jeudi 12 janvier 2023

Si l'amour pouvait parler (3)

Croire en soi, avoir confiance en ce qu'on fait, en ce qu'on produit, en ce qu'on est, c'est un effort épuisant, harassant. La seule chose intéressante, dans une vie, c'est de regarder la femme s'habiller — ou se déshabiller. C'est ce que je pense. Je vais être payé à la fin de la semaine. Ah non, j'avais oublié, je n'ai plus de travail, plus d'élèves, plus rien. Elle aurait voulu de l'argent de poche. Elle s'acharne. Elle ne n'est pas acharnée avec moi. Tu pouvais lui payer son coiffeur ? Tu croyais en toi ? Tu avais de l'ambition ? Non, eh bien alors ferme-la ! Viens pas te plaindre. Tu tiens ton bol de café, tu es en pyjama, tu as la bouche ouverte, elle se maquille, elle va partir. Elle parle de photo, d'abstraction, de soutien-gorge. « Tu vas faire de la lingerie ? » Je ne touche plus mon piano. Il y a si longtemps, d'ailleurs, que plus personne ne sait que j'ai su en jouer, jadis. Autrefois. « Tu as quelque chose d'autre à me proposer ? T'en donnes, des concerts, toi ? » Il répond que non. Il baisse la tête. Il sent l'odeur de son rouge à lèvres, son parfum, qui est encore un peu rauque, un peu vert. « Ils n'en veulent plus de mon visage. » Elle lui demande s'il reste de l'essence dans la voiture. Il dit que non, mais il ment. Elle lui demande un peu d'argent. « C'est tout ? » Il veut qu'elle reste mais il sait bien qu'il ne sert à rien d'insister, que plus il insiste plus elle a envie de foutre le camp. La batterie est à plat. Sa vie est à plat, mais il sait que la descente est au coin de la rue. Il voit la petite voiture bleue filer et s'éloigner. Il n'y a rien à faire. Elle prend de la vitesse. C'est des cons, les photographes. « Vous vous êtes encore disputés ? » Non, non, elle est morte, c'est tout. Elle a filé dans le boyau rouge, elle a glissé dans la terre, directement, sans crier gare. C'est ça, la vie. C'est exactement ça.

« T'es pas malade, au moins ? » Mais qu'est-ce que tu vas chercher ! Il a le souffle coupé. Ces quelques paroles sont de trop, mais il ne peut rien dire, il ne peut se plaindre à personne. Il sait, lui, qu'elle est morte, mais personne ne s'en rend compte. C'est ça, la vie. Tu tiens ton bol de café et tu sens le parfum de celle qui va mourir. C'est le matin, c'est un matin éternel, c'est l'automne, c'est la province, c'est la vie, c'est la femme qui s'en va et qui ne reviendra pas, qui plus jamais ne se déshabillera devant toi, ni ne s'habillera, tu ne verras plus ses dessous, ses jambes, ses orteils, tout ça va se transformer très vite en souvenirs, et même ces souvenirs finiront par passer, emportés par un courant d'air, et tu en as déjà le pressentiment, c'est ça le plus douloureux. Il y a un téléphone sur le piano. La table n'est pas débarrassée. Tous les mots sont arrêtés, suspendus ridiculement, comme des outils accrochés au mur, on les regarde, on a de la pitié en soi, de la pitié pour soi-même. Qu'est-ce qu'elle aurait pu comprendre à la vie, hein ? J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : je n'invente rien. L'imagination, c'est vous. Je compte sur vous. Comme je ne sais pas parler, je vais écrire — c'est ce que je suis en train de faire. Vous ne saurez rien, finalement, mais on fera comme si. On n'aura qu'à dire que c'est de la littérature, parce que la vie, hein… Il y a des moments vraiment dégueulasses : on met les pieds dedans, on n'a pas eu le choix, et c'est comme de marcher dans la merde. L'odeur va nous coller aux basques. Dès qu'on arrivera quelque part, tout le monde se tordra le nez, et on fera comme si on ne s'en apercevait pas. Nous, tout ce qu'on voulait, et c'était pas grand-chose, quand on y pense, c'était regarder la femme s'habiller et se déshabiller, parler un peu, et s'endormir contre elle, pour oublier nos angoisses.