dimanche 15 septembre 2024

Les Femmes et les Enfants d'abord

 

L'abbé Pierre est une ordure, comme ça se disait déjà dans les années 1990 du côté de la rue de Birague. L'affaire est pliée, jugée, entendue. L'abbé Pierre a peloté des nichons sans défense, a embrassé des femmes-pures, a forniqué avec des saintes en leurs auréoles. Pierrot est un sacré numéro, avec sa bite dure et sa voix chevrotante, mais il a dû en faire bander plus d'une, j'en mettrais mes deux majeurs à couper. Il a fricoté avec des antisémites et s'est pris pour un Jésus au rabais. Bref, il n'en a fait qu'à sa tête, le curé de l'hiver et de la cloche. C'est un scandale en soutane qu'il fallait bien raccourcir un jour ou l'autre. C'était couru. Les furies aux dents rougies n'oublient jamais qu'elles n'ont pas assez joui. “Rage du cul fait passer mal de dents”, comme on dit. La passion de couper les têtes est immortelle, en France. On bave de loin, dès qu'un cou se profile sur l'étal. Mais à la différence des Sanson de jadis, les bourreaux d'aujourd'hui ne prennent aucun risque : ils coupent les têtes des morts, ils assassinent socialement, historiquement, symboliquement, numériquement, à distance et toujours en meute, sans se salir les mains ; ils condamnent et piétinent les faibles et les sans défense (quoi de plus démuni qu'un mort ? (« De vous, qui renversez les lois de la nature, / Qui, barbare, aux défunts niez la sépulture »)), jamais les puissants, jamais ceux qui sont en mesure de rendre coup pour coup. À l'époque de l'Idiot International, on était contre tout ce qui est pour, pour tout ce qui est contre. Aujourd'hui, ils sont pour tout ce qui est pour et contre tout ce qui est contre, pour tout ce qui incarne le Positif et qui tient le manche et la seringue, contre tout ce qui refuse et renâcle, ou regrette, ils n'affrontent que les perdants de l'histoire et de l'Histoire, encalfeutrés et botoxés de Justesse derrière leurs écrans imperméables aux miasmes de la réalité, sordide comme il se doit, impure et trouble, mêlée, impropre aux simplifications qu'aiment ces suaves et intraitables chevaliers du Bien. Comme toujours, les terroristes sont des êtres hyper-moraux dont la Justice est le seul bréviaire ; les lâches et les ordures prennent la pose du Juste car ils savent que la meute dominante les absout par avance. Le stratagème est que les majorités hurlantes se font passer pour des minorités piétinées, les bouchers pour des agneaux, la racaille pour l'élite, le fort pour le faible. C'est au nom du bien qu'on torture sans péril, c'est au nom de la faiblesse qu'on cogne sans entraves sur les victimes expiatoires désignées par l'air du sang. 

Sur « l'affaire abbé Pierre », je n'ai lu qu'une seule parole délicate, digne et élégante, celle d'une femme, une inconnue d'un certain âge, sur un réseau social, qui expliquait que si l'abbé, dans sa chambre d'hôpital de vieillard cacochyme, s'était laissé aller à malaxer maladroitement ses seins, elle lui aurait volontiers accordé ce petit plaisir sans se sentir agressée ou réduite à la fonction d'objet sexuel, sans se croire obligée de prendre la pose de la Victime, de la femme souillée et détruite. Mais l'on sait bien qu'écrire ce genre de choses expose immédiatement aux pires accusations, au minimum à celle du crypto-complice. Qu'il ait caché des enfants juifs, qu'il ait été résistant, « l'Insurrection de la bonté » durant hiver 1954, rien de tout cela ne compte. La seule chose pertinente, c'est : comment s'est-il comporté vis à vis des femmes ? Le reste n'intéresse pas. Tu touches un nichon tu vas en enfer. Point barre. Tu crois être protégé par le tombeau ? Gros naïf ! On ira te chercher parmi les vers et la cendre pour te traîner au Tribunal des Vertueuses de la Vengeance Éternelle. Pas de prescription, fût-elle biologique. Rien de tout cela ne tient devant l'exigence de Réparation du Nichon Glorieux. 

Je n'ai pas de sympathie particulière pour l'Abbé, Pierre ou Paul, icône ou salaud, mais j'ai une antipathie franche et brutale pour les justiciers anachroniques, pour les redresseurs de torts d'outre-tombe, et pour tous ceux qui luttent toujours à contretemps en se regardant dans le miroir, sans égards pour le pardon et l'oubli, sans considération pour l'humaine humanité, faillible et imparfaite. 

Le Morveux-roi et tout-puissant, ou la Morveuse, en l'occurrence, qui aurait terrifié tout homme normal de l'époque historique, c'est-à-dire tout individu éduqué, passé par les mains caleuses d'un père et d'une mère normaux, eux aussi (c'est-à-dire éduqués) a reçu une fessée et un verre d'eau sur la tête. La France unanime se dresse dans une apoplectique réprobation. On ne touche pas à l'Enfant ! Le Sacré du Sacré, le sommet de la pyramide inversée, le Corps Glorieux du Nouveau-monde. La Brailleuse complètement cinglée qui rendrait fou n'importe qui n'a pas eu le cerveau complètement lavé par les Nouvelles-Folles associées s'est pris une claque sur les fesses : déclaration de guerre immédiate et totale, Hiroshima psalmodié de l'Indiscutable : lance-flammes pour ceux qui ne supportent pas ce monde de tarés, et qui osent réagir comme on l'a fait durant des siècles. Pourquoi cette merdeuse a-t-elle reçu une fessée ? Tout simplement parce qu'elle n'en a pas reçu à la maison, ou, si l'on préfère, tout simplement parce qu'elle a des parents qui n'en sont pas, et qui croient pouvoir se délester en toute bonne inconscience de ce fardeau sur autrui. Pardon, mais moi, ce que je vois, ce que je constate, ce qui me crève les yeux, c'est que les Merdeux et les Merdeuses, qu'ils aient trois ans ou douze ans, qui nous pourrissent l'existence partout et toujours, à l'école, dans les trains, dans les salles d'attente, dans la rue, dans les magasins, dans les cinémas et les salles de concert, ont commencé à exister à partir du moment où ce dogme de l'Enfant-sacré s'est répandu dans la France des années 70. Enfants de la télé, enfants de la pilule, enfants du Web, enfants doltoïsés, enfants de 68, enfants admirés, enfants des mères sans pères, enfants-pas-touche, enfants-des-droits, enfants sans péché, enfants de la-construction-du-savoir, enfants enfin qui nous enseignent la vie et qui portent en eux la Vérité non construite, non-dialectique, la vérité idéale et spontanée qui sort de son puits en gueulant. Je le sais bien, qu'ils ne sont pas coupables, puisque les coupables sont les parents ; mais la maitresse, elle, n'est pas face aux parents. C'est elle qui devient folle à devoir supporter ça, et c'est elle vers qui va ma compassion immédiate, même si c'est une conne et qu'elle est sans doute aussi responsable que ces parents qui n'en sont pas quand elle est chez elle face à sa propre progéniture. Car tout se tient. J'ai eu cet âge-là, figurez-vous, j'ai reçu des fessées et des gifles, de la part des parents, des maîtres et des maitresses, et je me fiche pas mal de savoir qu'on va me trouver simpliste et de parti-pris : non seulement je n'en ai pas été traumatisé, ni blessé, mais j'éprouve de la gratitude envers ceux et celles qui ont levé la main sur moi. De la part de mon père, une seule fois, une gifle. Il faut dire qu'il n'avait pas besoin de ça pour que son autorité se manifeste. Le ton de la voix et le regard suffisaient. Ma mère, en revanche, avait la main leste. Je me rappelle encore la gifle magistrale, à tous les sens du mot, d'un instituteur, en CM1, je crois, au tout début de l'année scolaire. Quelle introduction ! Ce maître, qu'on surnommait « Tape-dur », je l'ai beaucoup aimé, et ce fut réciproque. Jamais il ne serait venu à l'idée de mes parents d'aller le voir pour lui reprocher son geste. D'où vient le « on ne frappe pas un enfant » ? Quelle légitimité a-t-elle, cette injonction, au regard de l'histoire et de la civilisation ? Qu'a-t-il produit, surtout, ce dogme ? Comme toujours, le Moderne est incapable de se regarder autrement qu'à travers ses propres yeux, de se juger autrement qu'avec les idées et principes qui sont les siens, incapable en somme de se décoller de lui-même et de son époque, ne serait-ce qu'un instant, d'avoir un regard comparatif, c'est-à-dire non-absolu, historique, humble. Tout partant de lui et tout y revenant, il est parfaitement logique que l'enfant partage avec lui cette tautologie en actes. 

En réalité, pourquoi l'adulte d'aujourd'hui ne veut-il plus lever la main sur l'enfant ? Parce que l'enfance n'existe plus. Les néo-parents voient dans leurs enfants leurs doubles. Ils refusent donc d'en venir aux mains avec eux-mêmes car ils ont été eux-mêmes élevés dans ce sentiment de la Fragilité principielle. L'enfant est déjà achevé avant d'avoir été élevé. Il est complet avant d'avoir été instruit. Les parents d'autrefois n'étaient pas nos copains. Il y avait des générations et donc des conflits de générations. Nous étions séparés de nos parents, même et surtout quand ils nous aimaient. C'est ça, qui compte, c'est la séparation, c'est la frontière, c'est la non-coïncidence. Mais ça c'était du temps qu'il y avait des classes sociales, des classes d'âge, des temps historiques, du temps discontinu, des frontières, des discriminations, des sexes, des âges, des disciplines, du remords et de la honte, de l'antagonisme, du temps que l'homme essayait encore d'être ponctuel et d'avoir une parole, une parole d'hommeTuer le père n'est possible que s'il y a un père (et pas un papa). Comme il n'y en a plus, les enfants se tuent eux-mêmes et nous tuent par la même occasion. Les parents ne veulent plus de conflits avec leurs enfants, en conséquence de quoi le conflit s'est généralisé. Et ça hurle dans tous les sens, partout, constamment. Belle victoire pour ceux qui n'ont que le mot « respect » à la bouche ! En définitive, c'est toujours la même histoire qui se répète : on ne veut plus de conflits, plus de violence, plus d'antagonismes, plus de Négatif, on les interdit, on les éradique, et la violence, le conflit et la guerre de tous contre tous prolifèrent, s'étendent à tous les domaines, envahissent tout. Ça ne rate jamais.

L'abbé Pierre est une ordure parce que TOUS LES HOMMES SONT DES ORDURES. Je viens de regarder une séquence télévisuelle absolument extraordinaire, terrifiante et exemplaire. Je dis extraordinaire, mais justement, elle ne l'est pas, extraordinaire, car si elle l'était je n'en parlerais pas. Elle reflète l'ordinaire, la norme, le canon, au contraire, et c'est précisément cela qui est terrifiant. Manon et David se rencontrent en 2015. Entre eux, c'est une évidence. David, en couple à l'époque, quitte alors sa compagne pour s'installer avec Manon. Quatre mois à peine après leur rencontre, le petit Ethan vient concrétiser leur amour. Le jeune couple se fiance et déménage à la campagne. Une vie idéale pour une vie de famille qu'ils comptent bien agrandir. Le 12 mars 2018, Manon, folle de joie, annonce à David qu'il va être papa pour la seconde fois. [Applaudissements.] Manon se rengorge devant les caméras. Brune, jeune, les cheveux longs et bouclés, assez mignonne, mais infinie tête-à-claques. « Vous êtes très beaux tous les deux. Vous ne voulez pas venir nous rejoindre, David ? J'ai envie de vous avoir avec nous. » Le David en question, la petite trentaine, brun, barbu, polo bleu, les épaules basses, marche comme un condamné qui rejoint son box. Il va comparaître devant les Femelles. Il s'asseoit à côté de sa femme qui lui attrape la main gauche et la place entre ses cuisses bien serrées, doigts enlacés. La journaliste « salue le courage de David » et dit que « l'homme est faillible, humain, malgré l'amour », et qu'il va falloir expliquer « les difficultés pour un homme, les difficultés autour de la maternité, tout ça ». Et « merci de votre courage, vraiment ». La femme souriante, Manon, après s'être essuyé les yeux, regarde son époux courageux en lui tenant fermement le bras. « Vous nous permettez qu'on raconte votre faute ? » Et David : « Oui oui, bien sûr ! » Dans l'assistance, pas un homme… Manon, accent du midi, se met à raconter l'histoire, en tenant toujours très fermement l'avant bras de l'homme qui serre les fesses et a de plus en plus l'air d'avoir chié dans son jean. C'est sans doute à ce moment-là qu'il commence à comprendre dans quoi il s'est fourré, mais il ne peut plus faire machine arrière. « J'étais enneceinnete, donc, ben, moi toute connetente, je prépare une petite boîte avec les testeuh de grossesse, le midi, donneque, avec un petit mot : “Veux-tu être mon papa ?” À mon grand j'avais fait un petit T-shirt avecque marqué « Futur grand-frère. Bravo Papa, Bravo Maman”. (« Trop choupinou », commente la journaliste.) Doncque, du coup il rennetre le midi, il ouvreuh la boîteuh, il était connetent. Bon, du coup, tout allait très bien. Petit nuage, donneque, j'étais enneceinte, tout se passait pour le mieux, pour ce que je pennesais. » Mais la journaliste redevient grave : « C'était quoi, l'ombre au tableau ? » Tout en parlant, Manon tient très fermement le bras de David. Non seulement elle tient la main gauche de l'homme endoigtée dans sa main droite, mais en plus, elle recouvre l'avant-bras gauche de son homme de son avant-bras gauche à elle. Lui regarde dans le vide, essaie de se cacher derrière sa barbe, et d'un visage mi souriant mi constipé, essaie de se composer une mine qui devrait pense-t-il lui permettre d'atteindre le bout du tunnel sans trop de dommages. Là, on commence à entendre des phrases du genre : « Là je regarde son téléphoneuh et je vois… » David est attiré par une amie d'enfance qui revient dans sa vie. « Là, je veux plus que tu la voies, j'ai pas confiance, je la sens pas. » Dans la nuit, réveillée pas « son grand » qui braille, Manon « s'ennuie » et « y a le téléphone à côté » (celui de David, bien sûr). Elle raconte que ses copines lui avaient expliqué comment on espionnait son mec en fouillant dans son téléphone ; qu'on pouvait par exemple lire les messages supprimés. « Doncque voilà, je me suis ennuyée, doncque du coup j'ai pris le téléphoneuh de David et j'ai commencé à fouiller. » Le dos de David s'arrondit de plus en plus. « Et puis là je vois un message, ta bouche, tes cheveux, bon… Mon cœur s'emballe. J'ai pris mon fils, je l'ai posé, je suis partie dans la chambre, lui il dormait à côté, je suis descendue au garage, et j'ai appelé ma mère direct. David me trompe ! » David est hagard, ses yeux partent dans tous les sens, mais il ne peut pas retirer son bras, il est fait comme un rat de laboratoire. On sent ses vertèbres qui se tassent les unes sur les autres, qui s'enfoncent les unes dans les autres, il perd cinq centimètres, il cherche sa respiration, il inspire juste ce qu'il faut d'oxygène pour ne pas tomber dans les pommes. Disparaître devant des caméras de télévision, quand ta meuf est en train de pérorer en chaire, te coince la bras dans un étau et qu'elle vit son heure de gloire au Tribunal, c'est très compliqué, mon pauvre David. Il tente de ne plus écouter, mais c'est dur. La voix de Manon est de plus en plus assurée, elle a tout le public et le jury avec elle, toute la Matrice est suspendue à ses lèvres et la pousse à aller jusqu'au bout : Vas-y, Manon, donne-nous les clefs pour les coincer une bonne fois, ces salauds. Raconte comment on pirate un téléphone, comment on lit tout, comment on entend tout, comment on voit tout, comment on sait précisément où se trouve l'ordure, avec qui, à quelle fréquence bat son cœur, si sa bite est tendue ou au repos. On veut savoir, on veut avoir accès au livre ouvert de ces salauds, on veut faire une analyse en temps réel de leur salive, on veut savoir si leurs poils sont dressés ou couchés, secs ou mouillés, à quoi ils pensent, s'ils ont bandé le mois dernier en voiture, et pour qui. « Sur Youtube, ils marquent tout, comment faire et tout. » Les sœurs ouvrent grand leurs oreilles. Transparence totale. Plus de secrets. Toute puissance. On retient son souffle. Le blanc des yeux de David commence à se teinter de rouge. Il voudrait les fermer, ses yeux, mais c'est impossible. Il doit durer et endurer ; survivre. « Et là il est parti et il est revenu en pleurs. » Ce n'est plus David, son mari, qui est assis à côté de Manon l'experte en espionnage, c'est « il ». C'est l'Homme. C'est le Coupable. C'est la Proie. Alors, David, quelles sont vos excuses, quelles sont vos explications ? Est-ce que vous vous repentez ? Est-ce que vous avez des circonstances atténuantes ? Il avoue tout, David. Il est coupable, il ne le nie pas. « Y a toujours la bonne excuse du “ça allait pas dans le couple”. Sûrement la peur d'être père une deuxième fois… Un peu tout qui s'est cumulé. » Il récite sagement le catéchisme qu'on lui a appris, la voix blanche. Allons jusqu'au bout. De toute manière le verdict est déjà connu. La journaliste se croit même en devoir de l'aider à débiter son laïus : « Vous vous sentiez délaissé, un petit peu ? » d'un air qui ne laisse aucun doute sur sa compassion formelle de juge qui connaît l'issue des choses. Elle le plaint sincèrement d'être un homme, de n'être qu'un homme. Allons, soyons magnanime, ça ne doit pas être facile tous les jours… Soyons clairs, David n'a pas trompé sa femme. Il a seulement échangé des textos et des messages un peu chauds, il a seulement flirté avec sa copine d'enfance. « J'ai vu qu'il y avait plusieurs applications [de surveillance], mais j'ai pas cédé, encore… » explique Manon. « On peut… allumer son micro à distance, on peut tout faire, en fait. » Manon n'a pas encore cédé. « Je veux que tu assumes et que tu t'excuses encore toute ta vie. » Et vous, David, vous vous en voulez à mort, en fait ? Il frotte la main de sa femme. « Je veux avancer. Au final, je sais pas si tout ce que je fais sert à quelque chose ou pas. » Ses yeux s'enfoncent dans leurs orbites. « Moi, quand je travaille sur l'émission et qu'on me dit que vous êtes là, je trouve ça très courageux et très fort. C'est un très beau message d'amour. » Et Manon, pour conclure : « J'attends le jour où tu vas refauter. Et je sais qu'un jour on se séparera parce que je sais que tu vas refauter. » David frotte l'avant-bras de sa femme, il se tord dans tous les sens, il se dandine sur son siège, il a peut-être une diarrhée foudroyante. Et là, miracle, il saute le pas, il se décide, tout à coup, il montre les coulisses du menton, et bredouille comme un pauvret : « Je reviens. » Elle n'en revient pas, Manon, mais David se met debout, enfin, et s'en va ! La journaliste émet un « Y pas de souci », prise de court. David a trouvé le courage de fuir, enfin ! On espère qu'il a fui non seulement le procès de Moscou auquel il vient de participer, mais surtout sa femme, sa vie, son couple. Ouffa ! Hourra ! 

L'abbé Pierre est une ordure, David est une ordure, Je suis une ordure, Nous sommes des ordures. Tous nous avons fauté ou nous fauterons. Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure, c'est la seule incertitude. Ce n'est pas un peuple, les femmes, mais un public, qui le dit. Un public qui applaudit ou qui maudit, et souvent les deux à la fois. Formose, un pape du neuvième siècle, a été exhumé par l'un de ses successeurs, Étienne VI. On a installé le corps sur un trône et on l'a jugé. Un diacre répondait aux questions à sa place. On lui a coupé les deux doigts de la main droite. Il faut exhumer le Castor méditatif, Henri Grouès le Lyonnais et lui couper la bite qu'il n'aurait jamais dû avoir — il doit bien en rester un morceau, de cette légende à laquelle Roland Barthes a consacré une de ses Mythologies. L'orage approche. L'orage est là. Les grues de leurs becs déterrent les cadavres et piquent leurs os. Le curé dit Pierre est mort, il faut le ressusciter pour qu'il s'acquitte enfin de sa dette éternelle. L'Histoire qui le protégeait n'est plus. Avec lui seront déterrées toutes les ordures qui ont souillé le corps des femmes ou leur esprit ou leurs entrailles de soie et d'or. Ils trembleront enfin, même défunts, même cadavres, même poussière. Les Humiliées applaudiront, elles maudiront en chœur. Caroline, Manon, Judith, Annie, Thérèse, Maud, Faustine, Clara, Babeth, Claudine, Marie, Catherine, Chloé, Farida, Lucie, Bérénice, Sylvie, Emma, Véronique, Clotilde, Jane, Sonia, Sabrina, Michèle, Bénédicte, Raïssa, en cercle, en conclave, en robes, en toges, ces très-bonnes du curé, elles déchaineront le feu qui les brûle sur les vieilles couilles des spectres reconstitués pour l'occasion. La science sera sollicitée. On ne négligera aucun moyen. 

On vous dit que vous vivez dans une société laïque. Vous le croyez. On vous dit que les femmes ne veulent que la justice dont vous les avez trop longtemps privées. Vous le croyez. On vous dit que Dieu est mort et que vous êtes vivants et libres, que l'État vous protège, on vous dit beaucoup de choses que vous devez croire sous peine de vous mettre tout le monde à dos, et vous ne demandez pas mieux que de croire à la Science, au progrès, à l'Homme, à la justice de votre pays, à la Raison, à la République, à la médecine, aux représentants du peuple, à la Démocratie, aux images qui inondent vos écrans nuit et jour, aux voix qui vous parlent dans votre solitude, aux enfants, à votre smartphone, à l'intelligence artificielle, aux algorithmes, à la Communauté, à Cyril Hanouna et aux influenceurs. Vous croyez beaucoup et tellement que vous en oubliez que vous croyez. La seule chose à laquelle vous ne croyez plus, c'est à la division sexuelle, c'est-à-dire au monde réel, à ce qui a produit le monde durant des millénaires et ce qui a permis votre arrivée sur cette terre. Vous êtes les premiers hommes auto-engendrés, qui se sont tirés eux-mêmes du néant originel et indifférencié, les premiers exemplaires de ce monde merveilleux dans lequel les femmes n'auront plus besoin des hommes. Bravo ! Croyez et croissez ! Vous serez immortels parmi les fantômes sur lesquels vos déesses jetteront de la soupe ou de la peinture noire. Le peuple des ordures vous salue bien. Vous avez eu la peau de ces ombres. Bravo ! 

mercredi 11 septembre 2024

Souligné

 

« Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. » Qu'est-ce qu'il a de plus beau que tout ? Une femme nue. Que les Enfants du Web, de la télé, des directives de Bruxelles et de la modernité digitalisée se soient déterminés dans le même sens que les crocodiles des jurys précités ne paraîtra comique qu'à ceux qui s'imaginent qu'il pourrait subsister des “conflits de génération”. Il n'y a plus de générations, et encore moins de conflits, à l'heure du multimédia ; il n'y a plus qu'une vague maladie sénile de l'humanité. dans le rôle de la lessiveuse à bons sentiments, le roman de Makine, plus bourré d'assouplissant que la plus performante des machines à laver, représente une sorte d'idéal. dans cette prose connivente. À tendre une oreille indulgente à toute cette poésie des confins incertains, on s'est discrédité soi-même. Slave qui peut ! Le mou des steppes. avec son sourire d'anachorète du fin fond des pages de magazines, son beau regard de stylite en extase et sa barbe modérément christique, semblent vous déconseiller gentiment de chercher à faire le malin. Ne dirait-on pas qu'un seul et même journaliste a rédigé tous ces articles ? À vrai dire, quand un livre ne présente qu'un faible intérêt, la manière dont le transfigure ceux qui en parlent, lecteurs ou critiques, peut devenir une captivante révélation, autant sur le livre lui-même que sur la société qui s'en enchante. Plus navrant le prétexte, plus éclairant l'enthousiasme qu'il suscite. la machine à fumée émotionnelle unanimisante. La “communication”, qui est un mot poli pour domestication, a fait son œuvre, elle a anéanti les êtres particuliers. cet avenir radieux du “virtuel” que l'on nous annonce tous les jours (et qui n'est peut-être que l'ultime illusion romantique d'autonomie de l'humanité. rien ne serait plus impoli que de se désolidariser de l'émotion collective, transfigurante, sans objet. On ne voit pas pourquoi le rêve de retomber en enfance se réaliserait partout dans la société et pas dans la littérature. C'est avec le sentiment apaisant de rouler dans les justes ornières du vertuisme obligatoire quand le roman n'est plus qu'une sous-division du produit culturel appelé Livre, il ne s'agit plus pour les romanciers de nous rendre étrangères des choses familières, comme par le passé, c'est-à-dire de détruire le rapport de conjugalité que nous entretenons avec nous-mêmes comme avec les autres et avec le monde (en quoi résidait sans doute l'aspect le plus profondément érotique du roman) ; au contraire, on congratulera un auteur d'avoir répété, sur tel ou tel point, ce qui était déjà écrit chez un autre auteur. A fortiori lorsque celui-ci comme celui-là œuvrent pour le bien public. L'esthétique publicitaire savait depuis les âges farouches que la voie royale du succès passait par la propagande bien-pensante. Avec Makine et quelques autres, le roman lé découvre à son tour. Un bon roman doit rendre bon. C'est à ces choses, entre parenthèses, que l'on peut apprécier la vieillesse d'une civilisation. Quand une société sort de l'Histoire commence alors pour elle le temps des bonnes œuvre. Tout se passe aujourd'hui comme si les romanciers avaient décidé d'emboîter le pas à ces sommités de la médecine que l'on voit finir leur carrière dans les Comités d'éthique. ce réflexe d'étonnement par lequel le narrateur ne cesse de nous convier à découvrir la lune en sa compagnie. cette inexpérience montée en épingle, exhibée comme un trésor sans prix. On nous a déjà si souvent resservi cette vieille soupe des émerveillements asexués de l'enfance qu'on s'étonne qu'elle puisse encore paraître consommable. l'acharnement de l'auteur à se mettre en scène comme une machine à produire de l'extase. qu'est-ce que j'y découvre ? Mon nom ! Dans la liste des écoutés ! Contribuer, à travers le langage de la mode, à un monde uni au-delà des frontières et des différences. 80% des auteurs de polars sont plus ou moins d'extrême-gauche. Le seul problème, c'est qu'on ne sait jamais s'il a fini ce qu'il voulait dire lorsqu'il se tait. Il peut cesser de parler mais continuer son idée souterrainement, pendant que les autres changent de sujet, et, au bout de dix minutes, lâcher de nouvelles phrases qui prolongent sa pensée. Le Mal absolu, c'est la petite-bourgeoisie Savigneau ou Laure Adler. Le petite-bourgeoisie en surfusion de Culture. Je me demande combien de temps encore les culs des femmes ressembleront aux culs naturels d'autrefois. Elles ont d'ailleurs commencé à s'amputer artisanalement : élagage des chattes, rasage des aisselles, régimes amaigrissants, seins au silicone, etc., mais ce n'est sans doute qu'un début. Écrire son journal en étant fermement décidé à ne pas le rendre public de son vivant : donner la preuve, jour après jour, que le public ne nous est pas nécessaire. Ni agréable. Ces enfants-là, me dis-je, sont comme des poissons d'avril que les pétasses agrafent dans le dos de leurs compagnons… Je vois la main griffue de Sollers là-dessous. Bien creusé, vieille tarte. Donner d'autres significations que les significations dominantes au réel social et historique, c'est ça, le roman. Après le Captagon supprimé il y a quelques années, le Dinintel interdit il y a quelques mois, c'est maintenant le Fenproporex qui passe à la trappe. Plus d'amphés sur le marché ! Plus rien pour s'aiguiser les dents, donner aux gens envie de mordre, de trahir et de haïr ! Terminé! Seules les pilules de bonheur, c'est-à-dire de l'adhésion, sont autorisées désormais. Et même encouragées s'ils pouvaient. S'ils osaient. Ordonnance d'Ordinator. Comme la pègre tient les “grand” journaux et les autres médias, elle ne cesse de ridiculiser les marges, et même de les déclarer désormais impossibles. Occupant le centre, elle tient à faire croire aussi que la “subversion” y réside. Sous cette couverture “subversive” et “révolutionnaire”, elle peut continuer tranquillement ses exactions mafieuses. Il est devenu banal de voir s'autoproclamer “politiquement incorrect” n'importe quel plumitif d'influence. se féliciter de la présence de touristes, où que ce soit, est déjà un crime contre l'espèce. Mais si la réalité disparaît, l'utopie n'est plus l'utopie, il n'y a plus rien pour la distinguer de rien, elle peut régner seule. La liquidation forcenée de l'accidentel a entraîné l'hypertrophie de la notion de responsabilité. Tout ce qui arrive quand-même, malgré les protections infinies dont nous nous entourons, est désormais de l'ordre de la faute, ou même du crime. Comme si elle ne pouvait comprendre son propre drame qu'à travers la transformation de celui-ci en question de société. Dans l'impuissance de vivre pleinement l'effectivité de sa peine, l'être contemporain se retrouve dans la position de l'hystérique. Il n'a accès à la réalité de sa douleur que par l'intermédiaire d'une globalisation de son cas (dont il espère aussi qu'elle atténuera sa douleur). On entre en victimance comme on entre sur le marché de l'emploi. En groupisant son propre chagrin, c'est peut-être son chagrin que l'on diminue, mais c'est sûrement son être que l'on anéantit. Il fait re-beau, tout à coup, beau d'une manière furieuse. Le bleu du ciel est plus bruyant que le pire des orages. Le soleil relève soudain de la catégorie des mauvais traitements. Les palmiers salement mistralisés, écorchés par les bourrasques, font avec leurs feuilles des bruits de sacs en papier froissés. Un vent éblouissant transforme l'écume accourante des vagues en troupeau de vaches folles. Au garde-à-vous horizontal, les femmes étalées sur les galets ouvrent incroyablement leurs cuisses à cette violence qui les laissera vierges comme elle les a trouvées. La fête comme destruction du bonheur privé. On dirait qu'elles ont laissé leur âme dans le grand sac où elles ont aussi rangé leurs vêtements en se déshabillant. une lettre lécheuse de Frédéric Berthet, hibou impuissant, alcoolique et sollersoïde. et où précisément Onfray publie (pour la seconde fois puisque c'est déjà sorti dans son dernier bouquin) l'article où il traite Duteurtre de nazi. Cet univers est peut-être le premier dont la seule perpective vous console par avance de la perspective d'en être un jour privé. Toutes les larves n'y écrivent que pour, par, dans, et à travers l'Arnaqueur Sémiliant. Zagdansky, Bourgeade, Moix, Nabe, Pleynet, Beigbeder se bousculent pour astiquer la statue du Frauduleur. Quelle belle équipe ! Regrets éternels ! Un imbécile ressuscite Dada en aspergeant Laure Adler avec un arrosoir. Pourquoi il ne lui pisse pas dessus ? La voilà toute mouillée. Déjà, pauvres et gras au naturel, ses cheveux inondés la rendent pire que jamais. Elle a le rimmel qui fuit. Sollers n'arrête pas de lui essuyer sa sainte face avec des petits gestes de marquis des bacs à sable. On en reste là. Rideau. On accuse cette idiote qui n'a pas volé ce qui lui arrive de “désinvolture” (tiens, un nouveau délit). Ils croient à ce qu'ils voient parce qu'ils le camescopisent. La preuve de Paris, c'est qu'ils le filment. Meyer, en sympathique apparatchik payé par le Système pour remplir la case “turbulences”. En conseil de discipline pour banalisation, annonce Bayrou-tête-de-nœud ! Comme si l'art avait valeur de remède ou de narcotique grâce auquel on pourrait se défaire toutes les autres misères. Quand Babar et Céleste se marient, par exemple, “rien n'indique que Céleste ait eu son mot à dire dans cette affaire”, écrit le con yankee. L'hypothèse morale est toujours au bord des lèvres. C'est cette révolution des transports (avec effacement du territoire, disparition progressive de l'espace, donc de la réalité, etc.) qui est l'objet fondamental, essentiel, des livres de Céline, et qui leur donne leur esthétique. En prison dans l'instantanéité. Veuf de la distance. Amputé des intervalles. le délai dans la communication (le “retard”, le temps passé) était une condition essentielle de la liberté de l'homme. le délire autour du harcèlement sexuel, ce procès d'intention fait à l'autre, est déjà un signe pathologique de la haine du prochain ou de la prochaine. Les médias au sens large, dit-il enfin (et sans grandiloquence), c'est l'Occupation. enfant de chœur urinant dans le bénitier. Je demande la peine capitale contre l'amitié. Le monde présent ne cesse d'offrir à la littérature romanesque des sujets inouïs. La difficulté à les traiter vient de ce qu'il faut commencer par les dégager de la propagande effervescente qui les environne et les protège de toute menace d'impertinence. Le burlesque est partout ; les obscénités inconscientes d'elles-mêmes prolifèrent, mais elles sont offertes à l'admiration de tous comme autant de chefs-d'œuvre du génie moderne, ou comme des émanations parfaitement naturelles, donc incritiquables, de la réalité nouvelle. S'il y a quelque chose que le touriste a en horreur, c'est de se voir et d'être vu comme un touriste. Le touriste (c'est-à-dire aussi quatre-vingt-dix-neuf pour cent des lecteurs. Il souhaite qu'on lui offre à contempler ce qui n'existe plus du fait de sa présence. qui y trouve justement une occasion prestigieuse de se nier lui-même. Par l'irréel dont il était l'une des plus hautes formes d'expression, le théâtre permettait une perception aiguë du réel. L'art serait désormais, et de façon naturelle, un service public, Citoyen-spectateur, Citoyen-lecteur. Et pourquoi pas Citoyen-écrivain ? On se souviendra qu'en 1793, la Convention bannit les termes “madame” et “monsieur” au profit de citoyenne et citoyen, en même temps qu'elle rendait le tutoiement obligatoire. L'homme célinien peut fuir, espérer fuir, se donner l'illusion de la fuite L'homme coincé, bloqué, baisé, enculé jusqu'aux yeux par le Tout sous ses innombrables aspects annonce le règne de la Solidarité de fer. Plus de divers, plus d'autre. Et pourquoi la conversation a-t-elle disparu ? Parce qu'après la Révolution, dit-il, les femmes ne sortent plus seules, elles sont perpétuellement et pesamment accompagnées de leurs maris. Chacun, dès le début du XIXe, a donc son Big Brother intime auprès de lui. L'époux à son épouse, l'épouse a son époux. Chacun vit désormais sous le contrôle de son épouvantail. Kafka n'est plus, et définitivement, que celui qui “a décrit avant terme les arrestations des Juifs, les événements des camps”. Toute son œuvre “est une méditation sur la judéité”. J'aime trop ce pays pour le gâcher par deux phrases et trois comparaisons. Et qu'en est-il de la sexualité du touristanthrope ? De son érotisme ? De son érotourisme ? J'ai bien peur qu'il n'en ait guère, dans la mesure où il représente une sorte de perfection dans l'anéantissement de la négativité. Le touristanthrope est un intégré. Un réconcilié. Il est partout chez lui (définition du touriste). Sorti de l'état de séparation, il n'a littéralement pas d'objets de désir. s'il baise (et il baise, bien sûr), c'est comme on joue au docteur quand on a cinq ans. Grande et belle femme brune qu'il serait agréable de foutre impunément sans lui adresser la parole. remplacement des éléments naturels de l'humanité par du sirop de sucre. Les Maîtres confiseurssuccédant aux Maîtres penseurs. C'est comme s'ils chiaient devant nous. Je me sens dans l'état de quelqu'un qui, après une guerre, appartiendrait au camp des vaincus, des battus à plates coutures. C'est seulement quand elle fait l'éloge de Pennac que je craque. Les originaux ont généralement été aussi des nommeurs », écrivait Nietzsche. les Ceaucescu de l'Infini. (…) les Thénardiers de la rue des Saints-Pères, l'inénarrable Lévy et son Arielle sans bouillir. Pompéi de l'âge touristique. Ils ont mis un nez rouge à tout ça. Et puis voilà. Ça suffit. Au matin, les nuages n'ont pas décroché du ciel. Ils deviennent même, au fil des heures, de plus en plus lourds, noirs, sinistres. Vers midi, tout est consommé. Les nuages sombres fument au-dessus des collines comme des incendies froids. Le ciel traîne sur la terre comme un ventre dégueulasse et trop fatigué pour essayer de se relever. Une pluie de novembre ou décembre tombe sur nous de tout son poids. C'est comme si le Midi lui-même ne croyait plus au Midi. Depuis le début des temps, tout ce qui était possible dans l'ordre des choses vivables et normales a été essayé. Maintenant commence l'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces et non critiquables. Côté cul, son plus bel exploit est d'avoir, il y a quelques années, mis son corps en congé sabbatique pour rompre un schéma amoureux qui se répétait un peu trop souvent à son gré. il s'agit de “dégager” un espace “authentiquement démocratique, non hiérarchique, multiculturel, multiracial, dans un pays rongé comme d'autres par le cancer du “nationalisme ethnique”.C'est un monde à part, explique-t-elle, un monde de nobles, qui vivait dans une bulle sans ce soucier du sort des autres. Évidemment, si la Marquise s'était souciée des autres, elle n'aurait jamais écrit ses lettres, on ne viendrait pas visiter son château, il n'y aurait donc pas de guide, et la gentille Lili n'aurait pas de travail. Mais ça c'est une autre affaire. Ils s'emmerdent ensemble. Leurs conversations se traînent misérablement. À intervalles réguliers, l'un ou l'autre se jette sur son téléphone portable, le cramponne, gueule dedans des choses insignifiantes et passionnées, puis coupe la communication, et le néant se réinstalle à table. Avec le café, je me souviens d'un roman, Je vous hais tu connais, de Michel Desgranges. le sport est notre langue mondiale, c'est la lingua franca de la planète ! L' « olympisme est un renverseur de cloisons », il a le merveilleux pouvoir de nous rassembler, de réunifier les hommes ! l'hébétude programmée continue. Les méchants de l'ancienne civilisation désespéraient Billancourt, ceux du monde actuel désespèrent Nouvelles Frontières. Toutes les activités contemporaines vont dans le sens de la réconciliation par l'effacement des derniers discriminants. une frénésie de liquidation de frontières qui se poursuit et ne cesse de s'étendre négation (féministe ou homo) des sexes comme des espèces réunion enfin de tout ce qui peut-être n'avait de goût, de saveur, de charme, que parce que c'était séparé, que parce que c'était repérable et désirable en tant que séparé. Dieu a sorti ses trompettes, ses grosses caisses, tout son merdier d'orchestre. Toutes les opinions ou conduites majoritairement respectées sont en même temps parées des plumes de la subversion. Tous les salauds, bien entendu, hurlent à la saloperie. Pour ce qui concerne le roman, je préconise d'essayer d'exprimer dans le style de Céline des histoires “à la” Kundera. Pour ce qui concerne l'essai, je propose des analyses “à la” Baudrillard, mais avec la violence de Bloy. Au fond, ce n'est plus la droite et la gauche qui nourrissent les choix politiques et composent l'éventail des partis, mais l'apitoiement et la haine. La pluie tombe du matin au soir comme une longue chevelure morne. On va donc enfin pouvoir, comme je le prévoyais depuis si longtemps, mettre en examen la plupart des écrivains et artistes des siècles passés, tous plus ou moins infirmes de la sensibilité (démocratique, humanitaire, multiculturelle, zoophile, etc.). un assez joli aveu du crapuleux Lelouch Les romans de la rentrée sont tous formidables, surtout quand leurs auteurs sont des femmes. Tout ce qui peut arriver de négatif à la culture, je trouve ça bien. Je travaille, c'est-à-dire que j'essaie de me plaire. M. et Mme Vu-à-la-télé, c'est-à-dire Kristeva et Sollers. Sa voix de volupté nasillarde, sa voix midinette mourante, sa voix nymphette démoniaque. Il ne verra donc pas la statue de Michael Jackson en faux bronze plastique érigée sur une colline exactement là où, dans les années cinquante, d'élevait celle de Staline. C'est le gladiateur agonisant dans toute sa scandaleuse splendeur. L'Histoire est terminée (elle était catholique, l'Histoire) ; l'Empire fémino-luthéro-homosexuel commence. Cette rencontre avec Bérénice au Select est plus décevante que je ne le craignais. Le temps et les souvenirs l'avaient bien arrangée, Bérénice. Ils avaient supprimé de son fantôme tout ce qui m'ennuyait, en elle, du temps où elle était vivante, c'est-à-dire vivante dans mes bras, sous moi, sur moi, toute nue, en sueur et rebondie et ardente. Qu'est-ce que j'ai pu m'enfouir dans les poils de sa chatte. Ce qui ne veut pas dire que la Bérénice d'aujourd'hui manque de séduction, loin de là. D'ailleurs, c'est pour me séduire qu'elle voulait me voir. Pour me faire le coup de l'amitié. Elle cherche un “ami”. Un ami homme. Est-ce que je pourrais faire l'affaire ? On en discute tout en marivaudant pendant deux heures. À un moment, dans le but de lui démontrer que l'amitié est impossible entre elle et moi (parce qu'elle ne s'intéresse pas, parce qu'elle ne s'est jamais intéressé à ce que je dis), je me mets à lui raconter mes démêlés avec les voisins du dessous. Elle s'ennuie immédiatement. Sans doute s'animerait-elle si je lui parlais de X, de Y, des noms chatoyants. Du people. comment matérialiser quelque chose (quelqu'un) qui est de l'ordre du flux et de la fuite ? le dégagement du ridicule passant pour la norme. que peut le roman dans un monde où tous les ridicules se démesurent d'eux-mêmes sans la moindre apparence d'intuition de leur propre dérision ? Peut-on encore exagérer une réalité enragée et contente de l'être ? Même si la graphomanie n'existait pas, il faudrait la combattre. Comme toutes les espèces qui, se sachant menacées, ne peuvent plus rien inventer d'autre que l'accélération de leur disparition, les artistes contemporains adhèrent à l'humanitarisme, qui est l'ennemi mortel de chaque art séparé. Pour que les arts séparés entrent dans la sphère de l'humanitarisme, il faut qu'ils perdent leur spécificité. La meilleure manière de leur faire perdre cette spécificité est de les noyer tous ensemble dans la soupe de la Culture. Ce qui tombe de la littérature à la faveur de son absorption dans la Culture, c'est d'abord la bienfaisante fonction handicapante, complexante, inhibante, “paternelle” en somme, qu'elle exerçait face à chaque candidat écrivain. La Culture ne retire rien aux arts qu'elle absorbe, sauf une chose, une seule, leur qualité d'empêchement : autant dire leur sexe. En tant que destin mondial de l'absence des arts, la Culture est l'expérience essentielle de l'histoire contemporaine. Dans l'époque historique de la littérature, il existait des impostures. Dans l'ère graphomaniaque, il n'y a que des postures. Céline promettait, contre une rente à vie, de ne plus jamais écrire une ligne. Ne permettons plus aux artistes, aux écrivains, déclarent-ils avec autorité, de dire que la condition humaine est tragique, que la mort existe, que Dieu est éloigné, que l'enfance est à jamais perdue. Faisons triompher la vérité ! On n'entend plus les écrivains taper. Moins le graphomane est dans l'admiration (et l'imitation) des œuvres du passé, et plus il est dans la concurrence mimétique avec ses jumeaux en graphomanie. C'est de l'art au foyer. Où trouver un lecteur, quand tout le monde écrit ou s'apprête à le faire ?« Le parterre a tout à coup sauté sur le théâtre. » Et il ajoute avec ironie : « Un homme de génie est presque impossible au milieu d'une foule aussi puissamment intelligente. Napoléon commandait à des soldats silencieux, tandis qu'en littérature chacun s'adresse à des gens qui raisonnent. » « Son bébé, son nouveau film, ses trente ans, son premier roman. » Moins il y a de demande et plus il y a d'offre. Si la graphomanie relevait des lois communes, il y a longtemps qu'elle aurait disparu. Même quand elle prend l'allure d'une lamentation ou d'une critique, sa littérature appartient à l'industrie de la positivité. le graphomane n'a que des amis. Cela suffirait à le différencier des écrivains. chaque participant avait quelque chose à y perdre, ne serait-ce que sa singularité). Ils sont aussi des temps de disparition des genres. Dans les temps d'égalité, l'œil voit ce qui unit. Le graphomane exerce son droit à écrire comme les handicapés exercent leur droit au sport. Celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement des autres. se demander ce que peut le roman dans un monde où tout le monde devrait être mort de rire. « Qu'est-ce qu'il y a de plus intelligent chez une femme ? – Le sperrrme. » Elle veut faire des films, des enfants et passer son permis. Maintenant, en ouvrant les journaux, chaque matin, j'ai honte d'être encore vivant parmi eux. La Fête c'est la peste. La Feste ou le choléra. La fin de l'histoire, c'est le règne des femmes. C'est le pouvoir féminin dans toute son horreur. La fin de l'histoire, c'est les hommes devenus femmes. revanche de la progestérone, Mais ça suffit. Le charme est niqué. Ils sont là. Ils sont là, les monstres de l'inadmissible maintenant. « Ce que nous cherchons, dit-il, c'est rendre aux gens leur dignité de consommateurs. » on pouvait baiser pour pas cher dans l'arrière-boutique de “certaines librairies-lingeries”. On empêche la techno d'avancer. ce qui était bon, ou non, pour lui-même. La désinvolture, l'insolence vis-à-vis de la réalité / me faire prescrire des ersatz d'excitants. De l'Ordinator. Faut cesser de dire du mal du monde contemporain, oh oui, oui, oui, mon petit chou. Au lieu de foutre cette bonne femme dans une camisole de force, on lui tend un micro. « Vers sept-huit ans, ajoute-t-elle, je mimais “Apostrophes” avec mes poupées »… l'épidémie actuelle de découvertes de cas d'incestes dans les familles (découvertes très exactement contemporaines de la mise au pinacle de l'homosexualité. Il me révèle, enfin, que le sinistre Nabe chie sur moi dans le troisième tome de son journal. J'ai l'impression assez désagréable qu'elle me parle comme à une copine, moi qui l'ai si solidement enculée par le passé. Je me demande comment, avec tout ça, elle espère mon appui. Enfin elle est charmante. Un peu ennuyeuse. Le lecteur d'aujourd'hui est prêt à payer très cher pour qu'on ne lui dise pas ce qui se passe. Affecté par le collectif. Infecté par le subjectif. on pourra bientôt affirmer, sans faire rire personne, que Don Quichotte a été écrit dans le but de résoudre le problème des banlieues, qu'Illusions perdues est une défense des sans-papiers, que Flaubert luttait pour la visibilité gay et Baudelaire pour la reconnaissance immédiate de toutes les minorités. Les femmes sont désormais les gardiennes de deux choses : 1° Le bon déroulement de l'après-Histoire ; 2° Le mensonge obligatoire concernant le fait que l'Histoire ne serait pas terminée. Bref, j'ai vécu partout sauf parmi les intellectuels de cette époque. C'est naturellement parce que je les méprise ; et qui donc, connaissant leurs œuvres complètes, s'en étonnera ? Bientôt, ils feront leurs gros titres sur le fait que le soleil se lève à l'est (et se couche à l'ouest, pour les quotidiens dits du soir). Ou que c'est mouillé quand il pleut. Mais bien entendu, l'Histoire n'est pas finie, oh non, non, non. L'histoire moderne est celle de ses récupérations. La civilisation actuelle ne tolère aucun extérieur. Ses “ennemis”, elle les accueille et les nourrit, c'est plus sûr. les plus veules présentateurs de télévision font l'apologie de la marginalité. Il faudra inculper les nouveaux totalitaires pour confiscation d'alternative. Ainsi le féminisme et l'homosexualité ont gagné partout, à un point tel que ceux qui en sont écœurés n'osent plus publiquement les vomir ; cependant, même leur victoire doit continuer à être proclamée en tant qu'échec, racontée éternellement sur le mode épique d'une héroïque minorité contre une majorité répugnante ; les machos, les pères, les homophobes, etc., dont il n'existe pourtant plus aucun exemplaire en circulation. Depuis la guerre, c'est la mode de crier au fascisme à tort et à travers, alors que l'on prépare de nouveaux conditionnements socio-culturels, alors que les nouveaux dangers idéologiques paraissent inoffensifs. La culture s'est libérée de l'“élite” qui semblait en être propriétaire, mais, dans le même temps, elle n'a plus cru qu'à elle-même et a été obligée de se constituer en religion pour durer quand-même. toutes les conditions de la vie actuelle rassemblent en leur sein en même temps la maladie et tous les médicaments, analgésiques, hypnotiques, permettant d'endurer cette maladie, et même de l'empirer sans cesse, appel constant à lutter contre des ennemis oniriques, Si, comme je le disais, les individus les plus veules, les appointés les mieux domestiqués du système font jour et nuit l'apologie de la marginalité ou de la subversion, c'est qu'il est impossible désormais à quiconque d'être réactionnaire. le roman ne peut avoir d'autre projet que de dévoiler le monde en tant que valeur d'échange, Devant un bol de café, elle décortique la dépendance des hommes à leur mère, assassine Freud et Dolto, parle de la paternité, de mère toute puissante et assène cette phrase formidable : “Pour moi, l'homme et la femme sont pareils devant les enfants”. Je revois aussi Isabelle, morte aujourd'hui. Isabelle, dans une chambre d'hôtel, à Deauville, en septembre 1975. Isabelle rugissant. Me disant plus tard, dans un bar, en s'accoudant au comptoir : “C'est merveilleux, tu sais, je ne peux plus m'asseoir.” Ce qui me gêne dans ce texte (…) c'est que je m'y plagie. « La seule chose que je me flatte d'avoir comprise très tôt, avant ma vingtième année, c'est qu'il ne fallait pas engendrer. » Oui. Et ce n'est même pas moi qui ai écrit ça, mais Cioran, en 1962. Finkielkraut, paraît-il, se demande pourquoi je le déteste. J'ai eu l'audace, par deux fois, de refuser d'aller à son émission. Je suis tombé sur les cinq mille trois cent quatre-vingt-deux lettres que Bérénice m'a écrites entre octobre 87 et mai ou juin 88. Je les ai vaguement relues, puis jetées. Je n'ai conservé que les photos, celles surtout où elle est à poil avec vue sur son cul, ses hanches agressives, sa grande toison noire hallucinée. Tout cela est allé rejoindre d'autres documents dans un petit cimetière de chattes mortes connu de moi seul.

dimanche 8 septembre 2024

Générique

 

Le scorpion courait sur le sol de la cuisine et s'est arrêté net quand il m'a vu. Nous nous sommes dévisagés.

J'écoute Presque rien (1970), de Luc Ferrari. Cette pièce a beaucoup compté, dans notre jeunesse. Je l'ai découverte sept ou huit ans après qu'elle a été composée, à la fin des années 70, quand j'étais élève au conservatoire de Pantin, en percussion et zarb, avec Gaston Sylvestre et Jean-Pierre Drouet. 

Luc Ferrari est allongé sur le sable, au bord de la mer, près de Christine qui est à poil, comme toujours. Il se lève pour aller se baigner et dépose un baiser sur son ventre, comme ça, en passant, l'air de rien, juste au dessus de sa touffe. Ça se passe dans l'Aude, le 11e département français. 

J'ai tué le scorpion. Pas envie de lui marcher dessus par inadvertance, pieds nus. Il n'y en a pas beaucoup, ça doit être mon cinquième, ou sixième, en dix-huit ans. On n'a pas beaucoup entendu les cigales, cette année. Un été paralympique.

Bruits de tracteur. Bruits des vagues. Voix. Christine photographie sa chatte dans le miroir des bains. L'endroit est magnifique, les baignoires sont en pierre. Ça sent l'œuf pourri. Feuilletés aux oignons, feuilletés aux blettes. Café. Luc et Brunhild Ferrari, Henri Fourès, Michel Maurer, Pablo Cueco, Mirtha Pozzi, Patricio, Michel Portal, Irène Jarsky, Michel Decoust, Georges Aperghis, Jacques Le Trocquer, Carlos Alsina, Paul Méfano, Edith Scob, Vinko Globokar, Gérard Frémy, je fais défiler le générique, assis sur mon cul. On avait toujours plus ou moins un casque sur les oreilles, il y avait toujours un magnétophone qui tournait dans un coin, les micros étaient branchés en permanence. Pas d'autre dieu que le son. Les journées étaient bâties comme ça : un piano, un micro, une partition, de la bande magnétique, le Sud ; la chair, dès qu'on pouvait. 

J'ai rêvé de Robin, cette nuit. J'ai aussi rêvé que je ne retrouvais plus ma voiture. Impossible de savoir où je l'avais garée. J'entends du trombone. Je grimpe les escaliers, mais je ne reconnais rien. Tout a changé. À quel étage habitait-il ? Est-ce lui, dans la rue, à vélo ? Je lui cours après, non, ce n'était pas lui. Son rat. Sun Ra

Un scorpion court sur la couverture. Je me lève pour aller pisser. Presque rien. J'improvise. On dort dans les vignes, dans l'Ami 6, je suis épuisé. On se les gèle comme jamais. Société. Pablo fait le con, il fait rire tout le monde. Caisse claire piano. On improvise. Christine danse, elle râle, en collants, moi à l'orgue Farfisa et au synthé. On lave Sarah à l'eau froide dans l'évier de la cuisine. La maison tremble à chaque camion qui passe. On écoute Cecil Taylor et Shakti. On mange des asperges et des cerises. Je reluque les gros seins de Catherine. Elle n'a froid ni aux yeux ni aux fesses. Manuel est jaloux. On va se baigner aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à l'aube, tous ensemble. Christine pisse dans l'eau, très naturellement, sa belle touffe dépasse tout juste, à contre-jour. L'image s'imprime. Les Indiens sont là. Krishna, Narendra, Françoise. Ils chuchotent dans la chambre. Raga d'août. 

C'est l'été le plus chaud. Le plus gai, aussi. Le plus sexuel. Je lisais le Traité des objets musicaux, de Pierre Schaeffer. J'avais trouvé Irène tellement belle, quand elle m'avait reçu dans son bureau de directrice. Pourquoi fallait-il que tout le monde ait envie de baiser Christine ? 

On avait des dents solides. On était heureux. Le Gardon était encore pratiquement désert, à Collias. Personne ne nous avait dit qu'on vivait au paradis. On n'avait presque rien et c'était amplement suffisant. Le réseau était tout sauf social. La société, on ne la croisait qu'exceptionnellement. On s'ignorait mutuellement.

La mort était une hypothèse dont on avait entendu parler, guère plus. La culture ? On aurait ri, si la question était venue sur le tapis. Elle ne se posait pas. Absolument pas. Peine perdue. Les corps, la musique, la joie, les voix, les fruits, défendus ou pas, les odeurs, les caresses, les vendanges, les cuisses et la parole, c'était ça, notre culture, notre histoire. Le seul mot qui pourrait embrasser tout, c'est désir. Désir dans les voix, désir dans les gestes, désir dans la musique et la nourriture. Je te mords parce que tu es vivante. 

Frelon brun, Tout de suite, Petits machins, Filles de Kilimandjaro, Mademoiselle Mabry, Silent Tongues, Brotherhood of Breath, la Grande Partita de Mozart et les trois pièces pour clarinette de Stravinsky. Dans le ciel passaient des avions de chasse. Le ciel était bleu, vraiment bleu, la lumière à son maximum, mais les nuits étaient bien noires, longues et profondes. On avait tout le temps de baiser, les filles étaient bien là, en travers de notre route, sorcières adorables et virtuoses, suaves et généreuses. On pouvait se rencontrer, puisqu'on ne prétendait pas encore être les mêmes. Et derrière tout ça, en toile de fond, il y avait le jazz, comme une jungle offerte, exubérante, d'une prodigieuse richesse, presque rien mais presque tout. Tout était possible, tout était dicible, on n'avait pas besoin de ricaner. On vivait encore au premier degré. Paris était encore Paris mais c'était déjà la fin. On était dans l'histoire, donc personne n'en parlait. On improvisait sans scrupules et sans remords. 

Cette réalité n'est pas la mienne. J'écoute d'une oreille distraite les noms qui reviennent en boucle sur les ondes mais ils me paraissent de plus en plus inexistants. C'est assommant, cette litanie incessante dont personne ne se lasse. Ils tapent sur le même clou, depuis vingt ans, comme des automates. Cette nuit, j'ai regardé un film très étrange : Un homme est mort, avec Trintignant. J'ai écrit une longue lettre pleine de fureur. Elle me fait rire, maintenant, mais j'ai eu raison de l'écrire. Il faut parler. Vincent écrit que j'appartiens à la même famille que les rappeurs et Nabe. Ils sont tous nés là-dedans. C'est leur langue naturelle. Ce n'est pas la mienne. J'essaie de faire illusion, mais je vois bien que ça ne marche pas. La société courait sur le sol de la cuisine. Quand nous nous sommes aperçus, elle s'est arrêtée net. Nous nous sommes dévisagés. Je l'ai écrasée sans hésitation. 

Contrairement à ce qu'on croit, il reste beaucoup de sujets dont personne n'a jamais parlé. Il reste beaucoup de langues à inventer. Ce n'est pas grave, si personne ne comprend. Écrasons l'infâme. Le dieu du présent est toujours un imbécile qui se prend pour un sage. Remontons à la source sans préavis. 

Quand on regardait les films en famille, le moment le plus important, c'était le générique. Les noms qui défilaient. « Il est bon, lui. » L'autre soir, j'ai regardé Mort d'un pourri, avec Delon et Maurice Ronet. Delon passe sa main sur la tête de Ronet, comme le ferait un grand-frère. Il l'adoube. C'est lui le patron. Ces deux visages ont coexisté. La France est morte en 1989, quand elle a célébré sa Révolution avec une grandiloquence de pacotille et déjà ce mauvais goût qui allait avoir une si grande prégnance par la suite, mais on ne s'en est pas rendu compte tout de suite. Nabe l'a compris, lui. Il s'en réjouit. Bon. Nabe est un scorpion qui ne peut pas s'empêcher de piquer. C'est Nabe. J'ai eu la curiosité de regarder quelques vidéos sur l'Idiot parisien qui s'enlève lui-même, Jean-Edern Hallier. Quel pauvre type, celui-là. Je le croisais souvent en train de jouer au GrandÉcrivain devant sa vodka, à la fin les années 80, puisqu'il habitait rue de Birague. Nous étions voisins. Comment des gens aussi creux peuvent-ils faire illusion si longtemps ? Le culot, tout simplement. Dans Ultima Necat, on se bidonne très souvent, car Muray les a fréquentés, ceux qui tenaient le haut du pavé médiatique. « les Ceaucescu de l'Infini. (…) les Thénardiers de la rue des Saints-Pères, l'inénarrable Lévy et son Arielle sans bouillir. » « Monsieur et Madame Vu-à-la-télé ». Ça existe encore, bien sûr, mais ce n'est plus à la télé que ça se passe. 

Nabe avait raison quand il parlait du « dernier soupir des Lumières ». La France a expiré en 1989, en même temps que le mur de Berlin, après quatorze années de Giscard-Mitterand qui ont creusé une tombe profonde et confortable (ces deux-là ne se sont pas du tout affrontés, ils ont uni leurs efforts, dans des styles différents). 74, deux ans après la mort de mon père, c'est le moment du basculement (ça s'appelait le “choc pétrolier”), je m'en souviens très bien. Ces deux septennats furent heureux parce qu'on vivait sur le cadavre encore chaud de la France, y avait encore de la viande, y avait encore à becqueter. Aujourd'hui, tout est froid, glacé, reconstitué, lyophilisé. Giscard, c'est le premier à avoir fait du fake. Il jouait de l'accordéon et il écrivait des romans, mais c'était déjà du trompe-l'œil, du toc, du bidon. Les bals musette allaient mourir de leur belle mort, inéluctablement. Les Halles avaient déménagé. Les Parisiens n'allaient pas tarder à faire de même. J'ai retrouvé une photographie splendide des quais de la Seine avant les sinistres voies-sur-berges de Pompidou. On a du mal à imaginer (et même à se rappeler) comme Paris a pu être belle, avant le charcutage et le toilettage qui annonçaient la Post-Histoire dont parle Muray. C'est allé si vite que personne n'en a cru ses yeux. C'est à partir du moment où l'admirable métro vert et rouge avec ses sièges en bois a été remplacé par un truc bien laid et bien confortable que j'ai commencé à deviner que ça allait se gâter. Mais qui aurait pu imaginer une Anne Hidalgo ou un Gabriel Attal ? Impossible. Le rire des filles a changé du tout au tout. Mais je parle aux murs. On est tous morts. On regarde le générique d'un film et on reconnaît les noms, dont le nôtre. C'est tout. Nous agonisons gentiment dans un Tupperware géant à la surface duquel on projette des images.

dimanche 1 septembre 2024

À la recherche du Gland perdu

 

C'est un concours. La fille danse (ou fait de la gymnastique, on ne sait pas, tant ces catégories surannées ne signifient plus rien aujourd'hui, tellement les frontières sont brouillées ou inexistantes). Elle commence sa prestation, et sa fille, dans le public — sans doute accompagnée de son père-maman du spectacle, le double affadi de la danseuse, donc — se met à pleurer. 

La jeune femme s'interrompt, va chercher l'enfant, le ramène sur scène, le console, et se met à danser avec la merdeuse qui s'ébat gaiement à ses côtés avec son nounours, soudain ragaillardie. La mère finit par prendre fifille dans ses bras et termine sa chorégraphie en improvisant un ignoble machin en compagnie du véritable héros de la soirée : l'Enfant. Tout le monde applaudit, les réseaux sociaux s'enflamment. Elle a perdu la compétition mais « elle a gagné l'amour ». « Bravo et respect à elle, il y a des choses bien plus importants (sic) qu'une stupide médaille ou les faux honneurs. » « Une vraie bonne mère. » « Elle a gagné le respect de la planette (sic). » « Elle a tout gagné : le public, le sourire de sa fille et les souvenirs qu'elle lui aura créés, inestimables. » « Que c'est beau ! » Et cette merveille : « Visiblement certaines personnes ont du mal à comprendre qu’une maman priorise sont (sic) enfant. Elle a eu raison, je suis certaine qu’elle n’a aucun regret et qu’elle recommencerait si cela se reproduisait. » Une maman priorise son enfant. Elle a eu raison, cette conne. Elle est le digne représentant des Mamans Unifiées qui priorisent leur progéniture. Ça passe avant tout, ces machins. Avant l'art, avant une compétition, avant le respect du public et du jury, avant le travail qu'elle a dû fournir durant de longs mois pour se préparer à cette performance, avant elle-même. L'Enfant-d'abord ! Ah, et j'allais oublier ça, le summum indépassable de la crétinerie en ligne : « Bon jour. Pourquoi une compétition..? Ne sommes-nous pas ici pour juste expérimenter..? Prendre du plaisir à cela..? Heureusement, sa fille lui a rappelé ce fondamental. Merci 🙏 » Sa fille, en déesse inéluctable et toute puissante de l'Immaculée Sagesse, lui a « rappelé ce fondamental ». Et bien sûr, la personne qui écrit cette dernière cochonnerie est un homme ; enfin, un homme ou ce qu'il en reste. Il doit certainement être du même calibre que celui qui se trouvait aux côtés de la merdeuse, dans le public. Karl Kraus écrit : « Quand le soleil de la culture est bas, les nains ont des apparences de géants. » Quand l'humanité est aux mains des Mamans, les géants font des rots géants et chient géantement dans leurs couches. Ce sont eux, les seules divinités réelles du monde en couche-culotte. Ce sont eux qui ont droit de vie ou de mort sur la réalité, qui la façonnent à leur image, qui en dictent les lois et les principes. Le « fondamental », c'est « Moi d'abord ». Tout s'ordonne à partir de moi, en fonction de moi, après moi. Je suis le Moi-source et le Moi-final. Mes pleurs sont des commandements, mes rots des offrandes, mes excréments des trésors. Le Bébé, c'est le B à-bas. Le Bébé qui abat les chênes et les chaînes de l'ancien monde. Quand je viens, quand je parais, tout s'efface, tout s'aplatit, tout disparaît. Je suis l'étalon-or du langage et de la Nécessité, du Bien et de l'Ordre. Je suis Avant, et tout est Après. Morveux Ier est bien plus puissant que Louis XIV. Et on n'est pas prêt de lui couper la tête, à ce roi. Même l'ogre Poutine n'en mène pas large. 

Que la mère « n'ait aucun regret », comme le dit l'ectoplasme enféminisé cité plus haut, ça, on en est convaincu. Pas besoin de nous faire un dessin. Les pondeuses ont une estime-de-soi au max du max. On ne peut pas faire plus. « J'essaie de me souvenir de ce que disait Weininger des connasses enceintes et de leur impudeur. Je pense à la façon dont les pouffes, aujourd'hui, exhibent leur grossesse dans des espèces de collants de danse obscènes et la soulignent, pour que nul n'en ignore, avec de grandes ceintures-foulards multicolores. Salopes. Elles les pavanent bien haut, leurs ventres, comme l'a écrit un excellent romancier. Elles en font des effets d'annonce. Elles les déploient au grand jour comme autant de représailles éventuelles. Elles entendent être regardées. Elles veulent être considérées, traitées avec respect, reconnues, apparaître en pleine clarté. Faire reluire leur grosse image terrible. Être approuvées par tous les yeux. Et pas uniquement approuvées. Célébrées surtout. Passionnément. Qu'on s'incline bien bas sur leur passage. Admiration et consentement. Qu'on les trouve divines, phénoménales. Comme à la télé. Pas de quartier. Le bébé est un combat. Ou le combat est mon bébé. C'est la Pregnant Pride permanente. Évidemment. Tout se tient. » [cmqs] Ce que je retiens de ce merveilleux morceau de Philippe Muray, extrait de son journal intime, c'est surtout les représailles éventuelles. On n'est jamais à l'abris de ces représailles éventuelles, dès qu'on blasphème un tant soit peu la Pondeuse en majesté. Elle veut le leurre et l'argent du leurre. Si vous n'avez pas mis le doigt dans l'engrenage et tout votre destin dans la fente sacrée, vous êtes un traître, vous êtes même Le Traître par excellence. Avez-vous fabriqué, participé à la fabrication d'un morveux ? C'est la question primordiale. Si vous répondez par la négative, alors vous n'avez qu'un seul droit, c'est celui de la boucler. Votre parole, vos écrits, vos petits machins, vous pouvez vous les mettre bien profond où elle pense, la Pondeuse. Vous êtes un usurpateur par définition et par principe, un squatteur immonde, un profiteur. « T'es papa ? » Non, alors tu la boucles. La Pondeuse a le sentiment d'avoir participé au Grand Jeu, à la Grande Fabrique, à l'indépassable Perpétuation, et ça lui donne le droit de vous mépriser, de vous traiter comme une sous-espèce, un quart-état sans droits ni parole. Elle n'a pas d'états d'âme, la Pondeuse, car elle est toujours férocement convaincue qu'elle a donné au monde le nectar qu'il attendait depuis le commencement des temps, et que le monde va devoir rembourser avec intérêts la dette incommensurable qu'il a contractée envers elle. Jusqu'à l'expiation du dernier rototo. Que Beethoven, Schubert, Chopin, Ravel, Genet, Blaise Pascal, William Blake, Stendhal, Baudelaire, Kafka, Walt Whitman, Nerval, Proust, Manuel de Falla, Rossini, Rimbaud, Flaubert, Pierre Louÿs, Paul Léautaud, Oscar Wilde, Aragon, Leopardi, Hannah Arendt, Simone Weil, Stefan Zweig, Garcia Lorca, Magritte, Alfred Jarry, Erik Satie, Raymond Roussel, Salvador Dali, Léon-Paul Fargue, René Crevel, Jacques Rigaut, Jacques Vaché, Glenn Gould, Günther Anders, Kathleen Ferrier, Roland Barthes, Cioran, Henri Michaux, Michel Foucault, Guy Debord, Philippe Muray, Pierre Boulez, Annie Le Brun, Renaud Camus, Jaime Semprun, pour ne citer que les premiers qui nous viennent à l'esprit, n'aient pas pondu, n'aient en somme pas participé à l'Effort de guerre, ça ne l'effleure pas un instant — et le rappeler sera bien entendu compris comme une offense et la plus insigne prétention. (Comme me le dit mon ami Castagno, « bravo à tous les hétérosexuels de la liste. Quelle prouesse ! ») La Pondeuse rejoint en cela l'armée de ceux qui pensent que notre malheur présent ne provient que d'une seule cause : la faiblesse démographique. Ce n'est pas le lieu d'en parler, même si je suis en désaccord avec cette thèse. Quoi qu'il en soit, je n'ai pour ma part rien contre les familles, ni même contre les familles nombreuses. J'en suis d'ailleurs issu, ma mère ayant eu huit enfants. Tous mes frères et sœur ont eu une progéniture. Il me semble que ça devrait suffire. Non ! Hurle aussitôt la Grâce personnifiée, ça ne suffira jamais. Tu devras expier ta radinerie chromosomique jusqu'à ton dernier souffle, salaud exterminateur, pleutre génétique, désengagé biologique !

« Devant un bol de café, elle décortique la dépendance des hommes à leur mère, assassine Freud et Dolto, parle de la paternité, de mère toute puissante et assène cette phrase formidable : “Pour moi, l'homme et la femme sont pareils devant les enfants”. » Devant un bol de café ou devant une toile de Kandinsky, c'est un peu ainsi que j'imagine la Pondeuse en majesté, bardée de morale et de principes, mais surtout très-fière de ses accomplissements, de tous ses accomplissements, se trouvant belle généreuse intelligente sexy maline courageuse et asséneuse de phrases formidables. Une femme-puissante, comme je crois qu'on dit aujourd'hui. On ne la lui fait pas. Ce n'est pas elle qui laisserait pleurer sa fille dans les gradins alors qu'elle est en train de passer un concours ou d'écrire la Recherche du Gland perdu. Elle priorise, la femme-puissante, bien qu'elle pareillise un peu tout de même l'homme et la femme, mais on lui pardonne, car sa logique ressortit du sublime et de la Nécessité, et n'a donc de compte à rendre à personne. Il y en a qui ont le cœur gros ; elle a le ventre-gros, même une fois son travail accompli. Elle n'en finit jamais d'accoucher, car c'est la Justice, qu'elle met bas, et pour ça, ya pas d'heure. Elle gagne le respect de la planette. Fermez-la, les impondeurs ! Vous n'avez même pas l'excuse d'être pédés. Vous êtes nuls et désapprouvés.