vendredi 7 octobre 2022

Haro sur Ernaux

À droite, nous allons avoir droit à un bel unanimisme comme nous en avons l'habitude. Annie Ernaux a obtenu le prix Nobel : haro sur Annie Ernaux. Ça donne envie de la défendre. Les droitards sont des gauchistes en miroir. Ils se conduisent exactement comme ceux qu'ils adorent détester, et ils ne se rendent même pas compte qu'ils sont aussi caricaturaux que leurs ennemis. 

Je suis loin d'être ravi que Mme Ernaux ait obtenu ce prix prestigieux (et très bien doté), mais enfin, tout le monde sait bien que le Nobel ne couronne pas la grande littérature (du moins dans ses récentes occurrences), que c'est un prix d'abord et avant tout idéologique (la déclaration du prix Nobel ne laisse aucun doute à ce sujet, qui prétend récompenser « un écrivain ayant rendu de grands services à l'humanité grâce à une œuvre littéraire qui, selon le testament du chimiste suédois Alfred Nobel, a fait la preuve d'un puissant idéal »). Les grands écrivains contemporains sont tous passés à côté — on pense ici tout particulièrement à un Philip Roth. Il aurait été surprenant qu'il en aille autrement en 2022, même si, quand on observe la liste des lauréats depuis l'origine (1901)*, on est bien obligé de constater qu'il y eut aussi de très grands écrivains.

Personnellement, Annie Ernaux m'est antipathique, pour de nombreuses raisons, mais cela ne m'a pas empêché d'aimer certains de ses livres — ce n'est pas la première fois que j'aime la prose de quelqu'un que je n'estime pas ou qui a des opinions politiques qui me déplaisent. Quel rétrécissement de l'âme cela indique, que d'être incapable d'aller plus loin que soi ! J'ai par exemple entendu, cet été, de larges extraits des Années, et j'ai été souvent admiratif. Pour le reste de ses romans, lus il y a fort longtemps, j'ignore si je les aimerais encore aujourd'hui. Peu importe, à vrai dire. Ce n'est pas tant Annie Ernaux, qui m'intéresse, ici, que les réactions pavloviennes et patibulaires qui déferlent en vague. Ceux qui hurlent depuis hier font exactement ce qu'ils reprochent à Annie Ernaux : ils lui en veulent d'être ce qu'elle est, et se foutent éperdument de ce qu'elle a bien pu écrire. Ils l'accusent d'être une idéologue, et ils sont en plein dans l'idéologie. Parmi tous ceux qui hurlent au scandale, il y en a certainement moins de 30% qui ont ouvert un livre d'Annie Ernaux, mais ça ne fait rien, il est tellement agréable de se jeter tous en même temps sur la même proie. Oui, Annie Ernaux est une femme assez déplaisante, c'est vrai, oui, elle a été singulièrement ignoble avec Richard Millet, mais elle est aussi capable de décrire une époque avec justesse, et je lui en suis reconnaissant comme à n'importe quel écrivain qui sait trouver les mots justes pour parler des choses et des êtres — ce n'est pas si fréquent. Est-ce si difficile à admettre ? Être capable de « sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais », c'est déjà beaucoup. Et je ne parlerai même pas des crétins qui s'amusent à citer trois phrases et à en tirer des conclusions définitives sur un auteur qu'ils ne connaissent manifestement pas ; c'est tellement bête qu'on a honte d'en faire état, même si le procédé est plus que jamais d'actualité, malheureusement. Les Français adorent depuis toujours jouer au chamboultou. Tout y passe, à intervalles réguliers. Le nouveau roman et l'autofiction sont évidemment à jeter, par exemple : c'est une affaire entendue, pour ces hommes au goût très sûr. Ils me font penser aux imbéciles qui condamnent en bloc le dodécaphonisme ou le sérialisme, sans s'être donné la peine d'entendre les œuvres de génie qui ont été composées dans ces styles passés de mode. Ils ont une conception de la littérature ou de la musique, et il serait malvenu de leur demander de se questionner davantage, puisqu'ils sont arrêtés en eux-mêmes pour l'éternité. 

“L'idéal” d'Annie Ernaux n'est sans doute pas le mien. J'aurais largement préféré qu'un Milan Kundera, par exemple, soit couronné par le Nobel. Qu'elle soit une femme et qu'elle défende les positions politiques et sociales qui sont les siennes a à l'évidence joué un rôle considérable dans cette élection — c'est regrettable, je suis d'accord — mais cette curée saturée de bêtise et de hargne revancharde est lamentable. Pour un peu, on aurait presque l'impression que la France est encore une patrie littéraire ! 




(*) Sully Prudhomme, Frédéric Mistral, Rudyard Kipling, Maurice Maeterlinck, Rabindranath Tagore, Romain Rolland, Knut Hamsun, Anatole France, George Bernard Shaw, Henri Bergson,  William Yeats, Thomas Mann,  Luigi Pirandello, Eugene O'Neill, Roger Martin du Gard, Pearl Buck, Hermann Hesse, T. S. Eliot, William Faulkner, Pär Lagerkvist, François Mauriac, Winston Churchill, Ernest Hemingway, Albert Camus, Boris Pasternak, Saint-John Perse, Ivo Andrić, John Steinbeck, Georges Séféris, Jean-Paul Sartre, Yasunari Kawabata, Samuel Beckett, Alexandre Soljenitsyne,  Pablo Neruda, Heinrich Böll, Saul Bellow, Isaac Bashevis Singer, Czesław Miłosz, Elias Canetti, Gabriel García Márquez, Claude Simon, Naguib Mahfouz, Octavio Paz, Kenzaburō Ōe, Günter Grass, V. S. Naipaul, Imre Kertész, J. M. Coetzee, Elfriede Jelinek, Harold Pinter (je m'arrête en 2005).