À égale distance d'un centre vide comme leur esprit, les bigots de la modernité et ses détracteurs pavloviens, idéologisés jusqu'au trognon, qui se targuent de ne surtout pas aimer la musique ou la peinture modernes, clamant ici ou là qu'on ne leur fera pas gober cette supercherie destinée aux enfants gâtés (gâtés à tous les sens du mot) d'un monde trop perdu ou pas assez, sont les deux faces d'une même médaille : la paresse mentale et la peur obsessionnelle d'être seul face à son propre goût.
Les uns et les autres sont aussi bêtes, qui croient être déliés de l'état culturel dans lequel ils barbotent sans en avoir conscience. Les uns et les autres sont animés d'un ressentiment piteux qui balbutie ou éructe, et parfois les deux à la fois. Ils sont fiers d'être ce qu'ils sont : fiers d'aimer ou fiers de détester, peu importe, dans le fond ; la fierté tautologique tient dans l'affirmation de soi, et même de soi-même. Ce qui leur importe avant tout, c'est de pouvoir dire « je ». Je suis comme ça et rien ne me fera changer, surtout pas une quelconque étude. Quand on est cerné de soi-même — aliéné, comme on disait jadis — on parle de liberté sans savoir de quoi il retourne.
Il faut du courage pour juger les (œuvres des) contemporains, mais c'est indispensable. L'idéologie sert avant tout à rassurer ceux qui n'ont pas assez de personnalité pour se risquer à avancer solitairement dans le brouillard du goût ; regardez-les jeter des regards en coin avant de se prononcer. Remarquez, on les comprend, et même on les approuve, en un sens. Comme ils n'ont pas de goût, et qu'ils le savent, ils ont besoin d'emprunter aux autres des jugements de valeur auxquels se raccrocher. Mais cette timidité justifiée a des effets paradoxaux. Très souvent, le plus souvent, ceux qui en sont affectés deviennent arrogants et péremptoires, car il est toujours plus facile de l'être quand on ne défend pas ses goûts propres, quand on se sent justifié et encouragé par l'autre ou les autres. C'est l'effet de masse. L'idéologie est d'abord un panurgisme. On a les dents acérés et le cœur dur, quand on sait qu'on peut compter sur le groupe, quand on est fermement tenu par des limites imposées. Haïr ou aimer seul demande du courage. Qu'on ait peur de se tromper est normal, mais il vaut toujours mieux se tromper que de se taire et d'attendre le verdict du sens commun : seuls ceux qui se sont trompés sauront développer un goût propre, et c'est une chance inestimable, la seule qui donne le droit de se renier — liberté suprême.
Il serait facile, et surtout ce ne serait pas drôle, d'attaquer ceux qui sont béats devant les niaiseries de l'art contemporain, les ravis de la brèche — dès que Télérama et Le Monde leur donnent le signal de la frénétique prosternation. Tout le monde le fait, à droite. Beaucoup plus intéressant est d'insulter les péquenots qui se dressent de toute leur fatuité d'hommes-de-bon-sens à qui on ne la fait pas. Ils sont légion sur Facebook, où l'on sent bien que leur ressentiment peut enfin trouver l'écho qui les rassure. Les « Ah, je me sens moins seul » vont bon train et montrent s'il en était besoin quelle est la sourde angoisse qui les agite. Le talent inspiré est une insulte à la médiocrité et le goût, c'est la guerre, une guerre permanente et sans merci. Il faut le savoir. Je crois que Talent et Goût sont deux personnages qui n'existent pas l'un sans l'autre — ils se tiennent par les fils du sens et de la sensation. Être vivant, c'est se tenir entre les deux, dans une tension permanente. L'ordre esthétique est un impératif : il faut entendre le substantif “ordre” dans ses deux sens simultanément : il ordonne le et au réel. Il l'empêche de se coucher devant la disgrâce et de dormir la bouche ouverte. C'est donc de morale qu'il s'agit. Une morale à la fois tenace et flottante, car vivante et indexée sur la culture.