2025 ! On ose à peine l'écrire, cette date. Un quart de siècle après la fin du monde. Les chiffres n'ont donc jamais de terme ? Je me rappelle très bien qu'à l'époque lointaine de ma jeunesse, « l'an deux-mille » paraissait pourtant inatteignable. « J'aurai 44 ans ! », me disais-je, comme si ce nombre était à l'évidence une preuve de délire mégalomaniaque. C'était exorbitant, de simplement penser qu'on serait un jour, peut-être, celui-là. On le fut, et il ne se passa rien, contrairement à toutes les prévisions de notre XXe siècle finissant. On le fut, et le lendemain il était oublié, celui qu'on avait pensé ne jamais être.
Ce sont sans doute les mathématiques qui donnent la plus fidèle représentation de cette folle histoire. Sans fin… Ça n'a pas de sens, pour nous, ce qui est sans fin. Qu'est-ce qu'une droite ? On peut toujours tenter de l'imaginer, bien sûr, mais notre esprit s'arrête très vite en chemin. Après 2025, il y aura 2026, 2027, etc. Et ainsi de suite, comme on disait dans ma jeunesse. (La suite au prochain numéro)… Quelqu'un croit-il vraiment qu'il restera des traces de lui dans l'avenir, que tout le monde nomme aujourd'hui le futur, qu'il se perpétuera d'une manière ou d'une autre ? À-venir pour qui ? À peine né et déjà passé ou en passe de l'être. Quand je pense qu'il existe des crétins qui désirent l'immortalité… C'est donc le néant, qu'ils veulent perpétuer ?
J'ai eu soixante-neuf ans, il y a deux jours, et comme pour célébrer ce non-événement, il fait très froid, ce matin, sans doute pour me rappeler la terrible année 1956 dont quelques photographies témoignent encore de manière spectaculaire dans le beau livre de ses œuvres que m'avait offert Henry Tracol, l'ami de mon père. Le Chéran était gelé. C'était beau. Preuve que les choses impossibles ont existé et existeront à nouveau.
Ce matin, je n'ai pas eu le courage de prendre ma douche froide. Peut-être plus tard dans la journée, si le soleil m'aide à me décider. Le froid conserve, paraît-il. Septième hiver sans chauffage, ici, sauf dans la pièce où somnole mon piano, où il fait un peu moins de 14°. Je croyais m'être habitué, mais en ce moment je souffre du froid, sans doute parce que je ne dors pas bien, et pas suffisamment. Il me semble que les précédents hiver, je résistais mieux. De toute façon, ce n'est l'affaire que de quelques jours. J'ai recommencé à marcher un peu chaque jour, surtout pour me réchauffer. Mais les heures passent vite et mon travail n'avance pas.
On oublie tout, même l'inoubliable. Oublier est notre seule grâce. L'oubli se tient en notre centre, inébranlable, étroitement enlacé au souvenir. On ne les distingue pas vraiment. C'est même la définition de l'énigme. Peut-être du vivant.
J'admire ceux qui se tiennent debout, qui croient qu'ils le doivent, qui ont ce courage ou cette folie chevillée au corps. Je ne l'ai jamais vraiment pensé. Sentiment du ridicule ou seulement de l'inutilité, je ne sais. Ou peut-être manque de courage, allez savoir. J'ai fait un temps semblant d'appartenir à cette race-là, parce que je trouvais que ç'avait de la gueule, mais j'ai dû bien vite admettre que ma pente n'allait pas de ce côté-là. Dans le fond, je ne serai jamais un patriote, parce que je n'ai pas le sentiment d'avoir une patrie autre que celle qui m'a quitté dès l'entrée dans l'âge adulte. Les sentiments privés et intimes ont toujours eu la priorité sur les grandes causes et le monde, justice comprise. C'est particulièrement vrai en ce moment où tout ce qui s'apparente à l'actualité me révulse. Je ne tiens pas à savoir, à être informé. Le peu de culture que j'ai m'éloigne de plus en plus du présent. J'ai une crise de foi(e) du contemporain. Tous mes organes le rejettent violemment, comme un corps étranger, comme un poison.
Il y a quelques jours, j'ai eu au téléphone un ancien ami, ou même pas, disons une connaissance, mais un type charmant, qui a le même âge que moi, et avec lequel je partage beaucoup de souvenirs. C'est lui qui avait amené (je n'arrive pas à dire « apporté ») mon piano ici depuis la Haute-Savoie. Il était (ou est encore) loueur de pianos de concert. Il ne m'appelait pas pour discuter du bon vieux temps, mais parce qu'il a su que je vendais mon piano. Cependant, l'essentiel de notre conversation a bel et bien tourné autour de notre jeunesse à Annecy, de l'incroyable effervescence artistique et culturelle que nous avons eu la chance de connaître dans cette ville au début des années 70. On ne peut même pas l'imaginer aujourd'hui.
J'écoutais avant-hier le (très) vieux Boulez (en 2015, il avait alors 90 ans) parler de l'Allemagne, de Darmstadt, de Donaueschingen, du Domaine musical, de ses années d'apprentissage et de formation, de la compagnie Renaud-Barrault, de ses compagnons d'alors (Stockhausen, Nono, Berio, Maderna, etc.) et j'étais terriblement ému. En voilà un qui aura accompagné ma vie de musicien, mais pas seulement, depuis près d'un demi-siècle. Malgré toutes les oppositions — et Dieu sait qu'elles furent nombreuses, et violentes —, je n'ai jamais renié cet attachement et cette admiration, non seulement pour le musicien, mais aussi pour l'homme, la figure, et la pensée — et cela malgré tous nos nombreux désaccords. Tout le monde, dans mon entourage, le détestait. C'était un passage obligé, de le traiter de tous les noms d'oiseau. Je ne vois guère autour de moi qu'une seule personne avec laquelle partager cette admiration, Vincent. Il y a des figures, comme ça, haïes pour de mauvaises raisons par des gens qui ne les connaissent que de réputation, qui en définitive forgent quelque chose comme un lien secret avec soi-même. Carlos le détestait, comme il détestait Gould et méprisait Horowitz. Je n'ai jamais essayé de le contredire, et je crois que j'ai eu raison. Il y a des antipathies qu'il faut respecter, même si on ne les comprend pas — même si on les comprend trop bien. Laissons le temps passer là-dessus… Il y a beaucoup de sujets de discorde entre les êtres qu'il ne sert à rien de vouloir résoudre ou même seulement expliciter. C'est, selon la formule amusante de Renaud Camus, qui en connaît un bout sur la question, de « la boxe à côté ». Chacun tape sur une effigie qui ne correspond que très peu, voire pas du tout, à la réalité, avec d'autant plus de virulence que l'ignorance est grande, ou ancienne. Entrer dans la ronde est inutile, on ne combat pas des fantômes avec des arguments, mais avec d'autres fantômes. Et très vite on s'enfonce dans le ridicule d'une banale non-conversation. Temps perdu dans le monde de la rumeur. Ce que Boulez dit par exemple de John Cage est saisissant ! Que de malentendus, sur tant de sujets… Combien de compositeurs auront eu cette grâce (!) d'être à ce point inentendus, dans le même temps qu'ils semaient des graines vives en une terre profonde ?
La plupart des gens ne veulent que des vérités simples et univoques, l'avènement des réseaux sociaux nous le prouve chaque jour, jusqu'au dégoût. La complexité inhérente à un individu véritable est très mal vue et totalement incomprise, dans une époque où la culture a presque entièrement cessé d'être ce qui donne un sens aux rapports humains. Je crois qu'on ne mesure pas du tout à quel point la perception du monde et des êtres a été aplatie, réduite à un pauvre squelette, malgré toutes les « avancées » spectaculaires des neurosciences. Tout se passe comme si plus on voyait de détails, moins on comprenait la figure d'ensemble et l'âme des choses. J'y pensais en lisant il y a peu un très joli livre de Léon Daudet offert par Yohann. Dieu sait qu'il ignorait beaucoup de ce qui aujourd'hui est lieu commun, mais ça ne l'empêchait nullement de parvenir par d'autres voies que les nôtres à des vérités profondes et qui resteront, j'en suis sûr. La Science, avec son grand S ridicule, le plus souvent passe son temps à redécouvrir après mille détours des principes et des réalités qui étaient évidentes aux Anciens et qu'elle a commencé par nier avec violence et arrogance ; je pense en particulier à la médecine. Simplement voir et sentir n'est pas donné à tout le monde… Entendre non plus.
Ma vie est un non-sens pénible, de plus en plus. Pourquoi donc est-ce que je m'acharne ? C'est incompréhensible. Il n'y a que dans les moments — souvent dus au hasard — qui me mettent au contact de la musique, que l'angoisse me quitte un bref instant, parce que sa présence familière, malgré tout, m'apaise, au moins durant les quelques minutes passées à n'entendre qu'elle.
Hier, je me suis mis à écrire ce texte, sans savoir de quoi je voulais parler, sans savoir où il allait me mener, et je vois bien qu'il ne mène nulle part. Je l'avais intitulé « Etc. », mais Etc. quoi ? Pour pouvoir écrire « etc. », il faut qu'il y ait eu quelque chose avant, qu'il y ait de la lettre avant le post-scriptum, de la substance avant le reste, du déjà-là avant la suite ou le développement. Je me tiens (si l'on peut dire) dans la suite d'une vie qui n'a pas eu lieu, dans sa traînée fantomatique et inquiétante qui ne développe rien du tout (Carlos me l'avait bien dit, que je ne savais pas développer). C'est comme si j'empilais des non-lieux, que je les reliais les uns aux autres comme un fou s'acharne à essayer d'emboîter une tête de girafe sur un corps de poupée. Je ne me mets même pas en colère… Je constate, c'est tout.
2025 n'est rien, pas plus que ce jour où je me lève péniblement après une nuit atroce. Il passera, lui aussi. Même moi je l'oublierai. On est, et il ne se passe rien. On fut, aussi, et il ne s'est rien passé. Un blanc. Un vide. Une minuscule encoche que personne ne remarque sur une droite infinie qui ne va nulle part. On aurait pu aller ailleurs, sans doute, mais on ne se serait pas plus rencontré.
Ces derniers jours, je vois passer sur Facebook beaucoup de belles photographies de mon pays, la Haute-Savoie, des photographies de montagnes enneigées essentiellement. Toutes, elles me ramènent d'une manière ou d'une autre à cette épiphanie que j'ai longtemps considérée comme essentielle, sans pouvoir l'expliquer. C'était en hiver, au début des années 70. Je ne sais plus d'où je venais, mais j'étais descendu du train quelques minutes auparavant. Je sais que je revenais d'une tournée avec des amis musiciens, dans le sud-ouest, et que j'étais chargé comme un baudet (j'avais entre autre un xylophone sur le dos). Sur le chemin qui conduisait à la maison, dans le dernier tournant de la route de la Fuly, j'entendais intérieurement une chanson d'Amália Rodrigues, que mes amis m'avaient fait découvrir peu de temps auparavant. Il faisait très beau et très froid. Le sol était gelé. La chose n'a duré sans doute que quelques secondes, mais l'éblouissement est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui. Il me restait deux cents mètres à faire avant d'arriver à la maison, et j'ai connu ce matin-là (car cela ne pouvait être qu'un matin) un instant de bonheur parfait. Pur. C'est bien sa pureté d'acier qui lui a conféré tant de prix, il m'est difficile de dire les choses autrement. Les instants peuvent peser sur nous de toute la force de leur contingence : celui-là, au contraire, a retranché une part de mon être avec une indicible souveraineté. Jamais je ne m'étais senti aussi léger. Était-ce la transparence de l'air, le temps, froid, sec, glacé, la route que je connaissais trop bien et qui m'apparaissait pourtant comme complètement neuve, la nuit solitaire que je venais de passer dans le train, et la joie de me trouver bientôt au chaud et en sécurité, le fado, cette voix merveilleuse, ou même le drôle d'incident que je venais de traverser à la gare (le train, très étrangement, ne s'était pas réellement arrêté, et j'avais dû sauter en marche sur le quai glacé, ce qui m'avait valu la remontrance du chef de station), mais ces quelques secondes ont encore aujourd'hui une saveur et une évidence que je n'ai plus connues depuis. Tout à coup, mon être était mis entre parenthèses, et ce qui se trouvait entre ces parenthèses me semblait une fenêtre ouverte sur la Joie, sinon la Joie elle-même révélée d'un seul coup sans explication ni avertissement. Il n'y a pas eu de suite, comme il n'y avait pas eu de prémisses. Ce moment est un bloc complètement séparé du reste de ma vie et pourtant… il ne cesse de me hanter : pourquoi n'y ai-je plus accès ? Pourquoi ce signe qui n'annonçait rien ? Qui se refermait sur lui-même avant qu'on puisse en prendre la mesure, que je puisse en faire quelque chose, au moins le traduire et lui donner un sens… Je revois la lumière, dans ce tournant de la route de la Fuly, dans ce quartier qu'on appelait Monéry, cette lumière et cette légèreté que je n'ai plus jamais connues. Quel rapport entre le fado, la voix d'Amália Rodrigues, le froid, le soleil, le matin, la marche, l'enfance, la Maison ? Je ne l'ai jamais trouvé. Ce signe n'a pas fait signe mais il reste l'un des mystères de ma vie, un bref au-delà de la jouissance. Yves Nat disait, en s'adressant à ses élèves qui travaillaient la quatrième ballade de Chopin : « Plus simple, plus expressif. La simplicité est une garantie de pureté. » Il n'y avait rien de compliqué, dans cet instant. Tout était parfaitement simple.
Aujourd'hui, j'ai choisi comme promenade un simple aller-retour sur un chemin sans dénivelé : j'étais trop épuisé pour les vraies balades. J'ai toujours de la réticence à ces allers-retours qui paraissent vains, pourtant je me suis aperçu qu'il n'était pas sans intérêt de parcourir deux fois de suite le même chemin en sens inverse, et je vois bien que mon plus grand désir, à l'heure actuelle, le seul, sans doute, qui soit vrai, est de repartir en sens inverse sur le chemin de ma vie, de refaire scrupuleusement le même trajet, mais vu du sens opposé, de remonter le courant jusqu'à l'origine. Rien ne me passionne plus, rien ne me semble plus digne d'intérêt. Je veux voir ce que je n'ai pas vu, poussé par la vie et la folie de se croire immortel.
On me demande souvent pour quelles raisons j'ai choisi ce nom de plume. Je ne l'ai pas vraiment choisi : c'est seulement un nom de lieu. Machin de Monéry… Truc de Rumilly… Georges de La Fuly. C'est tout. L'origine qui donne le nom et le ton, et la raison. Ce n'est qu'aujourd'hui que je comprends que la volonté du retour était déjà présente en moi il y a trente ans. Retour sur le lieu, retour sur le nom, retour à la source, à ce qu'on voit depuis la fenêtre de la chambre, à ce qu'on entend dans le foyer, et même à ce qui se passe dans la pièce où la mère accouche, seule. À chaque fois que j'ai voyagé, cette pulsion impérieuse du retour à la maison m'a obsédé, même si j'aimais être là où je me trouvais. Je ne comprendrai jamais les voyageurs qui ne désirent que partir, quitter. Partir n'est attrayant que parce qu'on sait qu'on va revenir.
BHL publie un livre sur son insomnie chronique. Je ne l'ai pas lu, bien sûr, mais je suis exaspéré par ces gens qui affirment de manière spectaculaire et péremptoire qu'ils « ne dorment jamais ». Il est impossible de ne jamais dormir, même quelques jours. J'ai bien compris ce qu'il voulait dire, et je sais qu'il parle comme un très grand nombre d'insomniaques, mais cette affirmation est exaspérante car elle suppose une méconnaissance totale de ce que vivent des millions de gens de par le monde, et de la souffrance réelle et parfois terrible qu'ils traversent. L'insomnie n'a rien d'exaltant ni de romanesque. Quand un insomniaque affirme qu'il ne dort jamais, il veut dire qu'il dort très peu (ou très mal), mais à part quelques cas rarissimes, de l'ordre d'un sur dix millions, il est impossible de tenir plus de quelques jours en ne dormant pas. On devient très vite fou, et on meurt. Il existe un grand nombre de gens qui peuvent se contenter de très peu de sommeil, quatre, cinq heures par nuit (ou par jour), et un petit nombre qui peut tolérer un sommeil quotidien de moins de quatre heures. Ceux qui affirment « ne jamais dormir » mentent, souvent même sans s'en rendre compte. Ils font des siestes ou des micro-siestes qui leur permettent de tenir ; en bref, il répartissent leur temps de sommeil durant la journée. Une chose dont on se rend compte, lorsqu'on est insomniaque, et qui est assez paradoxale, c'est que loin d'avoir plus de temps, on en a moins. Quelqu'un qui a un bon sommeil quotidien de huit heures est quatre fois plus efficace et endurant que celui qui a vingt heures de vie éveillée par jour. Les heures de l'insomniaque ne sont pas comparables avec les heures de quelqu'un qui dort bien ; elles sont plus courtes. Je n'ai d'ailleurs jamais trouvé que dormir était du temps perdu, et aujourd'hui moins que jamais. Si je pouvais, je m'endormirais aujourd'hui pour me réveiller à la fin du mois de février. Sans remords. Quand on dort, le corps n'est pas du tout inactif, bien au contraire, et l'esprit non plus. Celui qui affirme « ne jamais dormir » est aussi pénible à entendre que celui qui parle de la solitude parce qu'il a passé six mois seul, ou même un an, que celui qui explique que vivre dans le froid est très supportable, quand il a seize ou dix-sept degrés dans son appartement, ou que celui qui nous parle de la fatigue et de l'appréhension de vivre alors qu'il a trente ans et pas de souci du lendemain (je ne veux évidemment pas dire qu'être jeune est synonyme de bonheur et de paix, mais plus simplement et prosaïquement qu'on a alors plus de force et moins de problèmes vitaux à régler au jour le jour).
L'insomnie, encore, oui… C'est que je découvre un nouveau monde, moi, et je mesure aujourd'hui la chance qui était la mienne de ne pas le fréquenter. Je sais bien qu'il ne s'agit pas d'un sujet digne de ce nom, pour quelqu'un qui a la prétention d'écrire, mais de toute manière je ne traite que de sujets subalternes, depuis que je tiens ce blog, et ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer. Le voudrais-je que je serais incapable, quel que soit mon désir de me hisser plus haut que mon cul, de parler de « vrais sujets » (comme aime à le dire le connard contemporain), de ce qui fait bander l'amateur éclairé de littérature et se pâmer les femmes à lunettes. Dans mes insomnies, il y a — il n'y a même que ça — du « etc. ». Du « etc. » qui roule sur lui-même et se mord la queue, du « etc. » en pâte, qui coule et se répand dans toutes les fentes de l'esprit comme une vieille cire apeurée par la flamme. Comme il est loin, le temps propice de la route de la Fuly et des purs frimas de la Haute-Savoie !
Je n'exprime que mon impossibilité à m'exprimer. Et quand j'appelle quelqu'un au téléphone pour lui dire précisément quelque chose qui me paraît capital, je lui dis tout autre chose, ou je bafouille en vain. (« Tu te sens incompris ? ») Et même quand je lui écris, d'ailleurs… La rencontre d'Odette vient pour Swann rompre la vie automatique, il change de discours, il sort du « etc. », dirait-on. L'amour demande l'amour, encore et encore. Encore, c'est le seul but, capable de briser toutes les trajectoires naturelles, et ce n'est pas un but, c'est seulement du encore ensemencé de solitude et d'imprévu. J'ai souvent voulu changer de discours ; je n'y suis jamais parvenu, ou seulement de manière parcellaire. Le lancinant « etc. » m'a vite rattrapé. L'amour ne demande que l'amour, tout le reste est ennui, hasard et répétition, essai avorté. Mais s'y tenir ? Se tenir dans un chemin brûlant dont on sait qu'il n'existe pas, et qui va pourtant nous engloutir ?
Brahms avait composé ses Chants sérieux comme un requiem pour Clara, l'incomparable Clara. Huit enfants, plus de soixante ans d'une invraisemblable carrière de pianiste, un mari fou dont elle est éperdument amoureuse, Brahms, qu'elle aime aussi… et elle compose magnifiquement. Ses variations sur un thème de Robert Schumann sont à pleurer. On peut dire que l'amour n'aura pas été un vain mot, pour ces deux-là.
Dans mes rêveries immobilières, l'Aveyron tient une place particulière. Quel âge pouvais-je bien avoir, dix-huit, dix-neuf ans, j'étais en auto, seul dans mon Ami-6, ma première voiture, achetée 3000 francs, je ne sais où j'allais, quand j'ai vu cette petite maison de rien du tout. Je me suis arrêté sur le bas-côté. Elle n'avait rien d'extraordinaire, c'est le moins qu'on puisse dire : petite, étroite, banale, très modeste. Elle ressemblait un peu à ces petites bâtisses de gardes-barrières qu'on voyait à l'époque. Pourtant je me suis dis : c'est là qu'il faut que je vive, dans cette maison. C'était au milieu de nulle part, vraiment. Je ne connaissais personne, ici, et je savais avec certitude que je serai très seul. Jamais je crois bien je n'ai jamais ressenti ça, ce désir violent et inexplicable de m'établir là, dans cette maison, sans qu'aucune raison pratique ou sentimentale ne m'y pousse. J'ai fixé la maison un très long moment, puis je suis reparti. Je n'ai pas osé me renseigner (elle avait l'air inhabitée). Je savais que si je m'établissais ici, je souffrirai de la solitude, mais c'est précisément cela qui m'attirait. Je pense à Schumann qui se jette dans le Rhin. Il a dû avoir froid. J'ai écrit à cet ami qui voulait venir me voir en lui recommandant d'attendre des jours plus cléments. Il est déjà deux heures moins vingt et je n'ai encore rien fait.
Etc.