dimanche 19 janvier 2025

19 janvier, fantômes et associés

C'est l'anniversaire d'Anne, aujourd'hui, le 19. Je lui ai très longtemps et très assidûment prodigué mes vœux à cette occasion (depuis les années 80), comme elle le faisait neuf jours plus tôt pour moi. Ça s'est arrêté, il y a quelques années, sans explications. J'ai continué quelque temps seul, mais comme je voyais qu'elle s'obstinait dans son silence, j'ai fini par faire de même. J'ai perdu quelques amis, dans ma vie, de manière inexplicable. Pour Anne, je ne peux pas dire que ce soit tout à fait inexplicable, car un certain refroidissement s'était manifesté dès les beaux jours de l'année 2000, à partir du moment où elle a compris que j'étais un lecteur de Renaud Camus. Anne, je l'ai connue en 1980, à Planay, où je venais de m'installer, seul dans une grande maison d'abord assez inhospitalière, avec mon chat et mon piano. Nous habitions la même rue (le « rue haute »), une minuscule rue en impasse, un chemin, plutôt, et je voyais passer chaque jour cette ravissante jeune fille d'une petite vingtaine d'années, avec ses joues rougies par le froid, un casque à fourrure sur les oreilles, son joli petit nez écarlate, quand elle allait chercher du lait dans une ferme voisine alors que je sciais ou fendais du bois dans une petite bicoque qui se tenait de l'autre côté de la rue en face chez moi (je me prenais pour Lazar Berman, avec ses mains de bucheron). Elle chantonnait toujours, elle avait l'air très gai, et sa manière de me dire bonjour me plaisait infiniment. Je ne savais pas du tout de qui il pouvait s'agir, alors, mais j'ai été invité assez rapidement chez elle et sa mère (à partir du moment où Yvan, le père, est mort) qui habitaient la grande maison qui se trouvait au fond de l'impasse. Elle voulaient savoir qui était leur nouveau voisin, ce type étrange qui s'était installé en plein hiver dans cette maison délabrée, seul avec deux jeunes chats, l'un blanc et l'autre noir, Inouï et Papageno, et sa vieille Opel Rekord. Je ne connaissais personne dans ce village de quatre-vingts habitants, et si j'avais su qu'il faisait si froid en hiver, dans ce pays, j'aurais sûrement attendu le printemps pour emménager. Moi qui venais de la Haute-Savoie, je croyais savoir ce qu'était le froid, mais je me trompais. Dans cette partie de la Bourgogne, la Bourgogne du nord, des plateaux, il fait régulièrement moins vingt degrés en hiver. Je n'avais jamais connu ça. Quand je me suis installé, je n'avais pas de chauffage central, pas de bois, et il a fallu en trouver très rapidement, et bien sûr, je me suis fait avoir, on m'a vendu du bois vert à un prix bien supérieur à ce qui se pratiquait alors. Normal, j'étais l'étranger, ici. On ne lui fait pas de cadeau. Il m'a fallu près de deux ans pour être un peu accepté, d'autant qu'à Planay, il n'y avait rien, ni bistrot, ni pharmacie, ni épicerie, même pas de poste, ni aucun commerce où l'on aurait pu croiser les gens du village. Une mairie, une église, et un tilleul immense, planté par Sully, c'est tout. Rude entrée en matière. Il y avait trois foyers dans la maison. Je m'installai d'abord dans la première pièce, à l'entrée, celle dont la cheminée était la plus grande, et qui jouxtait la cuisine, dans laquelle il y avait une cuisinière à bois et à charbon. Je mis mon lit à deux mètres du feu, pour essayer d'avoir un peu moins froid. Je devais mettre mon réveil à trois heures du matin pour aller de l'autre coté de la rue, scier du bois et alimenter la cheminée qui fumait abondamment. Malgré la flamme, toute proche, il y avait 7° dans la pièce. Pas d'eau chaude, bien sûr. À aucun moment je n'ai été malheureux. À vingt-quatre ans, on a un corps qui est capable de supporter beaucoup, sans se plaindre. Je peux même dire que jamais je n'ai été aussi heureux que durant ces cinq années passées seul dans ce village. J'avais tout ce qu'il me fallait. Mon piano, un fidèle Kawaï quart de queue, honnête et solide, un peu lourd, mais qui supportait bravement mes dix ou onze heures de travail quotidien, mon chat Inouï, adorable, qui passait une grande partie de son temps sur mes genoux alors que j'étais au piano, ma vieille et grande Opel offerte par la femme de l'oncle Marcel, mort récemment, qui suffisait largement à mes besoins, même s'il ne fallait pas trop compter sur ses freins. Christine avait refusé de venir s'enterrer là (c'était son mot) avec moi, et je ne la voyais donc plus que deux jours par semaine, lorsque j'allais donner mes cours au conservatoire, à Paris. Il lui arrivait de venir me rendre visite en été ou aux vacances, parfois avec sa fille Sarah, mais pas plus. Elle que j'avais jadis initiée à Paris, qu'elle ne connaissait pas du tout, dans le milieu des années 70, elle était devenue une vraie Parisienne et s'habillait dorénavant comme une bourgeoise qui n'a jamais connu que ça. Elle prenait goût à la respectabilité, et je dois dire que c'était un motif supplémentaire de désir, pour moi. La voir se transformer, se grimer, en quelque sorte, ajouter à son être un autre être étrange et inconnu, parfois aux limites du ridicule, dans lequel elle se mouvait avec plus ou moins de bonheur : son corps était multiple et je lui en savais gré. Ce qu'il y a eu de bien, entre nous, c'est que durant les dix années que nous nous sommes fréquentés, jamais le désir n'a faibli, bien au contraire. La toute dernière fois que nous nous sommes croisés, à Paris, par hasard dans le 95, près de la gare Saint-Lazare, alors que nous n'étions déjà plus ensemble, nous nous sommes précipités rue des Arquebusiers, chez moi, pour faire l'amour comme des furieux possédés par le démon. Jamais l'intensité d'un rapport sexuel n'a atteint chez moi ce degré de chaleur et de violence. J'aurais presque honte de raconter cet épisode, qui met en présence deux animaux domestiqués lâchés soudain en liberté. 

J'ai tout de suite eu le béguin pour Anne. Elle était vraiment charmante, légère, gaie. Tout le contraire de Christine, qui avait neuf ans de plus que moi. Elles se haïssaient très visiblement. Christine trouvait qu'Anne était une idiote très superficielle et sans intérêt. Anne trouvait Christine repoussante parce que c'était une vraie femme, entière et âpre, singulière au dernier degré, dont il émanait une sensualité affolante qui frappait tous les hommes l'ayant approchée. Mais Anne est restée très longtemps une amie, une amie très proche, nous nous disions tout, et je la considérais un peu comme ma jeune sœur, une sœur pour qui j'aurais eu de la tendresse et du désir, un désir léger que j'avais exprimé, un jour, dans le TGV qui nous ramenait tous les deux de Paris à Montbard, sans insister plus que ça. Les choses sont restées très longtemps sur ce plan légèrement ambigu et très agréable ; nous nous voyions presque tous les jours, à Paris où nous nous étions installés depuis lors elle et moi. Un beau jour, à la fin des années 80, elle m'a téléphoné, j'habitais alors place des Vosges, et m'a demandé si je voulais bien faire l'amour avec elle. Dix minutes plus tard j'étais chez elle. J'ai beaucoup aimé son corps, que j'avais longtemps imaginé. Mais j'ai voulu, après avoir baisé, aller dormir seul dans une autre chambre. Je crois qu'elle a été légèrement vexée, et c'est la seule fois que nous avons fait l'amour. Peut-être, plus simplement, avons-nous compris l'un et l'autre que nos rapports ne passaient pas par là. Nous avions envie de ça, de connaître le goût de l'autre, son intimité, ses gestes invisibles, mais sans que cela débouche sur une relation amoureuse. Il fallait seulement que ça ait lieu. Était-ce en juin, je ne sais plus, mais nous étions en été, je crois bien, ou au printemps, dans cette année 2000 qui a vu éclater « l'affaire Renaud Camus ». Avant de lire les articles qui en faisait état dans la presse, je n'avais jamais entendu parler de lui. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai, car je me rappelle ce jour de la fin des années 70 où je feuilletais à la FNAC Montparnasse un livre dont la préface était de Roland Barthes, auteur que je lisais alors avec passion. Ce livre, c'était Tricks. C'est la préface, qui m'a fait ouvrir le livre, mais son contenu m'a très vite signifié que ce n'était pas pour moi, et j'avoue avec un peu de honte m'être dit, légèrement dégoûté : encore des histoires d'homosexuel, ça ne m'intéresse pas du tout. Il est aujourd'hui parfaitement évident pour moi que je n'ai alors rien compris à l'objet de ce livre très singulier, mais il aurait fallu pour que je m'y intéresse lire plus de deux ou trois pages en vitesse, debout dans une librairie. Nous sommes donc en 2000, et je sors de la librairie l'Arbre à lettres, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Anne habite tout près, au 51, je crois. Je me rends chez elle, et une plaquette dépasse de la poche de ma veste. Comme d'habitude, elle est curieuse de voir ce que je lis et retire d'autorité le livre de ma poche pour en prendre connaissance. Nous parlons souvent de littérature, elle et moi. Quand elle voit le nom sur la couverture, elle a ces mots que je n'oublierai jamais : « Tu lis ça, toi ? » avec dans le ton de la voix une sorte de dégoût charmant. À quoi je réponds du tac au tac : « Oui, je lis ça, et c'est très bien. Tu l'as lu ? » Bien sûr qu'elle ne l'avait pas lu. Grande lectrice du Monde, comme moi, elle avait suivi la campagne qui mettait alors le monde intellectuel parisien en émoi. Or, je me souviens parfaitement de tout cela : moi aussi, j'ai commencé, car à l'époque on croyait ce qu'on lisait dans le Monde et Libération, par trouver ce personnage absolument répugnant. Mais il y avait tout de même trois ou quatre, ou quatre ou cinq articles ou tribunes (très peu) qui prenaient la défense de Renaud Camus, dont celle de Finkielkraut. Je me revois encore dans la salle d'attente de ma dentiste d'alors, la jolie Ludivine, en train de lire tout ce qui avait trait à cette affaire étrange. Toujours est-il que je ne m'en suis pas tenu à la vérité révélée dans la presse, et que je suis allé m'acheter deux livres de Renaud Camus pour savoir à quoi m'en tenir. Ces deux livres étaient Éloge du Paraître et le Répertoire des Délicatesses du français contemporain. J'ai adoré ces deux livres, mais ce n'était pas suffisant. Il fallait aller voir du côté de La Campagne de France, le livre qui avait mis le feu aux poudres, son journal de l'année 1994. J'ai donc acheté ce volume, mais, malheureusement, je me suis aperçu, dépité, qu'il était caviardé. Quelques passages avaient été retirés et très ostensiblement remplacés par des blancs très impressionants. Je n'avais jamais vu ça. J'ai donc pris mon courage à deux mains, et j'ai écrit à Renaud Camus pour lui demander si par hasard il était possible de lire ce qui avait disparu. Non seulement il m'a répondu très gentiment (le choc de son écriture manuscrite, unique au monde !), mais il m'a généreusement envoyé la première édition de la Campagne de France, non caviardée. Et ce fut une incroyable révélation. On nous avait raconté n'importe quoi. Il n'y avait dans ce livre, non plus que dans les très nombreux autres lus depuis, pas la plus petite trace d'antisémitisme, bien au contraire. Comment donc tous ces gens illustres, en qui j'avais alors toute confiance (je ne donnerai pas de noms, tout le monde les a en tête) avaient-ils été capables de se joindre à cette campagne absolument immonde qui avait pour but d'enterrer vivant un des leurs ? (À cet égard, il faut absolument lire Corbeaux, l'un de tomes du journal de Camus, et l'un des plus bouleversants, qui relate ces événements.) Que s'était-il donc passé pour qu'ils mentent avec autant d'aplomb, sans la moindre honte ni le moindre remords ? Vingt ans après, tout juste, nous avons tous vu et compris, douloureusement, comment un mensonge énorme et spectaculaire pouvait parfaitement être pris pour la réalité par la majorité de la population. Dieu sait que je connaissais bien le Panorama, l'émission de Jacques Duchâteau, à France-Culture, que j'avais écoutée presque depuis l'origine jusqu'à sa fin, sous le règne assez controversé de Michel Bydlowski, qui s'est jeté de la fenêtre de la Maison de la Radio en 1998. Duchateau, Bydlowski, Alain de Benoist, Jaques Bens, Carmen Bernand, Paul Braffort, Jean-Jacques Brochier, Roger Dadoun, Lionel Richard, François Caradec, Michel Field, Gilbert Lascault, Jean-Maurice de Montremy, Serge Koster, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Salgas, Antoine Spire, Antoine Sfeir, Leïla Sebbar, Florence Trystram, Claude-Marie Trémois, Marcelin Pleynet, Madeleine Mukamabano, Pascal Ory, Guy Konopnicki, Christian Giudicelli, Jean-Marie Goulemot, Isabelle Rabineau, Dominique Jamet, Christine Lecerf, Claire Clouzot, Pascale Casanova, Lise Andriès, et sans doute d'autres, que j'oublie… C'était des voix que je connaissais par cœur, et que j'aimais retrouver quotidiennement. Roger Dadoun et ses engueulades avec Antoine Spire, Roger Dadoun et ses obsessions, et son humour ! La voix extraordinaire de Gilbert Lascault ! Celle, insupportable, de Pascal Ory… Celle, filandreuse et sournoise, de Marcelin Pleynet… Celle, un peu ridicule, mais finalement attachante, de Lise Andriès… Et aussi, la belle voix de Philippe Sollers, dont il sait jouer à merveille, qui était souvent invité et qui, toujours, semblait planer très haut, au-dessus des débats, comme un souverain qui consent à rejoindre ses administrés un peu idiots qu'il faut bien satisfaire de temps à autre… Je les entends encore, toutes ces voix, alors que j'écoutais — avec quelle attention ! — le Panorama entre deux séances de piano à Planay, et que je cherchais à en percer le mystère. Quoi qu'on puisse penser de ces gens et leurs idées et idéologies, nous sommes un certain nombre à avoir été formés par eux et par les livres dont ils faisaient la critique — et plus encore par leurs voix que par leurs idées. On ne sait plus, aujourd'hui, à quel point la radio a joué un rôle capital dans la formation intellectuelle et sensible de toute une génération. C'était la seule fenêtre ouverte sur le monde des idées, sur la vie de l'esprit, en dehors des livres. Ce n'est pas du tout à la télévision, que ça se passait, mais à la radio, qui m'a toujours paru un média extraordinaire, et extraordinairement fécond, très favorable à l'imagination et à la création, où l'intelligence a une saveur qu'elle n'a nulle part ailleurs. France-Culture, n'en déplaise à ceux qui aujourd'hui la critiquent un peu facilement, a été l'une des meilleures radios du monde, c'est pourquoi il est si difficile pour nous d'en faire le deuil, malgré son piteux état actuel. L'Atelier de Création radiophonique, par exemple, de René Farabet, le dimanche soir, était une émission absolument merveilleuse, qui m'aura inspiré jusqu'à aujourd'hui. Une grande partie de mon travail vient de là, je dois le noter. 

Anne n'est pas la seule à être sortie de ma vie sans que je sache exactement pourquoi, car, après tout, je ne suis pas certain de l'interprétation que je donne de son silence, même si elle me paraît la plus plausible. Il y a bien des mystères, dans une vie, et le retrait silencieux des amis est une chose parmi les plus incompréhensibles et parfois douloureuses. Je pense à G., qui était mon meilleur ami, à la fin des années 90. Plus jeune que moi, nous étions pourtant très proches, et même intimes. Il avait joué ma musique, qu'il aimait, et nous avions fait de la sonate ensemble. Il est aujourd'hui hautboïste à l'orchestre philharmonique de Strasbourg, et il y a plus de vingt ans que je n'ai pas de nouvelles de lui, alors que nous nous parlions chaque jour ou presque. Que s'est-il passé ? Je suis partagé entre l'envie de savoir et l'envie contraire — ou la peur de savoir. Il était à l'époque fou amoureux d'une très belle Marocaine qu'il devait épouser dans les quelques semaines à venir, et celle là l'a quitté sans un mot ni une explication, alors que tout était prêt pour le mariage, les invitations déjà lancées, etc. Il m'en a beaucoup parlé, il était inconsolable, et puis… plus rien ! Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas, ai-je été indélicat sans le savoir, il ne me semble pas, mais je ne saurai sans doute jamais. Il y a quelques mois, j'avais demandé à une amie qui habite Strasbourg de lui faire passer une lettre que j'avais envie de lui écrire, pour enfin savoir. Et je me suis dégonflé… Ce n'est quand-même pas parce que nous avions eu une liaison, Sarah et moi, Sarah qui était sa petite amie, bien avant ? Je ne peux pas le croire. Il m'avait assuré en être tout à fait détaché, mais dit-on jamais toute la vérité, en ces affaires là ? Quoi qu'il en soit, la brouille n'aurait pas duré autant, c'est ridicule ! C'est comme cette tête de lard de Lafourcade, qui du jour au lendemain ne m'a plus adressé la parole et m'a même bloqué sur les réseaux sociaux alors que nous nous entendions très bien, à l'époque où il m'a sollicité pour écrire le livre d'entretiens qui s'intitule Conversations avec Jérôme Vallet (titre idiot, comme me l'a fait remarquer justement Renaud Camus). Jamais eu la moindre explication… Moi, en tout cas, je ne suis pas du tout fâché avec lui, je l'estime beaucoup et je lui trouve bien du talent. Est-ce parce que je n'ai pas lu tous les livres de lui qu'il m'a envoyés ? Est-ce parce qu'un jour je lui ai demandé si le texte qu'il venait de me faire lire était une pure fiction ou bien un récit, et qu'il avait semblé heurté de cette question, comme si le fait de pouvoir imaginer qu'il avait inventé ce qu'il racontait était une offense ? Il me semble, très au contraire, pour moi qui n'ai aucune imagination, que le fait de décrire une scène de manière réaliste et convaincante est une preuve de talent littéraire, mais après tout je ne suis pas lui. Mais même en admettant que ma question puisse être maladroite, ce que je ne crois pas, était-ce une raison suffisante pour réagir aussi brutalement, et surtout, sans donner d'explication ? Non, il doit y avoir autre chose que je n'ai pas vu. Ça restera sans doute un mystère… J'ai appris il y a peu qu'il avait écrit un livre de correspondance avec Patrice Jean, Les Mauvais Fils. Il me parlait déjà à l'époque où nous correspondions de ce dialogue et de son admiration pour Jean. Sans doute a-t-il trouvé meilleur interlocuteur que moi, je n'ai aucun doute à ce sujet. Je suis presque certain que c'est un excellent livre, sans en avoir lu une ligne. Je les ai entendus tous les deux, il y a quelques semaines, et j'ai trouvé l'émission passionnante. Je dois avouer même que j'ai trouvé Lafourcade bien meilleur que Patrice Jean, plus original, plus fin, plus libre. C'est lui, que Finkielkraut devrait inviter, et non pas tous ces médiocres qui défilent chez lui très souvent. Mais bon, mon avis, hein…

J'aimais beaucoup Anne, et elle restée fichée en moi, apparemment, car c'est la personne dont je rêve le plus souvent. Ce sont très souvent des rêves érotiques merveilleux, à la fois doux et très excitants, tendres et surprenants. Je lui suis donc très reconnaissant, malgré cette brouille insensée. Elle ne le saura sans doute jamais. Je me rappelle tout à coup, chose que j'avais complètement oubliée, que j'avais dans le temps composé un petit trio pour son ensemble de fûtes à bec baroque, qui s'intitulait « L'Éveil (d'une jeune fille) ». Comme j'aurais aimé la voir s'éveiller le matin, chose que j'ai ratée à cause de ma bêtise, en cette époque où je croyais que dormir près d'une femme était la chose à ne surtout pas faire. J'ai appris depuis à quel point je me trompais. Une des dernières fois que nous nous sommes téléphonés, je me rappelle qu'elle m'a posé cette question : « Tu es toujours ami avec Renaud Camus ? » Je n'avais pourtant jamais prétendu être « ami » avec Renaud Camus, mais si la question signifiait comme je l'ai entendue « est-ce que tu l'admires toujours, malgré ses positions politiques », ma réponse, qui fut positive, était tout à fait justifiée. Sans doute, au moment où elle m'a posé cette question, ne l'avait-elle toujours pas lu, j'en mettrais ma main au feu. Malgré cela, elle avait une idée sur la question, idée qu'il lui aurait été insupportable de remettre en cause, ou de seulement examiner. Comme c'est triste… J'écris cela sans me faire d'illusions sur moi-même, car je suis persuadé que je suis capable moi aussi de refuser de changer d'avis à propos d'une certitude que je crois me constituer alors qu'elle ne repose sur rien. 

Pris par une soudaine curiosité, je suis allé fouiller dans mes vieux mails, et j'ai retrouvé nos échanges, avec Lafourcade. Que de surprises ! Il était très élogieux et très gentil avec moi, à sa manière un peu rude. Quel drôle de garçon, tout de même… Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je me demande bien comment ça se serait passé. Je trouve qu'il ressemble beaucoup à Sitting Bull.

Lazar Berman admirait Michelangeli et Sofronitski. Christine s'était mise nue dans les forêts glacées qui entouraient Planay, en émergeant sans prévenir de son manteau de fourrure. Inouï nous attendait au chaud. On buvait du cognac. Elle avait posé à poil allongée sur le piano. J'écoute Schumann, dont j'avais travaillé là-bas avec Marie-Pierre L'Amour et la vie d'une femme. Je faisais un délicieux gâteau au chocolat. Carlos était venu nous faire travailler, Marie-Pierre et moi, et Alicia nous avait rejoints. Il s'en est passé, des choses, dans cette maison qu'avait habitée avant moi Arthur et sa femme Françoise, et leurs amis de la bande à Reiser. La belle Barbara King était venue de Paris, soi-disant pour accorder mon piano. C'est à elle que je dois une des plus grosses crises de jalousie que m'avait faites Christine, qui avait découpé aux ciseaux ma veste préférée et en avait fait un tas au beau milieu de salon, avec l'arme du crime bien en évidence, dans l'appartement de la rue Joseph de Maistre. Sa voix me manque. Ses mains aussi. J'ai appris il y a peu que Schumann mettait des petites croix dans son journal intime, chaque fois qu'ils faisaient l'amour, Clara et lui. J'en connais un autre, qui fait ça. « Je souffre beaucoup pour lui, et à cause de lui, mais chaque douleur lance dans mon cœur une nouvelle étincelle d'amour. » J'essaie d'étendre la main jusqu'au tréfonds de tout ce qui m'a quitté.