« Je suis quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il ne comprend pas. C’est le cas de tout le monde quand les gens meurent, et bien souvent dans la vie. C’est le cas de tout le monde et personne ne le dit, comme si personne ne le savait. »
Comme si personne ne le savait… Ils ont l'air d'ignorer qu'ils ne comprennent pas, en effet. Ou, s'ils le devinent confusément, ils ne veulent surtout pas que ça se sache, que ça se voit.
J'ai trimballé ce poème enluminé, dans son vieil encadrement branlant, depuis les toilettes du rez-de-chaussée de la Closerie jusqu'à celles du premier étage de la maison que j'habite aujourd'hui. Ce n'était pas gagné d'avance. Quand j'étais enfant, j'avais ce poème en horreur, et j'en avais d'ailleurs composé un brocard ordurier dont j'aurais bien honte aujourd'hui s'il m'arrivait de le retrouver. J'ignorais tout de lui, alors, et pour commencer qu'il appartenait aux Contemplations, que ce n'était que les quatre derniers vers de la poésie que j'avais eu sous les yeux durant toutes ces années sans la comprendre. Je ne voyais, moi, que l'apologie immonde et misérable de la “villa Sam'Suffit”, qui, à l'époque me faisait honte et me semblait le pire de ce que les petits-bourgeois offraient à leurs enfants. Je ne savais pas, alors, que j'habitais le printemps et l'été de ma vie, et que ces choses que je croyais mépriser allaient revenir, longtemps après avoir changé de sens et de substance, de cadre, de désinences, me désignant à moi-même comme un traître ou un imbécile, et parfois les deux.
Il devait pourtant exister une trace de lucidité en moi, puisque je n'avais pas détruit cet objet à l'époque où il m'exaspérait tant, et que je ne l'ai pas jeté non plus, lorsqu'en 2006 j'ai quitté la maison familiale pour m'établir ici. Les choses qui échappent à notre vindicte sont parfois celles qui deviennent à notre insu les plus précieuses, car cette vindicte n'est très souvent que le masque commode de notre imbécilité.
« L'enfant rit quand il tue ». Enfant, j'étais un expert en démolition et en sacrilège. Je mettais le feu à la maison, je faisais des trous dans les murs, j'écrivais des satires ignobles et blasphématoires des textes religieux qu'on me mettait sous les yeux, je déchirais les pages des livres, quand celle-là me déplaisaient, je déversais du bleu de méthylène et du rouge d'éosine sur les routes menant à la maison, ce qui avait pour conséquence de me désigner trop facilement comme le délinquant que les gendarmes craignaient de dénoncer à mon père, puisque c'était lui qui m'avait fourni l'arme du crime. « J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel. » J'étais surtout bête. Ma mère en a pleuré, de ces écrits invraisemblables sur lesquels elle était tombée, incrédule, et aussi de ces gestes déments dont elle se demandait d'où ils provenaient, sans comprendre la folie qui les instruisait. « Peut-être le maudit se sentait-il béni ? »
Un jour pourtant le Ciel, furieux ou facétieux, je ne sais, décida de me punir et fit tomber sur mon pied gauche un lourd morceau de béton d'une canalisation entreposée sur le bord de la route que j'avais brisée en la faisant rouler sur elle-même et la cognant violemment contre celle de mon petit camarade. La douleur fut très vive, car le choc avait brisé net l'un de mes orteils, mais c'est surtout la trouille intense de la raclée que j'allais recevoir, qui me fit courir jusqu'à la maison pour m'y cacher, oubliant pour quelques minutes ma souffrance. Pour une fois, mes conneries ne restaient pas impunies, et je conserve jusqu'à aujourd'hui dans ma chair ce stigmate très laid, car j'avais dû subir trois opérations, toutes plus ou moins ratées. Le chirurgien, ami de mon père (il n'était pas question d'aller voir ailleurs, malgré les supplications de ma mère), était connu à Rumilly pour être particulièrement nul et distrait : il lui arrivait fréquemment d'oublier des instruments ou des pansements dans les entrailles de ses patients, mais, aussi bizarre que cela puisse paraître aujourd'hui, on n'en faisait pas toute une histoire. « Dans une profondeur où l'homme ne va pas », écrit Victor Hugo, mais les chirurgiens, eux, ne se gênent pas, et le bistouri est leur baguette magique, la baguette à laquelle ils font marcher l'orchestre organique qui nous sert de véhicule autant que de plainte. Trancher, retrancher, ouvrir, ôter, dévier, refaire, refermer, tout cela bien à l'abri de leur complice la peau, est indispensable à leur jouissance, et leur indéniable virtuosité entretient avec la vertu et le soin une relation assez complexe, dira-t-on prudemment. Houellebecq déteste les dentistes, qui se font construire des piscines en extrayant les dents de leurs pauvres patients, mais que dire des chirurgiens et de leurs villas horribles ? Les profondeurs, ils en connaissent les contours et la géographie, les superpositions et les embranchements, les postes et les voies de communication, et ce sont souvent des architectes d'intérieur qui ont des idées très arrêtées sur la déco organique et viscérale : ils pensent sincèrement faire mieux, plus pratique, plus fonctionnel, plus solide, et parfois plus élégant que ce qui a été conçu par Dieu, dont ils pointent sans ménagement les insuffisances et le manque d'imagination, voire la rusticité ou l'imprévoyance. « Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ? » On a beau démonter un piano pièce par pièce, et le remonter, ce n'est pas cela qui nous apprend à bien en jouer. Qui connaît le mieux le corps humain ? Le biologiste, le généticien, ou le danseur, ou la chanteuse, ou l'amant ?
Je ne connaissais rien à la poésie (je n'y connais toujours à peu près rien), alors, mais j'avais mes têtes, et Victor Hugo n'en faisait pas partie, au grand désespoir de ma mère qui l'adorait. « Une maison petite avec des fleurs, un peu / De solitude, un peu de silence, un ciel bleu, / La chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, / De l'ombre… Et quel besoin avons-nous d'autre chose ? » Il était impossible que je sois bouleversé ou même seulement ému par des vers aussi simples, aussi prosaïques et « bourgeois ». Aussi modestes. On sait bien que la modestie n'est pas le fort de Victor Hugo, mais là n'est pas la question. Je crois qu'il est parfaitement sincère en écrivant ces quelques vers, et je ne peux que repenser à ma petite maison de l'Aveyron. « On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans ses yeux » quand on se contente de peu, mais d'un peu qui nous appartient. Qui dira le malheur profond du locataire ? Ils ont décidé, aujourd'hui, que la propriété était une vieille chose pourrie tombée de l'arbre de la Modernité et je crois, moi, qu'ainsi ils feront le malheur de tous. L'« abonnement » est la chaîne dorée avec laquelle joue l'esclave moderne, qui trouve ça « pratique », comme est pratique tout ce qui a détruit la beauté ici-bas, pratique comme l'élégant collier avec lequel on pourra l'étrangler à distance en appuyant sur un bouton, ou seulement le désactiver. Faites-moi penser à écrire un de ces jours un violent réquisitoire contre le lave-vaisselle et l'amplification sonore. Et pas Internet ? Si si, bien sûr, Internet, et ces saloperies de “mails”. « Il est gonflé, celui-là, alors qu'il a joué du piano électrique quand il avait dix-huit ans, alors qu'il est sur les résosocios, alors qu'il s'autopublie, alors qu'il tient un blog ! » Oui, oui, il est gonflé, on l'a déjà dit, et il n'est plus à une contradiction près, ce fissedepute. La cohérence est échevelée ou n'est pas, c'est bien connu. D'ailleurs il la prêche pour les autres et se pare du manteau de l'exception, preuve s'il en est qu'il est coupable au dernier degré, ça devrait être facile à démontrer. Plutôt mort que sympa ? Je vous trouve tout de suite au moins deux quidams qui le trouveront sympa. Qu'il tire donc les leçons de son proverbe ! C'est-trop-facile.
Je suis quelqu'un à qui il arrive quelque chose qu'il ne comprend pas. Tu parles d'une originalité ! Ces dernières nuits, on a tout de même noté un changement. Jusqu'alors, la question de la mort, la seule qui vaille, se posait d'une manière très angoissante. Angoissante parce qu'elle va nous priver de ces choses dont on pense, sans doute à tort, mais ce n'est pas la question, qu'il aurait fallu les faire, ou les mener à bien. Il s'ensuit donc une espèce de course contre la montre entre ces choses et la Fin. Mais depuis quelques jours, la question semble ne plus se poser. On a perdu cette espèce d'arrogance qui nous faisait croire que ce qui restait à faire avait une quelconque importance — comme si le fait de laisser quelque chose derrière soi avait une valeur en soi. Oh, évidemment, il est agréable de le penser, surtout au moment où l'on est en train de fabriquer les choses dont je parle. C'est même un aiguillon utile qu'il ne faut pas négliger. Mais quant à y croire, c'est une autre histoire… Durant les dernières nuits d'insomnie et d'angoisse, tout à coup, cette chose s'est évanouie, sans qu'on sache pourquoi. Si Dieu (ou ce que vous voulez, la vie, la nature, le destin) devait nous « reprendre » et éteindre notre souffle, demain ou après-demain, nous n'y verrions pas d'inconvénient. Le fantasme de mettre sa vie en ordre n'est plus qu'un fantasme ou un souvenir qui nous fait sourire. Rien n'est jamais en ordre. Et l'ordre suprême ne nous appartient pas, nous ne le distinguons même pas, et il est à peu certain que nous prenons des vessies pour des lanternes, dans ce domaine.
Il y a quelques jours, le poète Olivier Causte a écrit sur Facebook quelque chose qui m'a beaucoup troublé, et que j'ai relu plusieurs fois sans savoir quoi répondre. J'avoue ne pas comprendre où il veut en venir. Quelque chose en moi se braque, mais je ne crois pas être en mesure d'expliquer ici de quoi il s'agit. Comme je peste plus souvent qu'à mon tour contre ces andouilles qui ne comprennent jamais de quoi il est question, quand ils nous lisent, je me sens ici dans mes petits souliers et j'ai bien envie d'éviter l'obstacle. D'un autre côté, le sujet m'intéresse. Il est question de modestie, de « croire en son œuvre », etc. Voilà bien une formule, en tout cas, qui pour moi n'a aucun sens. Depuis soixante ans j'entends cette race de gens qui nous expliquent volontiers qu'ils croient en leur œuvre, et ces mots n'entrent littéralement pas en moi. Ce n'est même pas que je ne les croie pas. Je veux bien les croire sur parole, mais croire quoi ? Croire-en-son-œuvre est typiquement pour moi une formule incantatoire. Je comprends qu'on la prononce, mais pas qu'on la prenne au sérieux. C'est un peu comme si je disais aujourd'hui : tout va bien, je vais gagner au loto. C'est une formule magique censée attirer la Providence, si l'on veut, mais pas plus. Que les miracles existent, ça je le sais. Mais ils se posent toujours ailleurs, dans un monde qu'on regarde par la fenêtre. Tout de même, on sait bien, au fond de soi, la valeur de ce qu'on écrit. On ruse, on passe son temps à se lire avec les yeux d'Untel, puis d'Untel, ce qui renverse tout, en deux minutes, et on recommence, jusqu'au vertige. Hier, par exemple, j'ai relu avec ses yeux un texte de moi partagé par quelqu'un que j'admire beaucoup, et j'ai eu une envie pressante de supprimer ce texte qui m'a fait honte. Dans ces moments-là, on sait qu'on a raison de ne-pas-croire-en-son-œuvre. Je l'ai déjà écrit, je crois bien, mais il y a une grande différence entre la littérature et la musique. Il existe des lois acoustiques (acoustiques en sens large, car l'acoustique a été irréversiblement contaminée par le sens et la culture) qui fondent et prouvent la musique, rendant certaines œuvres incontestables — du moins j'essaie de m'en persuader. Malheureusement, dès qu'il est question de langage, de langue, de sens, de Lettres, nous nous trouvons dans l'impureté la plus vaste et la plus radicale. Rien de plus éloigné des mathématiques que la littérature. Il y a tellement de sens qui se croisent, se contredisent, s'ajoutent, se retranchent, s'annulent, s'hybrident, que l'esprit humain est perdu, dès lors qu'il n'adopte pas une grille de lecture indexée strictement sur la culture (la petite et la grande). Nous ne serons jamais d'accord. Mais je me suis très fort éloigné de ce qu'écrit Olivier Causte. Beau hors-sujet !
Il faut que je lise ces Mauvais Fils. Je me rappelle qu'au temps de nos discussions, Sitting Bull et moi, m'agaçait un peu sa manière de me dire sans cesse : « Je ne suis pas écrivain. » Je me demandais toujours ce qu'il essayait de me dire par là, mais le fait est qu'il le répétait un peu trop. Pour moi qui le regardais de loin, c'était lui, l'écrivain, évidemment, et pas moi. D'ailleurs, j'en ai une preuve qui me semble incontestable. Je l'ai dit à une amie très proche, il y a quelques semaines, et je ne sais pas si elle m'a cru, mais c'est pourtant la stricte vérité : si l'on me promettait une vie douce et tranquille, là, aujourd'hui, je renoncerais très facilement à écrire. Lui, d'après ce que je sais, ou crois savoir, il n'y renoncerait pour rien au monde. C'est bien la preuve qu'il croit-en-son-œuvre ! Autre exemple qui me paraît au moins aussi probant : Si j'avais le choix entre l'amour et la littérature, je peux vous dire que je n'hésiterais pas longtemps. Mais peut-être après tout que je n'aurais pas tenu ce discours il y a vingt ou trente ans.
« Je suis quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il ne comprend pas. C’est le cas de tout le monde quand les gens meurent, et bien souvent dans la vie. » Je ne suis vraiment pas certain qu'Henri Thomas ait raison sur ce point. Je crois le contraire, en tout cas depuis peu : quand on meurt, on sait enfin, on comprend enfin ce qui nous arrive, parce tous les sens moins un sont alors évacués. Mais peut-être voulait-il dire qu'on ne comprend pas quand les autres meurent autour de nous. Ça c'est la vérité. On ne peut pas. Croire que ceux qu'on aime vont mourir (le comprendre) est aussi impossible que de croire-en-son-œuvre. On peut faire semblant, c'est tout. C'est rarement convaincant. On peut s'y préparer, mais en vain. « Personne ne le dit. » C'est ça, qui me frappe le plus, en définitive : personne ne dit jamais qu'il ne comprend pas, ou alors il ment et le dit précisément quand il croit comprendre.
Et quel besoin avons-nous d'autre chose ? J'ai besoin d'un acheteur pour mon piano. Faites passer, s'il vous plaît.