« Ce n'était pas une femme à perdre la tête pour une sonnerie de téléphone. Elle se comportait comme si le téléphone n'arrêtait pas de sonner depuis qu'elle avait atteint la puberté. » Je suis tombé sur ce paragraphe, qui m'a beaucoup réjoui, dans une nouvelle de Salinger, Un jour rêvé pour le poisson-banane. Cette nouvelle très simple, en forme de dialogue, est un petit bijou. J'ai toujours beaucoup d'admiration pour les écrivains qui savent écrire des dialogues. J'ai trouvé ce livre, en très mauvais état, malheureusement, dans un bac à livres, au marché où je fais mes courses. S'y trouvaient également deux Balzac, un Julien Green, une « bible de la médecine chinoise », et un Kressmann Taylor (dont je n'avais jamais entendu parler). Misia est morte d'un cancer, à 69 ans. Une certaine Aglaé de Saint Mars, sur Facebook, écrit : « En même temps moi j ai pas aimer sa prestation ». [Je respecte scrupuleusement l'orthographe et la graphie de la dame.] Et aussi : « Cousinade!! Je vous aimes. » C'est effrayant. Elle doit avoir une quarantaine d'années, et n'est que la digne représentante du peuple français dans son ensemble, dans sa moyenne. L'illettrisme n'est plus une maladie honteuse, c'est la norme. Elle se porte fièrement, comme ces jeunes femmes obèses portent leurs kilos de graisse, boudinées dans des vêtements moulants. Misia n'était pas, et de très loin, ma chanteuse de fado préférée (je n'aime pas sa voix), mais elle avait incontestablement le sens de cette musique. Quand on m'oppose qu'il ne s'agit là que de « fautes d'inattention », je deviens fou. M. me dit au téléphone : « Tu n'es pas rancunier. » Je passerai une partie de la nuit à tenter de me rappeler ce simple mot, ce qui me met au supplice. Il me reviendra seulement le lendemain, et à cette occasion, j'ai l'impression d'entendre pour la première fois de ma vie la sonorité du substantif « rancune ». Ce mots auxquels on ne prête pas attention, tant ils sont ordinaires, qu'on emploie sans y penser durant des lustres, et qui, soudain, nous éclatent à la figure, ou plutôt à l'oreille, me fascinent. On se demande alors comment ils se sont formés, comment, de génération en génération, de langue en langue, parfois, d'oubli en oubli, ils ont accumulé et durci en eux ces sonorités, ces syllabes, ces racines, comment ils ont poussé en supprimant des lettres ou en s'augmentant, comment il se fait qu'ils aient pu nous sembler « naturels ». C'est notre surdité congénitale qui fait violemment irruption en notre conscience, de la même manière que nous découvrons un trait inaperçu jusque là sur le visage de celle que nous fréquentons depuis des décennies. Le héros (si l'on peut dire) de la nouvelle de Salinger dont je parle plus haut se tire une balle dans la tête à côté de sa fiancée, dans une chambre d'hôtel. Elle dort. On imagine que le coup de feu l'aura éveillée. Peut-être était-elle en train de rêver qu'elle téléphonait à sa mère, lui expliquant que Seymour n'était pas si fou qu'il en avait l'air. Salinger n'aurait jamais pu imaginer que des lecteurs français parleraient et écriraient si mal leur langue. Les écrivains écrivent, et pour qu'ils puissent écrire, il leur faut imaginer des lecteurs qui connaissent leur langue. Ce contrat tacite est aujourd'hui caduc. Ils écrivent désormais sans savoir s'ils seront compris, ils écrivent dorénavant en étant certains que plus de 50% de ce qu'ils mettent de subtilité et d'implicite dans leur langue passera inaperçu et tombera en poussière. Bien sûr, il y a toujours eu une part importante échappant aux lecteurs, dans les textes littéraires, et c'est précisément cette inévitable perte de sens qui rendait la littérature si excitante, si troublante, mais je crois qu'elle a atteint aujourd'hui un seuil critique, au-delà duquel le contrat entre l'écrivain et le lecteur n'a plus de sens. Les lecteurs d'aujourd'hui ne perdent plus la tête en lisant des livres. Ils prennent connaissance d'une information, d'une histoire, d'une idée. Ils sont loin, très loin, de l'écrivain, et ils sont près, trop près, de l'auteur. Ils lui parlent même sur les réseaux sociaux, il leur arrive de le tutoyer et de lui demander des comptes. Ils ont des reproches à lui faire. Une certaine rancune se fait entendre dans leurs propos. Ils ne lui pardonnent pas tout à fait d'être ce qu'ils ne sont pas. C'est palpable. Écrivains et lecteurs se sont dangereusement rapprochés, par écran interposé, et les frottements que ce rapprochement produit ne sont pas de bon augure. Il y a des membranes qu'il n'est pas bon de déchirer. Le poisson-banane, une fois entré dans la caverne, y meurt — il s'est goinfré de bananes et la caverne sera son tombeau. Les lecteurs sont des obèses qui continuent à mettre des bikinis jaunes parce qu'ils ont cassé leur miroir et qu'ils se croient libres. Les écrivains, eux, sont des anorexiques joyeux : ils croient pouvoir ne plus jamais se nourrir parce qu'ils pensent que la nourriture est en eux pour toujours. Les déchets qu'ils produisent ne les effraient pas. Ils ne perdent pas la tête quand le téléphone ne sonne plus. Quant à leur vieille puberté, elle n'est plus visible qu'aux poils qui leur poussent dans les oreilles et dans le nez. Mon père ne reconnaîtrait plus son pays, et je ne sais comment il réagirait en lisant : « Cousinade!! Je vous aimes. » Croirait-il à une plaisanterie ? Ce mot a tellement changé de sens, lui aussi… Dans plaisanterie, on entendait « plaisant ». Mes contemporains d'ailleurs préfèrent parler de « blague ». Ils ont raison. Les plaisanteries n'existent plus. Est-ce que Macron est une plaisanterie ? Une farce ? Une blague ? Ce n'est rien de tout cela. Il faut inventer de nouveaux mots, malgré notre inappétence pour les néologismes. Nous sommes coincés quelque part entre la langue et l'alangue, dans cette France qui n'est plus française, mais personne ne semble perdre la tête, ils continuent tous à faire comme si de rien n'était. Écrire des dialogues, c'est un peu comme écrire des scènes de sexe, c'est aussi difficile. Les dialogues de Yasmina Reza sont faussement réussis. Ils sont souvent drôles, c'est déjà ça, mais il y a quelque chose qui ne va pas. Elle arrive au point qu'elle devrait dépasser pour que ce soit réussi, mais elle reste juste en-deçà. C'est comme une femme qui reste au bord de la jouissance, qu'on n'arrive pas à amener plus loin. Qu'est-ce qui résiste ? La rancune ? La sonorité des mots qu'on n'ose pas prononcer ? Je crois qu'une femme qui ne jouit pas a peur de sa voix, qu'elle ne l'aime pas. Les messages et les appels sont chiffrés de bout en bout. On se met à leur place ! Ils ont honte de ce qu'ils laissaient voir. Elles se comportent comme si le téléphone n'arrêtait pas de sonner depuis qu'elles ont atteint la puberté. Rien à faire, on ne passe pas. Il convient de renforcer la sécurité, toujours plus, c'est la seule voie admise, et fortement encouragée. Des grillages partout, des écrans partout, du chiffre partout, du code. La Présence n'est plus qu'un vieux souvenir, une ruse éventée de poète désavoué. La voix ne parle plus. Pourtant, la mécanique quantique, pourtant les trous noirs… On y a cru. Un temps. Mais rien ne vaut un fado bien chanté par une vraie voix, dans l'ombre de la chambre, les volets clos, un dimanche. C'était le temps d'avant les « prestations », le temps où les hommes se rasaient plus que les femmes. Viens dans mes bras, Amalia, que je sente vibrer ton corps et l'odeur de ta transpiration. L'inattention, oui, c'est le seul symptôme réel, la seule vraie maladie. Toutes leurs fêêêêêtes, aussi caricaturalement merdiques et obscènes et crapuleuses soient-elles, ne réussiront jamais à masquer le bruit ignoble de l'Inattention essentielle des jaspineurs hébétés qui les espèrent et les méritent, même quand ils les critiquent, déçus qu'on ne fasse pas place à leurs croyances. Le patibulaire de mon époque est désormais si épais et profond qu'on peine à distinguer autre chose, dans la forêt de signes contradictoires qu'elle émet. Suis-je réellement rancunier ? Pas suffisamment, en tout cas. Il suffit de lire un tweet de Raphaël Enthoven, par exemple, pour être tout à fait rassuré : ils n'ont plus aucune limite, ils iront jusqu'au bout de la laideur et de la bêtise, sans vergogne ni hésitation, avec un enthousiasme de martyrs. Ils ont la prestation dans le sang, ces imbéciles. Le téléphone n'arrête pas de sonner à leurs oreilles, un téléphone qui sans lassitude leur apprend la bonne nouvelle : ils sont beaux, ils sont bons, ils sont justes. Taisons-nous.