dimanche 12 février 2023

Si j'étais mort…

« La grande vogue du roman est due en 
première ligne à la haine de la vérité. 
L'homme n'est pas seulement de glace aux 
vérités, il a contre elles une aversion furieuse. » 
(Marcel Lévy — La Vie et moi)

Si j'étais mort, tout irait bien.

À la question : quelle est la principale cause du divorce, on pourrait répondre qu'il s'agit du mariage. On pourrait dire de la même manière que la principale cause de la mort est la vie. Je suis tombé il y a peu sur un tweet de Renaud Camus qui me trotte dans la tête : « On pourrait aller plus loin dans la vérité, beaucoup plus loin, mais il faudrait être mort. La vérité personne n’en veut. Pour essayer de la contenir les hommes ont inventé la famille, la religion, la littérature, la courtoisie, la démocratie, le journalisme et même la science. » La mort ne permettrait pas seulement à la vérité de se manifester, elle rendrait possible toutes sortes de choses qui sont scandaleusement rétives, qui se refusent à nous avec une obstination démente, tant qu'on est en vie. Pour essayer de contenir la mort, Dieu a inventé la vie, et c'est une belle invention, mais qui a beaucoup d'inconvénients. Si j'étais mort, tout irait bien. Tous mes ennuis, tous mes tracas, toutes mes angoisses, tous les inconforts que je subis comme un damné seraient balayés instantanément — et pour toujours. Je n'aurais plus de soucis d'argent, je n'aurais plus froid, je n'aurais plus de chagrins, plus d'insomnies, plus de douleurs dans le dos, je ne donnerais plus de cours, je n'aurais plus à subir ceux qui me blessent ou seulement me déplaisent, par exemple ces automobilistes qui me frôlent quand je marche au bord d'une petite route de campagne, ou ceux qui ne me rendent pas mon salut, je ne connaîtrais plus l'angoisse de la mémoire qui fuit, je n'aurais plus honte de mon inculture, je n'aurais plus de famille, plus de sentiments de culpabilité, je n'aurais plus d'inquiétude quant à l'existence de Dieu et j'aurais moins de colloïdes morbides fatigués. Ce n'est tout de même pas négligeable. Évidemment, on pourrait me répondre que nous ne connaissons pas la mort, et qu'il est possible qu'elle aussi nous réserve quelques mauvaises surprises. C'est vrai. Rien n'est exclus. Après tout, la mort est peut-être aussi moche que la vie. Toujours est-il que la vérité, pour ne parler que d'elle, serait indubitablement remise à l'honneur, dès le trépas. On pourrait même soutenir assez facilement que la mort nous mettra en face de la Vérité sans reste. Sur ce point, j'ai peu de doutes. La vie n'est sans doute possible que parce qu'il y a du mensonge — en plus ou moins grande quantité. Oh, j'ai bien pensé, allez, à la disparition totale du jus de pamplemousse et de la musique, qui seront certainement les inconvénients les plus graves. Plus de Stücke im Volkston, de Schumann, par exemple. Mais on peut se consoler en pensant que le goût de la musique disparaîtra avec elle, et aussi qu'on n'aura plus jamais à entendre du Phil Glass ou du Camille Pépin et que le nom même d'Astor Piazzola nous sera parfaitement inconnu ; et, plus important encore, que la haine de la musique sera à tout jamais abolie.

La vérité, personne n'en veut, c'est la raison pour laquelle personne ne veut mourir. Si les gens voulaient bien mourir un peu plus et un peu mieux, la vie serait moins invivable. 

Si j'étais mort, je n'aurais jamais lu Elsa Triolet, ni écouté Miles Davis, ou, du moins, je n'en aurais pas le souvenir. Si j'étais mort, je n'aurais pas écrit : « J'ai rencontré un homme et son chien à qui j'ai demandé mon chemin » en rentrant d'une belle balade au soleil d'hiver. Je n'aurais pas écrit non plus : « Elle était un instant. Elle n'était que cela, mais c'était immense, vu de ma solitude ». Je n'aurais pas non plus à supporter ce parfum dans mon salon qui m'écœure, chaque dimanche matin alors que je m'asseois à la table pour écrire. Et surtout, si j'étais mort, je ne me soucierais pas de savoir si le dernier texte que j'ai déposé sur Internet a recueilli trois likes ou onze. Mais comme j'écris ceci en écoutant le concerto pour clarinette de Mozart, je suppose que cela n'a aucune valeur. Moi et la vérité, ça fait deux, moi et la vie, ça fait trois, car entre elle et moi, il y a cette chose innommable qui revient chaque nuit me terroriser. Perdre la raison, ce n'est pas une formule creuse, je vous assure. Et ce n'est pas parce que vous ne le comprenez pas que ça n'existe pas. Je dis que j'ai lu Elsa Triolet, mais ce n'est même pas vrai. J'ai beaucoup feuilleté un de ses romans (Le Premier Accroc coûte deux cents francs) qui se trouvait dans la chambre de mes frères aînés, à la recherche de passages érotiques, quand j'avais neuf ou dix ans, c'est à peu près tout. D'elle, l'écrivain, je ne retiens finalement que son nom merveilleux et ce titre très mauvais. Comme elle est morte, elle n'en sait rien, et ne se souvient peut-être pas du tout d'avoir un jour parlé du « globe laiteux de ses seins blancs ». Mais moi oui, puisque je suis vivant et que ma mémoire me restitue encore quelques jolis souvenirs. Feuilleter des livres à la recherche de passages érotiques, voilà quelque chose qui m'aura beaucoup occupé. Il suffisait parfois d'un mot : « nubile », « gracile », « sein », « pubis », « triangle », « globe », « mouillée », et surtout, ce mot qui longtemps est resté presque incompréhensible : « hymen ». M'aura-t-il fait rêver, celui-là ! Cette membrane irréelle que je peinais à imaginer, et dont je n'osais parler à personne, je la voyais comme une ostie, comme un voile, comme une buée à la fois impalpable et formidable, un peu à la manière de l'âme du violon — toujours cachée. Jusqu'à aujourd'hui, le sexe de la femme conserve bien des mystères pour moi, alors même que je crois bien le connaître. Je n'en reviens toujours pas, que tout le monde fasse comme si cela allait de soi, comme si ce n'était rien, que les femmes se baladent tranquillement parmi nous avec cette chose au bas de leur ventre. Comment peut-on regarder ailleurs ? Comment peut-on penser à son métier, à ses enfants, à sa vêture, au climat, à Emmanuel Macron, ou à l'amour, quand on porte sur soi et en soi ce mystère brûlant ou quand on le devine près de soi ? Personne ne me fera croire qu'un Schubert n'y songeait pas, lorsqu'il composait le Voyage d'hiver ou la Jeune Fille et la mort —et je ne parle même pas de Mozart. Nous sommes tous passés par cette porte et tous nous tentons de la retraverser en sens inverse, pour revenir à l'abri, pour nous éloigner le plus possible de la mort, alors même que nous savons qu'il s'agit d'un leurre et d'une ironie terrible ; car les femmes donnent la vie et la mort du même geste. C'est d'ailleurs pour cette raison que Dieu les a pourvues d'attraits irrésistibles, afin que ces appas nous distraient un instant de l'inconcevable, et c'est de cette proximité incroyable avec la mort que l'érotisme tient son autorité suave. Depuis la découverte des trous noirs, il me semble que le con a acquis une dimension supplémentaire, et sans doute essentielle. À l'intérieur de lui sont emprisonnés tant de forces et de lois qui ne peuvent se dire. La femme est muette par nature, c'est en cela qu'elle nous attire tant.

J'ai demandé à un ami quel était pour lui le mot le plus érotique. Ma question est idiote, bien sûr, mais il n'y a que les questions idiotes qui m'intéressent durablement. Dans ma jeunesse il était de bon ton de mépriser l'érotisme et de lui préférer la pornographie, quand on avait un peu de culture. C'était un peu trop simple, tout de même. L'hymen est revenu, beaucoup plus tard, sous la forme un peu dérangée de l'hymne, ou de l'hydre, ou encore de l'hystérie, hypostases mythologiques, médicales ou sociales qui cachent très mal l'essentiel — quand on veut savoir ce qui est essentiel, il suffit de se demander si la chose est odorante et vaguement repoussante, et si elle s'apparente de près ou de loin à un voyage d'hiver. « Toi qui bruissais si joyeux, toi, fleuve clair et impétueux, comme tu es devenu calme, sans donner signe d’adieu. Mon cœur, dans ce ruisseau, reconnais-tu ton image ? Sous son écorce, le bouillonnement est–il aussi violent ? » La nature est gelée. La vie est à l'intérieur, dans le noir, silencieuse, immobile. Entre elle et nous, une pellicule transparente, qui semble fragile mais qui peut facilement blesser. L'image inversée qui nous est renvoyée est muette. Nous ne nous reconnaissons pas. Nous cherchions la chaleur humaine, le réconfort et la grâce, et c'est la nuit glaciale qui nous prend et nous enveloppe. « Tu reposes, froid et immobile, étendu dans le sable. » « J’ai gravé dans ton manteau avec une pierre acérée le nom de ma bien-aimée, ainsi que l’heure et le jour. » Tout est là. Le nom, la pierre acérée, l'inscription, les mots comme un burin, comme une arme. Les noms propres dans la chair la boursoufflent, la font lever comme une pâte, celle qui contient l'image et le désir. Il ne manque qu'un soleil ou une langue. Attendre… « …Autour du nom et des dates s’enroule en un anneau brisé. » L'heure et le jour, il faut être là, présent et attentif, car l'instant ne reviendra pas. Ce qu'on écrit dans le sable n'est aperçu que par l'unique témoin, le témoin essentiel, celui qui se tient dans le même temps que nous, au centre de l'attention. « Le jour de la première rencontre, le jour de mon départ… » 

« Quand l'homme est malheureux, il veut avoir raison », et comme il est presque toujours malheureux, même en ses instants de joie, il veut que sa raison soit présente même là où elle n'a rien à faire. « Tous mes valets sont à la guerre, et moi je prononce des discours. » Si j'étais mort, je ne ferais pas de discours et je n'essaierais pas d'avoir raison, si j'étais mort, je ne saurais plus que j'ai été vivant… Mais il est fort possible que la mort soit tout autre que ce que les vivants en ont fait. Parler d'elle depuis la vie est aussi vain que d'expliquer le divin avec l'intelligence de l'homme, parler de la mort en vérité, ce serait prendre sur soi tellement de solitude qu'on pourrait en mourir : elle est la seule véritable rencontre de notre existence. Finalement, face à elle, la science et la religion sont aussi décevantes, et ne nous montrent que leur ignorance, habillée différemment, mais égale en épaisseur et en prétention. L'inconnu semble reculer un instant mais c'est pour mieux se dresser dans toute sa puissance. On peut toujours faire des suppositions, on peut toujours ajouter des mots aux phrases, on n'avance pas d'un pouce, le mur s'est déplacé, mais il est toujours aussi haut. La connaissance augmente en superficie, mais l'inconnaissance s'agrandit au même rythme, l'horizon est toujours à l'horizon, quelle que soit la vitesse de notre impatience. Aussi loin qu'on aille dans la vérité, le mensonge nous contient comme un utérus infini, et notre âme, ce fleuve invisible, nous ressemble si peu que personne ne la reconnaîtrait, si l'on pouvait la dévisager. Mon cœur, dans ce ruisseau ? Est-ce toi ? Il faut être mort pour se reconnaître, sans doute. 

Et ce n'est pas la science qui me détrompera. À défaut d'avoir raison, devenir calme, c'est un beau projet, non ? Mais il est possible que le bouillonnement soit aussi violent de l'autre côté… Alors le calme sera d'une nature que nous pouvons toujours espérer comprendre, car il va durer longtemps.