre tel qu'il est arrivé, dans sa perfection inouïe

À peine est-il exposé qu'il se déploie avec le naturel de la matière vivante en train de s'ébattre comme un jeune chien qui découvre le jour (ici je pense plus particulièrement à Krenek), les gestes, les tensions et les détentes, les questions et les réponses sont tous évidents, ils ne cherchent pas la beauté, ils sont seulement et heureusement nécessaires. Le thème du concerto porte en lui plus de musique (plus de tradition, plus de mémoire), il a encore moins besoin de dire, il est issu du Chant, du chant immémorial, de ce besoin spontané et mystérieux qu'ont les hommes de chanter quand ils sont heureux ou malheureux, c'est une voile gonflée, parce que la vie est là, tout simplement. Cette qualité du cantabile irrépressible, sans avoir l'air d'y toucher, est évidemment l'une de celles qui rendent Mendelssohn si précieux, si unique. Quelle merveilleuse jeune fille est-ce là, pour être emplie d'une telle inspiration, à la fois candide et profonde, généreuse et libre, digne et élégante, grande dans sa simplicité ?

On peut mourir de nostalgie, quand on prend conscience que cette jeune fille a réellement existé, jadis. 

lundi 27 mai 2013

Absence de la musique


C'est très rare mais ça arrive. Les Fantasiestücke opus 12 de Schumann, une des œuvres de lui que je préfère, n'existent pas. Elles existent bien entendu comme œuvre, comme texte imprimé, elles existent dans ma tête, dans mes fantasmes, mais je n'ai jamais entendu de version de ces fantaisies qui me satisfassent pleinement. Il ne me vient à l'esprit, à l'instant, aucune autre œuvre du répertoire pour laquelle une semblable situation se présente. Il en existe, mais, la plupart du temps, fort heureusement, nous identifions une œuvre musicale avec l'une (et parfois même plusieurs) de ses multiples interprétations. Le terme d'interprétation, bien que juste, n'est pas pleinement satisfaisant. Ce n'est pas seulement d'une interprétation qu'il s'agit, bien qu'il s'agisse de cela pour une très grande part. Jouer les Fantasiestücke de Schumann n'est pas uniquement l'interpréter, au sens propre et inévitable (puisqu'il est manifestement impossible de jouer une œuvre de manière totalement objective (ce n'est même pas d'ailleurs qu'il soit impossible de le faire, c'est d'abord et avant tout qu'on ignore ce que pourrait bien être le fait de "jouer une œuvre de manière objective" (il m'est arrivé, dans mes moments de folie, de chercher ce que cela pouvait bien vouloir dire, en utilisant l'ordinateur (le bien nommé) pour lui faire jouer une partition à sa manière qui n'en est pas une, et je n'en ai pas été beaucoup éclairé))), jouer les Fantasiestücke consiste d'abord à les jouer, c'est-à-dire à les faire exister, à les rendre audibles, à leur donner une forme sonore susceptible d'être comprise (encore un terme qui demanderait à être défini précisément, mais ce n'est pas le moment), donc entendue, par un auditeur. C'est toute la différence avec les autres arts : n'importe qui peut prendre un livre de Heidegger en main et s'en faire une idée par lui-même, n'importe qui peut aller au Louvre et regarder un tableau de Poussin, et dire : j'aime, ou je n'aime pas. Il est possible que le lecteur ne comprenne pas vraiment Heidegger, mais il aura au moins la sensation de comprendre les phrases qu'il lit, même si elles perdent pour lui l'essentiel de leur résonances et si leur sens proprement philosophique lui semble confus ou abscons, même si, les lisant, il est en plein contre-sens. Il est probable que le contemplateur de Poussin aura l'impression de voir ce qui se trouve sur la toile, de repérer des personnages, un décor, une heure du jour et peut-être la saison qu'ils habitent, même s'il est probable qu'il passe à côté de l'essentiel. Mais si l'on met la partition des Fantasiestücke entre les mains d'un non-musicien (même mélomane), cela ne lui dit à peu près rien sur la musique dont elle est la trace écrite. Ou plus exactement, cela lui dit bien quelque chose sur la musique, cela le renseigne sur cette musique, et il y trouvera bien des détails et des motifs (surtout dans le hors-texte, dans les didascalies musicales que sont les "nuances" et autres signes d'interprétation) qu'il n'avait pas soupçonnés en tant qu'auditeur, cela lui apprendra des choses sur et autour de la musique (car une partition n'est pas que musique, elle est aussi texte, elle est aussi dessin, forme et formes, signes (certains dont je viens de parler sont dans le domaine public, sont écrits "en français")), mais il ne l'entendra pas (donc ne la comprendra pas), malgré toute sa bonne volonté. Pour le dire autrement, il peut apprendre beaucoup, mais pas l'essentiel, qui est hauteurs + rythmes, au minimum. La partition reste lettre morte, ou dans le meilleur des cas langue étrangère : Il ne l'oit pas, il ne l'entend pas, il ne la comprend pas. Au moins oit-on une langue étrangère ; si on ne l'entend pas, on peut l'écouter (c'est d'ailleurs souvent un grand plaisir que de ne pas comprendre ce qui se dit tout en entendant des mots). Le non-musicien est dans l'impossibilité d'écouter (seul) la musique qui se trouve sur une feuille de papier, il lui faut un médiateur, pour ce faire, l'instrumentiste, l'interprète, le musicien, le joueur. Depuis l'invention de l'enregistrement et de la reproduction sonores, on a tendance à l'oublier, celui qui joue, et c'est parfois un grand bonheur, mais ce qu'on entend quand on "met un disque" n'est qu'un simulacre sonore, le haut-parleur ne frotte pas un archet sur une corde, il ne frappe pas des cordes ou une peau avec des marteaux ou des baguettes, il ne met en branle aucune corde vocale, il ne fait qu'agiter l'air qui se trouve entre lui et vous. Et pourtant, le paradoxe est que ce simulacre sonore est bel et bien la musique. En un sens, il l'est encore plus — la musique – que ce que nous entendons lorsque nous allons au concert, en nous coupant du visuel, et il l'est infiniment plus, pour l'auditeur, en tout cas, que la lecture d'une partition.

La musique est vraiment un art à part, celui où le contre-sens n'existe pas et où le malentendu est omni-présent (il est même possible que ce soit l'inverse). Elle est également le seul art où les tricheurs sont instantanément démasqués. Je peux faire une exposition demain matin, sans jamais avoir appris à dessiner, à peindre, sans avoir la moindre "technique" que ce soit, je peux écrire un livre entier sans avoir la moindre idée de ce qu'est la littérature, sans connaître ni Tolstoi ni Homère ni Balzac, et sans même être contraint par les règles de la syntaxe ou de la grammaire. On voit ça tous les jours. Je peux difficilement monter sur scène pour jouer l'opus 111 de Beethoven sans posséder un certain répondant technique — un pianiste sans pianisme sera immédiatement identifié avec juste raison à un escroc ou à un fou (c'était du moins vrai jusqu'à tout récemment). La musique se rapprocherait en cela de l'architecture (un immeuble doit tenir debout, avant même qu'on sache s'il est beau ou laid), mais n'importe qui a la certitude de pouvoir voir un bâtiment, et ce même n'importe qui n'a en effet besoin d'aucun intermédiaire pour voir la tour Effeil ou le Louvre, il n'a qu'à ouvrir ses yeux. Le plus immatériel des arts est aussi le plus intransigeant, celui qui réclame le plus de travail, celui qui s'en laisse le moins compter.

"Qu'à ouvrir ses oreilles" ? Mais comment fait-on ? Comment fait-on pour ouvrir quelque chose qui n'est jamais fermé ? À partir de quand commence-t-on à écouter ? Écoute-t-on jamais ? Récemment, j'ai été très frappé par la réaction d'une jeune élève de piano, à qui je disais (de manière un peu ridicule) : « Et maintenant, je vais t'apprendre à écouter. » Elle a ouvert de grands yeux, m'a regardé comme si j'étais fou, et m'a répondu : « Mais c'est ce qu'il y a de plus facile ! Il n'y a rien à faire ! » Enseigner le rien, on voit par là mon intrépidité. Non seulement j'avais la prétention d'enseigner le rien, mais en plus je croyais pouvoir enseigner quelque chose que je ne suis pas certain de savoir faire moi-même. Au moment où j'écris ces mots, j'entends le troisième mouvement du seizième quatuor de Beethoven. Est-ce que je l'écoute ? Non. Est-ce que je l'entends ? Oui et non. Pour l'entendre, il faut le connaître d'abord. Et pour le connaître, comment fait-on ? Il faut commencer par l'écouter, mais surtout l'entendre. Mais personne ne m'a jamais appris à écouter, et encore moins à entendre… Quatre verbes, en français, sont au cœur de ce problème semble-t-il insoluble : ouïr/écouter/entendre/comprendre. On peut penser que je les ai écrits dans l'ordre, l'ordre qui indique l'éveil de la conscience, de la volonté, de l'entendement, précisément. Mais rien n'est moins sûr. Bien sûr, l'"ouïr" semble premier, car il nous est donné à la naissance, comme à tous les animaux, pour lesquels l'ouïe est le sens fondamental, celui qui prévient du danger. Avant d'aller au concert, il s'agit de rester en vie. C'est la raison pour laquelle nos oreilles ne possèdent pas de paupières : c'est un sens qui doit sans cesse rester en alerte. C'est également la raison pour laquelle mon élève prétend qu'il n'y a rien à faire pour entendre. Elle n'a pas tort : on ne cesse d'entendre, même en dormant. Et ce n'est pas seulement "ouïr", ce qu'on fait alors, car il faut bien interpréter les sons qui parviennent au cerveau, il faut bien les discriminer, selon leur sens, porteur ou non de danger. On est donc immédiatement dans le "comprendre", qui semble court-circuiter l'"écouter". C'est là qu'intervient, croit-on, ce merveilleux verbe français, entendre, qui signifie à la fois ouïr et comprendre, mais également, et peut-être surtout, ne signifie ni l'un ni l'autre.

Longtemps, Beethoven m'a intimidé. Quand mon maître me donnait une de ses sonates à travailler, je le faisais, bien entendu, et avec un immense plaisir, encore, mais en même temps je ne pouvais m'empêcher de dire : "je ne comprends pas cette musique". Quelque chose en elle me restait tout à fait étranger, me résistait, alors que c'était sans doute le compositeur le plus entendu à la maison, depuis mes premières années. L'Empereur, la Pathétique, l'Appassionata, l'Héroïque, la Pastorale, la Cinquième, la Neuvième, le concerto pour violon, le Printemps, etc., toutes ces œuvres faisaient partie naturellement de l'ambiance sonore dans laquelle nous étions élevés. Nous ne les écoutions pas, nous les entendions. La langue maternelle était le français, la langue paternelle était le Beethoven. Ces deux langues, nous les entendions. Sans peut-être, sans toujours les comprendre… C'est ce que j'ai compris quand j'ai dû, non plus écouter, mais lire Beethoven.

Quand on est enfant, on joue de son instrument. L'interprétation ? Connaît pas. On joue du piano, on joue avec le piano, le piano se joue de nous, parfois, mais on ne songe jamais ce faisant à la traduction d'une langue dans une autre. Pourquoi faire, puisque nous entendons ! Et tout à coup, vers l'adolescence, on comprend qu'il s'agit là de poésie, c'est-à-dire de quelque chose de pas tout à fait normal, que cette langue pourtant familière n'est pas la langue de tout le monde, qu'elle passe à travers une sorte de filtre, de boîte noire, de chambre sourde, qui va lui donner un éclat singulier, qui va la rendre étrangère au "monde des sons", de la même manière qu'un écrivain, lorsqu'il l'est vraiment, écrit toujours dans une langue étrangère, même quand il écrit dans sa langue maternelle. La musique n'est à l'évidence pas "du son", comme on s'escrime aujourd'hui à tenter de nous le faire croire. Le son sert à nous renseigner sur ce qui nous entoure, à nous prévenir. La musique servirait plutôt (à condition qu'elle serve à quelque chose) à nous enseigner, et, si elle nous prévient de quelque chose, c'est uniquement de la mort inscrite dans la vie (ce qu'il y a de plus singulier en nous), et de cette dernière lorsqu'elle survit à la mort, lorsqu'elle la traverse, comme l'absence traverse la présence, et l'être, toujours.

Quelqu'un me demandait il y a peu ce que j'aimais "comme musique, à part la musique savante". Mais, à part la musique savante, il n'y a rien, "comme musique". La musique est savante ou elle n'est pas. Même lorsqu'elle est "populaire". La musique, c'est précisément ce quelque chose de plus que le son, ce quelque chose qui demande à être entendu, qui exige de se faire écouter, et, si possible, comprendre. La chanson, puisque souvent c'est d'elle qu'il s'agit, quand on vous pose ce genre de questions, a précisément besoin d'autre chose qu'elle-même pour exister, que ce quelque chose soit "les paroles" (que je distingue du "texte" de la chanson), ou de tout un contexte sentimentalo-sociologique qui dépend entièrement de l'époque. Il va sans dire qu'il en va de même pour le rock, le rap, la pop-music, et tout ce genre de choses qu'il est inutile de nommer. La Messe de Guillaume de Machaut, même privée de son contexte historique et du faisceau de sens qui sans aucun doute l'accompagnait au moment où elle fut écrite, est toujours écoutable, et le sera encore dans cinq siècles. Il reste quelque chose, même si l'on ôte ce que les critiques d'aujourd'hui aiment appeler le sous-texte, quelque chose qui résiste au temps, aux effets de mode, aux inévitables transformations du goût, aux sensibilités éminemment diverses, parfois contradictoires, des individus qui composent la race des mélomanes. Cette faculté de la musique à rester vivante, même cinq siècles après que l'auteur est mort, est bien entendu à relier à ce qu'il est convenu d'appeler la technique, qui, rappelons-le, veut dire "art", en grec. Il est à cette occasion permis de faire observer que les grandes œuvres se passent en général très bien de "mode d'emploi", alors que les laborieuses constructions conceptuelles de l'art dit "contemporain" (et je ne parle pas là uniquement des "arts plastiques") nécessitent en général des kilomètres de texte pour arriver à nous convaincre qu'il y a quelque chose à voir (ou à entendre). On ne doit surtout pas expliquer en quoi l'opus 111 (ou le 21e concerto de Mozart) est une des œuvres majeures de l'art occidental. La pédagogie, à ce niveau-là, relève de la faute morale. Tout le monde n'écoute pas l'opus 111 le matin en prenant sa douche ? Et alors ? "Aucoun' importanz", comme disait Picasso à une dame qui lui reprochait de peindre des choses qu'elle n'aimait pas. Et même s'il n'existe que cinquante personnes en France pour l'écouter régulièrement, l'opus 111 reste cependant, quoi qu'on fasse, une des œuvres les plus considérables qui aient vu le jour depuis que le monde est monde. Si un jour, ce qu'à Dieu ne plaise, les Français dans leur ensemble écoutaient régulièrement l'opus 111, c'en serait fini de la vie de l'esprit, et, même, de la possibilité de la vie de l'esprit. Que cette œuvre, entre autres, soit à ce point éloignée de la possibilité d'être aimée du plus grand nombre est la garantie que l'art est encore l'un des buts les plus hauts de l'esprit humain. Et si l'on voulait à toute force faire en sorte qu'elle le soit — aimée –, du plus grand nombre, il faudrait pour cela faire descendre les dieux parmi nous, en les mettant à notre niveau, ce qui aurait pour effet immédiat de les supprimer de manière radicale et définitive. Mais il est vrai que la chasse aux dieux est un sport très pratiqué en nos temps de démocratisation radicale. Depuis que nous autres Français avons guillotiné le roi, et qu'en plus d'avoir commis cet assassinat abject nous nous en vantons et en commémorons le jour, le raccourcissement et l'aplatissement de tout ce qui fait mine de surplomber un tant soit peu l'ordinaire sont devenus la seule geste autour de laquelle nous nous consolons d'être ce que nous sommes.

On peut connaître l'opus 111, on peut savoir cette œuvre par cœur, savoir à chaque instant quelle note va succéder à telle note, sans pour autant avoir idée de ce qu'est l'opus 111. L'étrange est que la musique, comme je le disais plus haut, la musique de l'opus 111, se tient tout entière dans ce qui arrive à nos oreilles, et pourtant, j'en jurerais, il n'est pas possible de savoir réellement ce qu'il en est sans avoir lu la partition. J'ai l'air de me contredire, mais je crois vraiment que l'essence de l'opus 111, pour autant qu'elle existe, ne se situe ni dans le phénomène sonore qui nous est donné lorsque nous l'entendons joué, ni dans la partition qui nous sert à le jouer, et pas non plus dans l'interprétation que nous en donnera un pianiste, fût-il le plus grand, et qui ne sera finalement que l'écart entre ce que nous lisons et ce que nous entendons, le jeu (au sens mécanique du terme) que ce pianiste introduira entre des signes et ce qu'ils signifient pour nous. Ce sens, cette essence, ne peuvent donc pas s'appréhender sur le champ, instantanément, mais se construisent dans le temps, grâce à la mémoire, à l'expérience, à la mémoire et à l'expérience de nos sens, donc à leur inscription dans notre corps, tout autant qu'à celles de notre esprit. C'est à partir du moment où l'on prend conscience du caractère étrange et "étranger" de la musique de Beethoven qu'on est en mesure de pouvoir, enfin, s'approcher d'elle. Et ce caractère étrange nous est en général donné au moment où l'on travaille une œuvre, où la confrontation entre partition et jeu (comme ensemble de possibles sonores) se matérialise par le truchement de l'instrument. C'est un paradoxe. Nous devrions nous familiariser avec une œuvre (et c'est bien le cas, en un sens), et ce travail nous en éloigne, parce qu'il nous met face à un texte qui se met à révéler sa véritable nature, et qui, pour advenir, emprunte des chemins que jamais nous n'aurions imaginés. L'interprétation est sans doute l'histoire de ces multiples détours indispensables, de ces jeux incessants d'approche et d'éloignement, qui permettent aux musiciens de rencontrer dans le même temps une œuvre et son compositeur, quand ils acceptent pour ce faire de se perdre un peu eux-mêmes.

Dans le cas des Fantasiestücke opus 12, tout se passe pour moi comme si personne n'avait encore rencontré à la fois l'œuvre et le compositeur. Il est à peu près certain que je me trompe, mais pourtant cela me paraît indiscutable. C'est ce qui me fait dire qu'elles n'existent pas. Qui sont donc ces compositeurs qui ont le culot de composer des œuvres inexistantes, et, parmi celles-ci, d'y glisser de purs joyaux ? Pour qui se prennent-ils, ces compositeurs ? Nous méprisent-ils assez pour se livrer à ce genre de facéties, pour nous tenir éloignés de leur musique, pour nous en priver, dans le même temps qu'ils nous les proposent ? Pourquoi faire naître un désir inassouvissable ? En réalité, cette aporie ressemble au sens profond de toute la musique qui, en un sens, n'existe pas, car pour l'entendre il faut la connaître, et pour la connaître il faut l'entendre. On pourrait dire cela autrement : la musique se reconnaît bien plus qu'elle ne se connaît. Elle implique toujours qu'on soit en avance sur ce qu'elle nous propose, pour être en mesure de l'écouter vraiment. En cela réside, je crois, le secret de l'écoute musicale. On ne peut pas écouter au présent. Mais, pour être capable d'écouter en avance sur le son, il faut avoir une connaissance de la musique, de la musique dans ce qu'elle a d'immuable, au travers de ses formes infinies. Il faut se sentir (au moins un peu) chez soi dans la musique pour pouvoir en éprouver l'étrangeté qui lui donne toute sa saveur. Il ne s'agit pas d'exotisme à proprement parler, car l'exotisme est toujours un peu m'as-tu vu et comme tel déjà connu, déjà catégorisé, il s'agit d'une qualité qui ne se laisse pas prendre, ni réduire, ni même intimider par des écoutes régulières et assidues, il s'agit d'un je-ne-sais-quoi qui nous devance, qui est toujours au-delà de nous, qui est comme la flamme, à la fois brûlante et insaisissable. On voit bien qu'il y a de la lumière, et qu'elle réchauffe, mais on ne peut pas la toucher, l'arrêter ou la faire naître à volonté. On comprend bien que le temps et cette flamme sont faits de la même matière, mais on ne connaît pas cette matière. C'est ce qui est si excitant lorsqu'on prend une partition et qu'on la pose sur le pupitre.

samedi 25 mai 2013

« C'est de la merde ! »


Ils avaient remplacé la marche militaire de Cosi par l'Internationale. Teresa Berganza, qui assistait à cette représentation, s'est levée comme un diable à ressorts et a hurlé : « C'est de la merde ! » Et elle est partie. 

Le lendemain, un critique a écrit que Teresa Berganza était "une puriste"… Abruti ! Connard ! Pauvre tarte ! Comment voulez-vous discuter avec des gens pour qui respecter Mozart c'est être "un puriste" ? Et c'est encore trop dire, ou plutôt pas assez, car il ne s'agit même pas de "respecter Mozart", il s'agit seulement de ne pas être con comme un balai international.

jeudi 23 mai 2013

Ainsi la nuit

Encre et cire sur papier (42 x 60 cm)

Litanies 2

chez soi dans la nuit que déchire 
un feu au fond de son désert

(Lorand Gaspar, in Patmos et autres poèmes)

mercredi 22 mai 2013

22 mai 2013, ainsi la nuit…


Henri Dutilleux, Dominique Venner, au cœur de Paris, en France, deux siècles exactement après la naissance de Wagner et Verdi. Rien que ça… Encore dix, vingt ans au grand maximum, et la civilisation pluri-millénaire que nos parents nous ont transmise aura entièrement disparu. C'est un lieu commun, il faut très peu de temps pour faire disparaître ce qu'on a mis des siècles à construire. Quelqu'un notait ce soir : « Ils sont comme l'orchestre du Titanic qui continue à jouer alors que le bateau coule ». Sauf qu'en l'occurrence il n'y a strictement rien d'héroïque ou de noble dans cette attitude, seulement de la négligence, de l'inconscience, de l'hébétude, de la bêtise, de la couardise, du conformisme. Du rien

Les circonstances sont réunies… Comme le disaient jadis les marxistes, les circonstances sont réunies, l'édifice est branlant, il ne manque plus que quelques coups d'épaules, de pieds, de machettes, pour qu'il s'écroule dans un bruit qui ne sera même pas grandiose. Le rien opposé au rien ne produit qu'un autre rien, de la poussière et des larmes, un peu de fumée. Ensuite ?

dimanche 19 mai 2013

En Peinture


Le passage le plus drôle de Vue d'œil, le dernier tome du journal de Renaud Camus :

Ce matin, message de Philippe Manoury, le compositeur, qui semble-t-il vit désormais en Californie – je n'y ajoute ni n'en retranche rien :

« Vos peintures sont nettement moins chères que celles de Mark Rothko ou de Gerhard Richter. 
Mais vu la ressemblance, ce sont des prix intéressants !
Cependant comme il y a le risque que vous donniez cet argent au FN, je m'en abstiendrai. 
ph.manoury »

On fait toujours mieux de ne pas répondre, dans ces cas-là, mais j'ai tout de même envoyé ceci :

« Oh mais je vous en offrirais volontiers, Mon Cher Maître, ça limiterait le danger (assez mince, de toute façon). Et vous pourriez abuser les amateurs inéclairés,
Renaud Camus »

lundi 6 mai 2013

Pompier



Renard Machaut, le critique musical qui pense que l'octave contient onze degrés, pense également que "Panzéra est un mythe créé entièrement par Barthes". Il adore aussi Nathalie Dessay et porte aux nues John Adams. On n'a jamais eu beaucoup d'atomes crochus avec les critiques musicaux, mais avec lui c'est le pompon ! John Adams… On n'est déjà pas très amoureux de Steve Reich (ne parlons pas du pauvre Phil Glass, qui fait un peu pitié), mais alors John Adams, c'est un peu comme si la peinture de style pompier était placée plus haut que celle de Bacon ou de Rothko. Mais bien sûr c'est précisément le cas aujourd'hui. Qu'est-ce qui n'est pas pompier, aujourd'hui ? À peu près rien. Même les plus jolies filles aperçues dans la rue s'habillent d'une manière qui les fait paraître laides, ou qui en tout cas coupe l'envie de les contempler longuement, et l'on ne peut pas ne pas se dire que même nues, l'affreuse laideur qui envahit tout les couvrirait encore d'une pellicule étriquée et camelotante, parce que la nourriture (ou la façon de se nourrir), parce que la parole (ou simplement le timbre de la voix), parce que les piercings, parce que les tatouages, parce que l'épilation, parce que le parfum, et parce que tout simplement l'allure. Que reste-t-il d'intact ? La pornographie est peut-être de nos jours la meilleure radiographie, la plus précise, la plus parlante et la plus impitoyable, qu'on puisse consulter sur l'époque. 


lundi 29 avril 2013

À l'index de travers





On vient de recevoir par la poste un livre de 520 pages imprimé en France par CPI Bussière à Saint-Amand-Montrond (Cher) en avril 2013. La photocomposition a été réalisée par Nord Compo, à Villeneuve-d'Ascq. L'ouvrage est composé en Caslon. L'éditeur (Fayard) utilise des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issu de forêts qui adoptent un système d'aménagement durable. L'éditeur attend en outre de ses fournisseurs qu'ils s'inscrivent dans une démarche de certification environnementale reconnue. La date du Dépôt légal est : avril 2013 et le numéro d'impression : 2002329. Le numéro ISBN est le suivant : 978-2-213-67082-9. L'ouvrage est vendu au prix de 34 euros. 

On n'est pas complètement certain de ce qu'on avance, mais on pense que "Caslon" est le nom de la police de caractères, et qu'on lui doit, à cette police, des intervalles un peu trop minces à notre goût, entre deux lettres, lorsqu'entre ces deux lettres se trouve une apostrophe. Certes, il s'agit là de ce qu'il est convenu d'appeler un détail. 

Le livre est pourvu d'une jaquette de belle facture en première page de laquelle on trouve une photographie de l'auteur représentant un tableau peint de l'auteur. La couverture est réalisée par l'Atelier Didier Thimonier, et l'on apprend en quatrième de couverture que l'œuvre de l'auteur représentée s'intitule Couverte 60 x 60 n° 17 (28.III.2012) l'Aleph V (« Petit Aleph blanc »), et qu'il s'agit d'une huile sur toile. L'objet pèse 797 grammes.

Si l'on ouvre l'ouvrage à la troisième page, on peut y lire la dédicace manuscrite suivante : « Pour ce pauvre dément de Jérôme Vallet, avec toute mon admiration » dédicace suivie d'une signature difficilement lisible mais qu'on identifie cependant sans trop de peine, d'autant plus qu'elle correspond à celle de l'auteur du livre. Sous cette signature on déchiffre un lieu et une date : Plieux, 22 avril 2013.

Le livre s'intitule « Vue d'œil ». Il comporte, à la fin du volume, un index des noms propres qui court de la page 497 à la page 512. L'éditeur remerciant Mme Jane Auzenet, on imagine que cette personne a réalisé l'index en question, auquel cas on n'hésitera pas à la féliciter de cette tâche ingrate, sans oublier toutefois de noter qu'elle s'est acquittée de ce travail d'une manière que l'on peut qualifier de partielle,  fragmentaire, incomplète, insuffisante, défectueuse, désinvolte, oublieuse, légère, puisque, cherchant à savoir combien de fois dans l'ouvrage l'auteur nous avait traité de "pauvre dément", en vue d'établir un recensement précis, chiffré, exhaustif et fiable de l'injure, on a bien été obligé de remarquer que Mme Auzenet avait sous-estimé le nombre d'entrées où figure notre nom (entre Pierre-Henri Valenciennes, peintre, et Theo Van Doesburg, architecte hollandais), puisqu'elle n'en relève qu'une seule, qu'elle situe à la page 483, où l'auteur nous reproche de lui reprocher ses goûts musicaux, ce qui est bien entendu pure calomnie, mais là n'est pas le sujet. Et qu'on ne vienne pas nous dire que nous avons oublié de regarder à "Georges de la Fuly" ! Nous l'avons évidemment fait, pauvre consciencieux que nous sommes. Nous noterons enfin que nous sommes plus souvent cité que Herbert von Karajan, mais moins que Nelly Kapriélian, ce qui nous plonge dans un certain embarras : convient-il de s'en réjouir ou de s'en affliger ? Quant au fait que Janacek ne soit évoqué dans le livre qu'à cause de nous, à cette même page 483, nous ne pouvons qu'en tirer la conclusion qu'il s'agit là encore d'un motif de vif reproche à l'encontre de l'auteur, que nous ne manquerons pas d'exprimer ici-même, dès qu'une occasion en bonne et due forme se présentera. Il ne sera pas dit qu'on ait laissé passer une pareille faute morale sans réagir en proportion. 

Mais venons-en maintenant au fond de l'ouvrage, puisque nous sommes désormais critique littéraire assermenté. Page 440 (comme le diapason (nous allons en général directement aux pages 56, 101, 110, 111, et 440, dans tous les livres qui comportent au moins 440 pages, évidemment (ma sœur, elle, dans notre jeunesse, inscrivait son nom aux pages 77, 177, 277, 377, 477 des livres qu'elle possédait, à condition bien sûr qu'ils comportent au moins 477 pages (elle voulait apparemment à tout prix éviter qu'on lui vole ses livres (sans qu'on sache si le procédé fut réellement efficace))))) nous trouvons, bien en évidence vers le haut de la page, ces quelques mots présentés sous forme de question : « Vous écrivez toujours ? » La question est posée à l'auteur par Duane Michals, photographe né en 1932 à McKeesport, dans l'État de Pennsylvanie. L'auteur semble très vexé de la question, et se fait la réflexion qu'il n'aurait jamais, lui, demandé à Duane Michals « s'il était toujours dans la photographie ». Nous n'avons aucune raison d'en douter. Imaginons la scène suivante : on rencontre Cecil Taylor (né le 15 mars 1929, pianiste et poète américain connu pour être un des créateurs du free jazz avec Ornette Coleman) dans un bar parisien, on lui tape dans le dos, et on lui demande s'il est toujours dans la musique et dans la poésie. Que fait Cecil Taylor ? Un grand coup de poing dans la tronche ou un grand éclat de rire ? Difficile à dire. Je ne me sens pas trop de tenter l'expérience pour les besoins de notre nouveau métier de critique littéraire, il faut bien l'avouer, ou alors il faudrait que ce soit vraiment bien payé. Longtemps, j'ai ignoré que Cecil Taylor était homosexuel. On ne peut pas dire que cela se voyait, quand on assistait à ses concerts, dans les années 70. Je ne suis pas certain que cela aurait été possible, mais j'aurais beaucoup aimé être ami avec Cecil Taylor. L'homme est infiniment séduisant, en tout cas quand il est au piano, ou qu'il danse près de son instrument. Mais je suis certain que vous ne connaissez pas son disque en quartet avec Archie Shepp, Buell Neidlinger et Dennis Charles, ce disque à la merveilleuse pochette rouge sang qui est sans doute l'un des meilleurs disques de jazz qui existent, et c'est bien dommage, mais je n'y peux rien, on ne va pas tout reprendre à zéro parce que vous ne connaissez pas vos classiques. C'est sans doute le moment que vous allez choisir pour me demander quel est le rapport entre Cecil Taylor et l'auteur du livre dont je vous parle. Quel est le rapport ? Ah, évidement, ce serait plus simple si je choisissais un exemple où Gérard Pesson se tient dans ce fameux bar parisien, mais j'ai moins d'affinités avec Gérard Pesson, pour tout vous avouer, et puis il se trouve qu'iTunes est en train de me faire entendre "The Owner of the River Bank", de Cecil Taylor avec l'Italian Instabile Orchestra, et pas du tout du Gérard Pesson. J'ai de très bons souvenirs de Cecil Taylor, alors que la seule fois où j'aurais dû normalement jouer du Pesson, j'ai refusé, non pas parce que je n'aimais pas sa musique, d'ailleurs (je ne la connaissais pas), mais parce que la personne qui m'avait proposé le job m'avait présenté Pesson sous un jour qui ne donnait pas vraiment envie, et même vraiment pas envie, et je l'ai crue sur parole, ce qui est bien entendu idiot, mais ce n'est pas un drame non plus il ne faut rien exagérer. Donc, je ne demanderai pas non plus à Pesson s'il est toujours dans la musique, bien que, parfois, on se pose la question. Après tout, un musicien a parfaitement le droit d'être ailleurs que dans la musique, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Je dirais même, sans avoir à trop me forcer, qu'il serait bon que nombre de musiciens soient ailleurs, vraiment ailleurs, mais c'est encore un autre problème et j'ai déjà assez digressé comme ça. On en arrive donc à cette question, qui n'était pas du tout prévue au départ : quel rapport l'auteur entretient-il avec le free jazz ? A priori aucun, si l'on en croit les index de ses livres, mais l'on a vu qu'ils n'étaient pas toujours au-dessus de tout soupçon, ces index. D'ailleurs, l'auteur a écrit un livre entier que tout le monde regrette d'avoir acheté, qui s'intitule Travers Coda, Index & Divers, rien que le titre, déjà, ça donne pas trop envie, mais c'est justement pour ça qu'on l'a acheté, un livre de 775 pages paru chez P.O.L en 2012, 30 euros, 837 grammes, numéro ISBN 978-2-8180-1448-6, un livre dont on ne sait même pas exactement qui l'a écrit (mais ils s'y sont mis à deux), un livre dédié à Dieu (comme la Neuvième de Bruckner), un livre qui prétend…, un livre dont on ne connaît pas l'objet, pas plus que l'auteur, les auteurs, ni le sujet, ni à quoi il peut bien servir, un livre de travers, qui reste en travers, qui ne passe pas, un homme marche bras levés au-dessus de la tête, coudes à angle, une coda qui ne code rien du tout, une coda les bras levés qui s'arrête au feu vert, enfin, vous m'avez compris, le livre d'un pauvre dément qui s'y est mis à deux ! Si l'on se retourne sur ses pas, de nos jours, enfin, de leurs jours, et qu'on jette une oreille pressée sur le free jazz des années 60 et 70, on se dit, ah oui, la musique de pauvres déments qui ne savaient plus à quels saints se vouer, étant donné qu'ils les avaient tous trucidés, les saints de leur jeunesse. Les bras levés, les index tendus, ils montraient le ciel, alors qu'ils avaient dévasté le ciel, et que de gros nuages s'amoncelaient au-dessus de leurs têtes de pauvres déments. De nos jours il ne cesse de pleuvoir, d'une pluie noire et acide, que de leurs jours vides ils gobaient, les yeux grands ouverts, et les mains frémissantes de liberté sans développement et surtout sans coda, sans contours, sans le grand Autre qui allait venir juste après, mais qui était en fait toujours déjà là sans qu'on le sache très bien. Derrida était encore un marrant, il ne se prenait pas encore pour la Voix de la Voie, il déchirait ses photos et les jetait par la fenêtre du train, envoyait des cartes postales, était amoureux, le free jazz était une forme de panacée qui ne faisait pas de mal parce qu'il prétendait à bien trop, et se sortir de Marx et Hegel était un sacré coup de bluff dans le jeu des races et des Russes domestiqués. Quand on y pense il vaut mieux ne pas y penser. Margarethe von Trotta allait tourner les Années de plomb quand Mitterrand arriverait avec ses chapeaux et sa tranquillité de coda politique : c'était bien ça qui nous tombait dessus, un ciel de plomb pour finir en dessous, mercurisés par les pansements post-modernes des hyper-marchés culturels qui allaient se mettre à produire à la chaîne les nouveaux lexiques orwelliens du monde renversé. On apprendrait vite à désapprendre. Plus la fin approche, plus on se croit au début, et c'est la pure vérité, comme dans tous les grands cycles, on retourne sans cesse à la genèse, tandis que le diamètre du boyau se rétrécit jusqu'à nous asphyxier de bonheur merdeux, mais j'ai tout de même appris dans Travers Coda, Index & Divers que Otto, le frère de Gustav, s'était suicidé d'un coup de revolver, et qu'il avait existé une époque où tout le monde tout le monde tout le monde faisait l'amour sur l'adagietto de la Cinquième. Tout le monde sauf moi. Dément !

L'hiver va se faire regretter. 


dimanche 28 avril 2013

Critique




On vient de recevoir par la poste un livre de 520 pages imprimé en France par CPI Bussière à Saint-Amand-Montrond (Cher) en avril 2013. La photocomposition a été réalisée par Nord Compo, à Villeneuve-d'Ascq. L'ouvrage est composé en Caslon. L'éditeur (Fayard) utilise des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issu de forêts qui adoptent un système d'aménagement durable. L'éditeur attend en outre de ses fournisseurs qu'ils s'inscrivent dans une démarche de certification environnementale reconnue. La date du Dépôt légal est : avril 2013 et le numéro d'impression : 2002329. Le numéro ISBN est le suivant : 978-2-213-67082-9. L'ouvrage est vendu au prix de 34 euros. 

On n'est pas complètement certain de ce qu'on avance, mais on pense que "Caslon" est le nom de la police de caractères, et qu'on lui doit, à cette police, des intervalles un peu trop minces à notre goût, entre deux lettres, lorsqu'entre ces deux lettres se trouve une apostrophe. Certes, il s'agit là de ce qu'il est convenu d'appeler un détail. 

Le livre est pourvu d'une jaquette de belle facture en première page de laquelle on trouve une photographie de l'auteur représentant un tableau peint de l'auteur. La couverture est réalisée par l'Atelier Didier Thimonier, et l'on apprend en quatrième de couverture que l'œuvre de l'auteur représentée s'intitule Couverte 60 x 60 n° 17 (28.III.2012) l'Aleph V (« Petit Aleph blanc »), et qu'il s'agit d'une huile sur toile. L'objet pèse 797 grammes.

Si l'on ouvre l'ouvrage à la troisième page, on peut y lire la dédicace manuscrite suivante : « Pour ce pauvre dément de Jérôme Vallet, avec toute mon admiration » dédicace suivie d'une signature difficilement lisible mais qu'on identifie cependant sans trop de peine, d'autant plus qu'elle correspond à celle de l'auteur du livre. Sous cette signature on déchiffre un lieu et une date : Plieux, 22 avril 2013.

Le livre s'intitule « Vue d'œil ». Il comporte, à la fin du volume, un index des noms propres qui court de la page 497 à la page 512. L'éditeur remerciant Mme Jane Auzenet, on imagine que cette personne a réalisé l'index en question, auquel cas on n'hésitera pas à la féliciter de cette tâche ingrate, sans oublier toutefois de noter qu'elle s'est acquittée de ce travail d'une manière que l'on peut qualifier de partielle,  fragmentaire, incomplète, insuffisante, défectueuse, désinvolte, oublieuse, légère, puisque, cherchant à savoir combien de fois dans l'ouvrage l'auteur nous avait traité de "pauvre dément", en vue d'établir un recensement précis, chiffré, exhaustif et fiable de l'injure, on a bien été obligé de remarquer que Mme Auzenet avait sous-estimé le nombre d'entrées où figure notre nom (entre Pierre-Henri Valenciennes, peintre, et Theo Van Doesburg, architecte hollandais), puisqu'elle n'en relève qu'une seule, qu'elle situe à la page 483, où l'auteur nous reproche de lui reprocher ses goûts musicaux, ce qui est bien entendu pure calomnie, mais là n'est pas le sujet. Et qu'on ne vienne pas nous dire que nous avons oublié de regarder à "Georges de la Fuly" ! Nous l'avons évidemment fait, pauvre consciencieux que nous sommes. Nous noterons enfin que nous sommes plus souvent cité que Herbert von Karajan, mais moins que Nelly Kapriélian, ce qui nous plonge dans un certain embarras : convient-il de s'en réjouir ou de s'en affliger ? Quant au fait que Janacek ne soit évoqué dans le livre qu'à cause de nous, à cette même page 483, nous ne pouvons qu'en tirer la conclusion qu'il s'agit là encore d'un motif de vif reproche à l'encontre de l'auteur, que nous ne manquerons pas d'exprimer ici-même, dès qu'une occasion en bonne et due forme se présentera. Il ne sera pas dit qu'on ait laissé passer une pareille faute morale sans réagir en proportion. 

Mais venons-en maintenant au fond de l'ouvrage, puisque nous sommes désormais critique littéraire assermenté. Page 440 (comme le diapason (nous allons en général directement aux pages 56, 101, 110, 111, et 440, dans tous les livres qui comportent au moins 440 pages, évidemment (ma sœur, elle, dans notre jeunesse, inscrivait son nom aux pages 77, 177, 277, 377, 477 des livres qu'elle possédait, à condition bien sûr qu'ils comportent au moins 477 pages (elle voulait apparemment à tout prix éviter qu'on lui vole ses livres (sans qu'on sache si le procédé fut réellement efficace))))) nous trouvons, bien en évidence vers le haut de la page, ces quelques mots présentés sous forme de question : « Vous écrivez toujours ? » La question est posée à l'auteur par Duane Michals, photographe né en 1932 à McKeesport, dans l'État de Pennsylvanie. L'auteur semble très vexé de la question, et se fait la réflexion qu'il n'aurait jamais, lui, demandé à Duane Michals « s'il était toujours dans la photographie ». Nous n'avons aucune raison d'en douter. Imaginons la scène suivante : on rencontre Cecil Taylor (né le 15 mars 1929, pianiste et poète américain connu pour être un des créateurs du free jazz avec Ornette Coleman) dans un bar parisien, on lui tape dans le dos, et on lui demande s'il est toujours dans la musique et dans la poésie. Que fait Cecil Taylor ? Un grand coup de poing dans la tronche ou un grand éclat de rire ? Difficile à dire. Je ne me sens pas trop de tenter l'expérience pour les besoins de notre nouveau métier de critique littéraire, il faut bien l'avouer, ou alors il faudrait que ce soit vraiment bien payé. Longtemps, j'ai ignoré que Cecil Taylor était homosexuel. On ne peut pas dire que cela se voyait, quand on assistait à ses concerts, dans les années 70. Je ne suis pas certain que cela aurait été possible, mais j'aurais beaucoup aimé être ami avec Cecil Taylor. L'homme est infiniment séduisant, en tout cas quand il est au piano, ou qu'il danse près de son instrument. Mais je suis certain que vous ne connaissez pas son disque en quartet avec Archie Shepp, Buell Neidlinger et Dennis Charles, ce disque à la merveilleuse pochette rouge sang qui est sans doute l'un des meilleurs disques de jazz qui existent, et c'est bien dommage, mais je n'y peux rien, on ne va pas tout reprendre à zéro parce que vous ne connaissez pas vos classiques. C'est sans doute le moment que vous allez choisir pour me demander quel est le rapport entre Cecil Taylor et l'auteur du livre dont je vous parle. Quel est le rapport ? Ah, évidement, ce serait plus simple si je choisissais un exemple où Gérard Pesson se tient dans ce fameux bar parisien, mais j'ai moins d'affinités avec Gérard Pesson, pour tout vous avouer, et puis il se trouve qu'iTunes est en train de me faire entendre "The Owner of the River Bank", de Cecil Taylor avec l'Italian Instabile Orchestra, et pas du tout du Gérard Pesson. J'ai de très bons souvenirs de Cecil Taylor, alors que la seule fois où j'aurais dû normalement jouer du Pesson, j'ai refusé, non pas parce que je n'aimais pas sa musique, d'ailleurs (je ne la connaissais pas), mais parce que la personne qui m'avait proposé le job m'avait présenté Pesson sous un jour qui ne donnait pas vraiment envie, et même vraiment pas envie, et je l'ai crue sur parole, ce qui est bien entendu idiot, mais ce n'est pas un drame non plus il ne faut rien exagérer. Donc, je ne demanderai pas non plus à Pesson s'il est toujours dans la musique, bien que, parfois, on se pose la question. Après tout, un musicien a parfaitement le droit d'être ailleurs que dans la musique, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Je dirais même, sans avoir à trop me forcer, qu'il serait bon que nombre de musiciens soient ailleurs, vraiment ailleurs, mais c'est encore un autre problème et j'ai déjà assez digressé comme ça. On en arrive donc à cette question, qui n'était pas du tout prévue au départ : quel rapport l'auteur entretient-il avec le free jazz ? A priori aucun, si l'on en croit les index de ses livres, mais l'on a vu qu'ils n'étaient pas toujours au-dessus de tout soupçon, ces index. D'ailleurs, l'auteur a écrit un livre entier que tout le monde regrette d'avoir acheté, qui s'intitule Travers Coda, Index & Divers, rien que le titre, déjà, ça donne pas trop envie, mais c'est justement pour ça qu'on l'a acheté, un livre de 775 pages paru chez P.O.L en 2012, 30 euros, 837 grammes, numéro ISBN 978-2-8180-1448-6, un livre dont on ne sait même pas exactement qui l'a écrit (mais il s'y sont mis à deux), un livre dédié à Dieu (comme la Neuvième de Bruckner), un livre qui prétend…, un livre dont on ne connaît pas l'objet, pas plus que l'auteur, les auteurs, ni le sujet, ni à quoi il peut bien servir, un livre de travers, qui reste en travers, qui ne passe pas, un homme marche bras levés au-dessus de la tête, coudes à angle, une coda qui ne code rien du tout, une coda les bras levés qui s'arrête au feu vert, enfin, vous m'avez compris, le livre d'un pauvre dément qui s'y est mis à deux ! Si l'on se retourne sur ses pas, de nos jours, enfin, de leurs jours, et qu'on jette une oreille pressée sur le free jazz des années 60 et 70, on se dit, ah oui, la musique de pauvres déments qui ne savaient plus à quels saints se vouer, étant donné qu'ils les avaient tous trucidés, les saints de leur jeunesse. Les bras levés, les index tendus, ils montraient le ciel, alors qu'ils avaient dévasté le ciel, et que de gros nuages s'amoncelaient au-dessus de leurs têtes de pauvres déments. De nos jours il ne cesse de pleuvoir, d'une pluie noire et acide, que de leurs jours vides ils gobaient, les yeux grands ouverts, et les mains frémissantes de liberté sans développement et surtout sans coda, sans contours, sans le grand Autre qui allait venir juste après, mais qui était en fait toujours déjà là sans qu'on le sache très bien. Derrida était encore un marrant, il ne se prenait pas encore pour la Voix de la Voie, il déchirait ses photos et les jetait par la fenêtre du train, envoyait des cartes postales, était amoureux, le free jazz était une forme de panacée qui ne faisait pas de mal parce qu'il prétendait à bien trop, et se sortir de Marx et Hegel était un sacré coup de bluff dans le jeu des races et des Russes domestiqués. Quand on y pense il vaut mieux ne pas y penser. Margarethe von Trotta allait tourner les Années de plomb quand Mitterrand arriverait avec ses chapeaux et sa tranquillité de coda politique : c'était bien ça qui nous tombait dessus, un ciel de plomb pour finir en dessous, mercurisés par les pansements post-modernes des hyper-marchés culturels qui allaient se mettre à produire à la chaîne les nouveaux lexiques orwelliens du monde renversé. On apprendrait vite à désapprendre. Plus la fin approche, plus on se croit au début, et c'est la pure vérité, comme dans tous les grands cycles, on retourne sans cesse à la genèse, tandis que le diamètre du boyau se rétrécit jusqu'à nous asphyxier de bonheur merdeux, mais j'ai tout de même appris dans Travers Coda, Index & Divers que Otto, le frère de Gustav, s'était suicidé d'un coup de revolver, et qu'il avait existé une époque où tout le monde tout le monde tout le monde faisait l'amour sur l'adagietto de la Cinquième. Tout le monde sauf moi. 

Encore un livre à l'index, l'hiver va se faire regretter. 



Picasso, son héros



C'est tout de même idiot ! Depuis qu'il m'a dit son amour pour Picasso, "le choc", j'ai tendance à moins aimer celui-ci, à lui trouver des défauts qu'il ne me serait jamais venu à l'idée de remarquer plus tôt, ni surtout de considérer comme tels. Comme il est peintre lui-même, "artiste-peintre", comme il dit, et que sa peinture est affreuse, enfin, non pas affreuse mais profondément ennuyeuse, sans aucun attrait pour moi, laborieuse au sens le plus décourageant qui soit, peinture de paysages à la touche épaisse et colorée de rythmes que je ne peux que qualifier de gras, non, lourds, je ne fais plus que remarquer des similitudes entre ceux-là et ceux qu'on trouve aussi dans la manière qu'a Picasso de passer d'une couleur à une autre. 

Il ne faudrait jamais parler de musique ni de peinture avec personne, quand on a la prétention d'en "faire" soi-même. 

J'entends Brendel qui joue la Sonate au clair de lune, via iTunes, sans que je lui aie rien demandé. Je ne sais pas si je l'aurais reconnu sans cela, mais je sais que c'est lui parce que, juste auparavant il a joué les Variations en fa mineur de Haydn, et encore avant le Concerto italien de Bach. Brendel, que je méprisais, il y a trente ans, parce qu'il jouait ce même concerto comme un grand pianiste…Brendel, dont le livre, lu à l'époque, Réflexions faites, si je me souviens bien du titre, ne m'avait pas convaincu. Il faudrait tout reprendre. Tout recommencer, depuis le début, ou presque, pour voir, pour comprendre où l'on s'est fourvoyé, quel était l'embranchement maudit, le détour de trop. Pourtant, Brendel dans le 20e concerto, c'est quelque chose, mais il y avait aussi cette élève qui ne jurait que par lui dans Schubert — et encore cette autre que j'avais emmenée écouter Pollini à Pleyel dans Brahms et qui avait fait la moue en me parlant d'Ashkenazy ! 

L'encadreur me présente le peintre, héros de la soirée, en le qualifiant — et il insiste, le bougre — de "laborieux" ! J'imagine qu'il veut dire par là que le peintre est un gros travailleur. Encore ne parle-t-il même pas de son art, à ce que je comprends un peu plus tard, mais des restaurations de maisons dont s'est occupé l'artiste pour gagner sa vie. On hésite : est-ce moins grave, ou plus ? L'artiste ne réagit pas. Soit il s'en fiche éperduement, soit il connaît le personnage, soit il ne comprend pas non plus de quoi l'autre parle, soit il pense déjà à ce qu'il va répondre à la prochaine personne qui tient absolument à lui être présentée, et qui lui parlera de "la sensualité de ses rouges".

La province, est-ce ce lieu où l'on rencontre des artistes-peintres laborieux et où le souvenir enchanté et vivifiant de la peinture de Picasso se met à décliner lentement ? Mais la province, ce sont aussi ces longs moments que l'on peut passer en compagnie des sonates en si de Berg et de Liszt, où l'on a assez de place pour disposer les partitions par terre, feuille à feuille, et les apprendre par cœur en posant ses pas par-dessus, depuis le salon jusqu'à la salle de bains, et où la jolie voisine qui va chercher le lait s'arrête en chemin et vous parle de "votre" étude en ut dièse mineur de Chopin qui lui semble bien meilleure depuis quelques jours. Elle n'aime pas du tout Picasso, mais elle a de très jolis seins. On lui composera un petit trio pour son ensemble, qui sait…

Tiens, Brendel se met à Berg.

mardi 16 avril 2013

Le dernier prochain et le prochain dernier en huit



Où sont donc passés les dimanches derniers et les jeudis prochains, tous remplacés par les "ce dimanche" et les "ce jeudi" ? C'est tout de même incroyable : On avait en français une manière pratique, précise et adéquate de désigner un jour à venir ou un jour passé, de le situer parfaitement et sans ambiguïté dans le temps, et c'est sans doute cette clarté qui a déplu aux adeptes compulsifs du changement à tous les étages, aux techniciens de surface orwelliens de lalangue. 

Il n'est désormais plus question de savoir de quoi l'on parle, mais tout le monde bien entendu fait comme si de rien n'était. En parlant — aujourd'hui — ("ce jour", comme dirait Arnaud Laporte de France-Culture) de dimanche dernier, je savais qu'il était question du dimanche 14 avril 2013, et en évoquant dimanche prochain, tout le monde comprenait qu'il s'agissait du dimanche 21 avril 2013. Depuis que France-Culture et Télérama on supplanté l'Église de France et que des Jacques Chirac et des François Hollande se prennent le plus sérieusement du monde pour des présidents de la République, tout le monde fait mention de "ce dimanche", et l'on se demande comment comprendre de quel dimanche on parle. Le plus proche (avant-hier) ou celui qui vient ? (Et si l'on parle "depuis" le jeudi ?) Hier soir à la radio, j'ai eu un élément de réponse à cette angoissante question. À ma grande surprise, étant réapparu soudainement un "dimanche prochain", comme sorti de terre, encore emmailloté dans son linceul citoyen, j'ai tendu l'oreille. Ce dimanche prochain là désignait en fait le dimanche 28 avril 2013, soit le dimanche suivant dimanche prochain. J'en déduis donc que "ce dimanche" doit logiquement désigner ce que naguère on nommait dimanche prochain, mais la chose serait trop simple. En effet, j'ai constaté à plusieurs reprises qu'un "ce dimanche", lorsque par exemple on était un lundi, pouvait alors désigner un ci-devant dimanche dernier. La seul certitude que je retire de tout cela est que ces abrutis ont la volonté farouche de ne pas se comprendre, bien qu'ils ne cessent de réformer la langue dans le but revendiqué de la "rendre plus compréhensible", puisque toutes les procédures que le français avait inventées pour rendre le monde et la pensée clairement exprimables sont désormais remplacées par une indigeste bouillie qui oblige à mille fois plus d'efforts et de périphrases pour arriver, non pas au même résultat, mais, disons, à un degré tout juste acceptable de communication. Et je préfère de rien dire des prépositions "sur" et "en", qui sont en train, telles des algues tueuses, d'exterminer toutes les autres prépositions de la langue française, un peu à la manière dont les enfants incultes, se tenant devant un piano, commencent par n'utiliser que les cinq notes noires (sur les douze que comporte une octave), afin d'avoir l'illusion d'être capables d'exprimer quelque chose. La différence est que nos contemporains font le chemin inverse d'un enfant qui peu à peu est éduqué, c'est-à-dire élargit son clavier. Ils ont commencé par connaître les douze sons de la gamme et finissent par n'en utiliser que trois ou quatre, dans le meilleur des cas. 

C'est un système pervers qui prétend simplifier et qui complique inutilement, qui remplace là où il n'y a rien à remplacer, qui enlaidit à plaisir une langue pour en faire la caricature d'elle-même, peut-être dans le but non avoué de la faire disparaître tout à fait, lorsqu'il sera devenu évident qu'elle a enfin perdu tout ce qui la rendait indispensable et inestimable, en d'autres termes lorsqu'elle aura cessé, elle aussi, d'être française.

La laideur est toujours une perte de temps et d'énergie, que ce soit dans la langue, dans la musique ou chez les êtres humains. 

Les Tiroirs de Georges de la Fuly (22)



La matinée avait pourtant bien commencé. Je m'étais levé tôt, le café était bon, le croissant aussi. Luna avait son os, il y avait du soleil, il faisait un peu frais et la nuit avait été calme. Pas un bruit dans la maison. En furetant ici ou là, je suis tombé sur une vidéo de David Fray qui jouait Bach. Une, puis deux, puis trois vidéos. Pourquoi ai-je regardé ça, je n'en sais rien. Sans doute parce que j'en avais entendu parler, et parce que Bach. 

Mais pourquoi ai-je regardé ça, j'aurais pu arrêter immédiatement : quelques mesures suffisent en général pour se faire une idée assez précise, surtout quand c'est mauvais. Non, je me suis acharné, bêtement, je croyais qu'il allait se passer quelque chose qui allait me réconcilier avec ce que je voyais et entendait. Ça n'arrive jamais. 

Quel malaise ! Quelle horrible sensation d'être sali par ce qu'on entend, d'être abîmé, comme s'il fallait refaire tout le chemin en sens inverse ensuite ! Mais quoi, ce n'est pas si mauvais, tout de même ! Il sait jouer du piano ? Oui, il sait. Non, il ne sait pas. En tout cas, il ne sait pas ce que c'est que la musique. (Et l'on reste étonné que personne n'ait été là pour lui dire deux ou trois choses qui, peut-être, lui auraient évité de faire une si mauvaise action. Mais peut-être tout simplement qu'il n'est qu'un enfant à qui il manque une dizaine d'années et quelques maîtres qui ne pensent pas à autre chose quand ils l'écoutent. Il faudrait surtout qu'il arrête de se regarder jouer et qu'il s'écoute, tout simplement.)

Et dire qu'ils sont des dizaines, des centaines, comme ça, de nos jours. Ça sort du conservatoire comme les autos de l'usine. On les voit passer sur les trains, recouvertes de bâches. Elles traversent la campagne au petit matin, on n'y fait pas attention. On a tort. Si elles ne faisaient que passer…

Vite, mettons un peu de musique ! 

jeudi 11 avril 2013

Musique et bruit


C'est à se demander (ou à avancer comme tentative de réponse), si la grande musique savante du 20ème (Bartok, Barber, Webern, Boulez, Ligeti, Gubaidulina, etc.) n'existe pas comme pur retrait au fracas du siècle, et jusqu'à ces moments où elle paraît vouloir imiter le tumulte ou le chaos sonore qui font sa signature – cette musique requiert le silence comme aucune dans les siècles précédents. Elle ne peut jamais et en aucun cas s'accommoder de quelque accompagnement parasite ou synergique à son existence, et pas davantage ne peut être accompagnement de son siècle, à la différence des musiques qui l'avaient précédée (musique de danse, de table, d'accompagnement de la conversation, de scènes galantes, de noces, de funérailles et de tout ce que l'on voudra). La musique du 20ème n'accompagne que le silence introuvable en ce siècle. Elle impose le silence ou du moins le dépouillement sonore, qu'elle exalte et célèbre. Elle est contrepoint au tintamarre du siècle; elle lui tourne résolument le dos, au lieu d'en être, comme ses prédécesseuses, l'émanation harmonique. Le 20ème siècle ne pouvait être mis en musique, sa musique la plus accomplie en est le négatif, tout entière l'image de son rejet, la célébration de son contraire sensible (le silence vs le bruit). Mais aussi: ce divorce entre la musique savante et son siècle bruyant a ouvert le champ délaissé par elle à toute musique prête à accompagner le bruit du monde: le jazz, les musiques syncopées, le rap et le reste – musiques de soutien et d'acceptation mimétique du siècle.

Francis Marche, ici. (…)

Les Tiroirs de Georges de la Fuly (21)

Faconde Norwest, ou la femme dressée sur ses ergots de seigle

« Alors, faute du nom du mal, on veut connaître celui de l'homme responsable. Les versions les plus abracadabrantes circulent. On accuse le boulanger (ancien candidat RPF, protégé d'un conseiller général gaulliste), son mitron, puis l'eau des fontaines, puis les modernes machines à battre, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l'Église, les nationalisations. »


Les Spiripontains, en 1951, applaudissent l'arrestation d'un meunier poitevin, fournisseur de la farine employée à Pont-Saint-Esprit, incarcéré à Nîmes, avant de s'élever contre sa libération.

Le pain acheté dans la boulangerie Briand provoque vomissements, maux de têtes, douleurs gastriques, musculaires, et accès de folie (convulsions démoniaques, hallucinations et tentatives de suicide), troubles pouvant évoquer l'ergotisme. La ville est prise de panique.

mardi 9 avril 2013

Les Tiroirs de Georges de la Fuly (20)

J'étais dans mon bain en train de lire, quand tout à coup je sentis mon être se retirer de moi et, au bout de quelques instants, me retrouvai seul avec un corps dans de l'eau chaude. Est-ce cela, la fin ?


lundi 8 avril 2013

Les Tiroirs de Georges de la Fuly (19)


Ça doit être un record du monde. Il fallait bien que je réussisse un jour à détenir un record du monde. Je n'aime pas me vanter mais là je suis bien obligé : un disque, j'ai vendu un (1) disque. Si ça ne mérite pas un disque d'or, de diamant, ou de Formica, ça ! Tous ces minables qui en vendent des millions, comme c'est ordinaire ! Ah, on peut dire que j'aurais échappé à la vulgarité, et de quelle façon ! En 2009, j'ai réalisé un disque de musique acousmatique, sans doute le meilleur de la décennie, et j'en ai vendu un seul. Cette magnifique affaire m'a fait gagner 10 euros. Aujourd'hui que je dois appeler mon banquier pour essayer de lui expliquer mon découvert vertigineux et mon impossibilité totale à le combler, je vais lui proposer un exemplaire de ce disque collector pour le consoler de m'avoir comme client. Je suis certain qu'il en sera ravi.

C'est tout de même extraordinaire, quand on y pense. Ça fait maintenant presque dix ans (je ne sais plus exactement) que je tiens un blog, que des gens me lisent, m'écrivent, m'encouragent, me remercient, m'insultent, me calomnient, me plagient, et pas un seul n'aura songé à m'acheter la seule chose dont je suis un peu fier. 

La vie est étrange.

samedi 6 avril 2013

Les Tiroirs de Georges de la Fuly (18)



« Il paraît que le fœtus est en souffrance. Mon roman sur Pouchkine aussi. »

(Patrick Besson, Les Années Isabelle)

jeudi 4 avril 2013

Le Couvre-feu (1)


Parmi les "armes absolues de langage", il en est une qui est me semble-t-il rarement nommée, ou très sous-estimée, bien qu'elle soit sans doute une des plus fortement chargées et donc d'une efficacité redoutable. On l'a encore vu à l'œuvre récemment à la télévision, dans une émission qu'on a déjà évoquée ici, où elle n'a pas manqué sa cible, ce qui ne lui arrive jamais. 

Si dans une quelconque discussion, dans un quelconque débat, vous lancez à votre interlocuteur qu'il "est pour la peine de mort", on verra celui-ci blêmir en entendant la détonation, puis, très vite, esquiver le coup en proclamant que non, bien sûr, il n'est pas, il ne peut pas être pour la peine de mort, qu'en outre l'attaque est malhonnête et ridicule, puisqu'il est bien entendu que personne ne peut être pour la peine de mort.

(…)

La Secte heureuse



« "Je commence avec la liberté absolue et j’aboutis à la dictature parfaite." »

« Nous n’assistons plus au déroulement d’un jeu politique ordinaire. Le Peuple n’est pas même en face d’un coup d’Etat permanent. Il fait face à une entreprise d’usurpation visant à lui imposer une autre constitution – plus encore, une autre constitution anthropologique. »

« Car il n’y a pas de réponse, pour qui n’a pas de question. »

« Le Peuple découvre avec stupeur que la laïcité aux mains des totalitaires s’est muée en fanatisme idéologique. »

mercredi 3 avril 2013

Les Tiroirs de Georges de la Fuly (17)



Georges, le seul blogueur qui place ses billets à l'UBS 3.0

(Merci Ariane)

lundi 1 avril 2013

Les Tiroirs de Georges de la Fuly (16)


Plus ça va, plus il me semble évident que ça ne va pas.