J'étais en voiture, le long du Gardon, l'autre jour, à Alès, quand la vérité m'a sauté au visage : je ne suis pas fait pour les relations humaines. Mais alors pas du tout. Ça n'a jamais marché et ça ne marchera jamais. Il m'aura fallu soixante ans pour l'admettre : je dois sans doute me faire une raison. En revanche, je peux m'entendre sans difficulté avec une bête, ça c'est prouvé. Il y a tous ces gens qui ne se sentent pas bien dans leur sexe ; eh bien moi je ne me sens pas bien dans mon espèce. C'est interdit ? L'autre soir, quelqu'un que j'aime beaucoup m'a envoyé quelques lignes de saint François d'Assise, pour me rasséréner. J'ai trouvé ça d'une nullité affligeante. J'étais à deux doigts d'insulter Jésus. Un vieux reste de civilité m'a retenu.
Je regarde une photographie de l'un de mes neveux, qui pose, tout sourire, avec sa jolie fiancée. Je suis son oncle ? Ça me paraît impossible. Et encore, celui-là, je l'aime bien…
Un signe : j'ai demandé au Grand Dictionnaire des Synonymes qu'il me donne une série de synonymes pour l'adjectif "beau". Il m'a répondu qu'il n'en existait pas. Ça ne m'étonne pas vraiment, mais tout de même, quel culot, ces dictionnaires !
J'ai passé un scanner, avant-hier. Je devrais y passer chaque jour. C'est bien, le scanner. Ça ne dure pas longtemps, et on n'est pas enfermé dans un de ses utérus cauchemardesques, comme l'IRM ou la scintigraphie. Si l'Amour pouvait parler, il fermerait sa gueule.
Noël, ce sera sans moi. Elle avait raison, l'autre. Elle est parfaite, je vous dis. Le problème, c'est moi.
« Senza troppo marcare la melodia » Il n'y a pas de synonymes, mon vieux, il faudra t'y faire. Rien n'est synonyme de l'amour. Ni de la solitude. Rien n'est synonyme de la coupure radicale avec le monde. Il n'existe aucune traduction qui soit transmissible, admissible, il n'existe aucune communication possible de la déréliction, elle reste en nous, l'angoisse de Gethsémani, aucun échange à ce propos n'est envisageable, on avale tout rond sans pouvoir expectorer d'aucune manière, ça nous remplit jusqu'à la garde tous les alvéoles. C'est seulement l'âme, qu'on recrache, à la fin. Brahms, dans ses ballades opus 10, avait déjà tout compris, tout senti, on se demande bien comment. Il hésite entre mineur et majeur, il ouvre la fenêtre, la referme, il laisse planer le son, la voix, il creuse la matière, il la chauffe un peu, mais pas trop, il chante mais à mi-voix, pour lui-même ; lui aussi il avait peut-être cru trouver des synonymes, mais si l'on fait de la musique, c'est bien parce qu'on sait qu'ils n'existent pas. Le beau est le beau, et ce n'est même pas le contraire du moche. Comment prouver que cette musique est sublime ? Pas moyen. Vous entendez, vous n'entendez pas. C'est tout. Et quant à vous l'expliquer… Comptez pas sur moi !
Aux relations-humaines, je leur demanderais d'y aller più lento, et senza troppo marcare la melodia. Nous avons l'âme au centre de l'anneau, irradiée, flétrie, vaguement palpitante, encore tiède et ô combien fragile. Est-ce beau, est-ce moche, une âme ? Ni l'un ni l'autre, sans doute, mais nous n'avons que ça. Je n'ai pas d'âme de rechange, je suis désolé. Elle est sur le point de se déchirer. Je m'accroche à ce trois contre deux, je tente de suivre la voie étroite et sinueuse, escarpée, dans la matière qui remue doucement. Il y en a qui nous conseillent de respirer l'éternité, mais elle nous étouffe, celle-là. À quoi bon survivre ? Il faut laisser parler le néant : Il sait mieux que nous de quoi est faite notre chair. La mort dans la mort. Sans appel, sans cassation, sans reprise.
Et c'est reparti, il faut aller souhaiter la Nouvelle Année aux « amis Facebook ». Je crois que je n'y arrive plus du tout, c'est au-dessus de mes forces. Au-delà de trois ou quatre exceptions, précieuses il va sans dire, cette pratique sociale m'est devenue tout à fait odieuse, cette année. Noël n'est pas étranger à ce sentiment antipathique. Jamais cette fête ne m'aura été plus odieuse, jamais je n'aurai ressenti avec plus de violence la fausseté fondamentale des échanges qui peuvent se tisser autour d'un rite social (et encore, ça c'est la version optimiste). Il est possible que la vieillesse nous fasse retrouver (sous une forme légèrement modifiée, bien entendu) les premiers sentiments, ceux de notre enfance, ceux qui nous ont façonné à jamais (nous allons mourir dans les langes). J'entends chaque nuit avec effroi les grelots du fou, cette sérénade trébuchante, cette vibration indécente qui fait trembler le sens, qui le rend si incertain, si comique. C'est sans doute la raison qui fait que je me retrouve au crépuscule de ma vie aussi démuni que lorsque j'avais quinze ans. L'aria da capo est terrible, car il semble désigner une vie qui n'a pas avancé d'un pouce, malgré l'immense trajectoire. S'il était normal, à quinze ans, de douter des hommes, et de ne trouver avec eux aucune possibilité de réelle conversation, c'est très inquiétant, cinquante ans plus tard. Est-ce que la vie est vraiment si mal faite ? Est-ce moi, seulement, qui suis si mal-fait ? Être assuré dans son être me semble aujourd'hui à jamais impossible. Au contraire, plus la vie va, plus le sens et l'être s'éloignent, comme en se moquant de nous, qui avions cru après tant d'efforts ne faire qu'un avec eux — un jour. La Sagesse, quelle sinistre plaisanterie ! Ma vie est un coup d'épée dans l'eau qui n'a même pas l'excuse de l'esthétique, de l'épique ou du baroque : au sein de cette matière informe, la volonté humaine passe en douce et se contorsionne comme un spectre grimaçant ; sa prétention hurlée à ordonner le chaos me semble plus que jamais risible. J'ai essayé de sortir la tête de l'eau, mais, à peine sortie, on m'a fait comprendre qu'elle n'y avait pas de place pour elle. Ma défaite n'aura même pas la belle séduction qui accompagne ordinairement le vaincu. Les autres ne nous laissent aucune place. Chacun marche sur la tête de l'autre, comme s'il était impossible de survivre sans détruire ce qui n'est pas soi.
Aujourd'hui, premier jour de l'année, il n'y a que la musique de Mahler, qui soit à même de ne pas me briser complètement — je pense au dernier mouvement de sa neuvième symphonie. Il y a dans cette œuvre une largeur et une amplitude qui permettent à notre être d'avoir le sentiment que nous sommes pris en compte (englobés ?) par cette musique et par ce compositeur. Peu de musiciens me donnent ce sentiment. Je peux enfin respirer. Je me demande comment Mahler pouvait imaginer ces phrases immenses, comment elles lui arrivaient, quel cœur il faut posséder pour être à même d'entendre des choses pareilles. Je l'imagine, seul, face à la montagne, écoutant… Il est à égale distance entre les hommes et le monde — je ne vois que dans certaines musiques japonaises extrêmement épurées une même qualité d'écoute, ce même effacement devant l'immensité du monde. On se demande souvent ce qui fait que l'entente (au sens le plus profond du terme) est impossible entre un homme et une femme. Je crois qu'en écoutant l'adagio de la Neuvième, on le sait. Les femmes n'écoutent pas. Leur oreille est directement branchée sur les nécessités de la vie, sur la physiologie, sur la matière, sur le quotidien et ses lois implacables. Elles donnent la vie : c'est-à-dire la mort. La sexualité est sans doute le moyen qu'ont trouvé les humains d'éviter une guerre totale entre les sexes. C'est un excellent dérivatif : le désir comme issue de secours. L'édifice est en feu, mais il faut que l'espèce se perpétue.
L'année n'a rien de neuf, je vous assure. Elle s'est tassée sur elle-même, comme une petite vieille effrayée. Pour un peu, on serait allongé sur elle sans même s'en rendre compte, on lui marcherait dessus sans la voir. Mais le flot nous emporte. On marche pour ne pas mourir mais on meurt quand-même. Tous ces visages aveugles, sourds, fermés, inversés, ricanants, la bouche grande ouverte — semblant en pleine digestion d'idiotie, comme une colonie de portraits cubistes qu'on aurait arrachés au néant — revendiquent à pleins poumons : ils sont les propriétaires du Monde. Il faut en être, ou périr.