Je me suis réveillé près d'elle. J'ai passé des nuits à la tenir entre mes bras, sur le côté gauche, mon bras gauche sous son cou, mon visage dans ses cheveux, mon sexe ou mon ventre collé à ses fesses, mes mains tenant ses seins. Je l'ai regardée dormir, le matin. J'ai remarqué qu'elle ressemblait parfois à Emmanuelle Devos. Je n'ai pas rêvé, toutes ces nuits je les ai bien passées contre elle, à lui dire que je l'aimais, j'ai vu ses épaules dépasser du drap, j'ai senti l'odeur de ses cheveux, j'ai bandé contre ses fesses, je me suis enivré de son odeur, je l'ai massée, je l'ai baisée, je l'ai enculée, je l'ai branlée, je l'ai sucée, embrassée, je n'ai pas rêvé, elle non plus n'a pas rêvé, elle était là, chez moi, avec moi, à jouer avec ma queue, à prendre des bains, à lire, elle a aimé être désirée, caressée, baisée, enculée, pincée, sucée, prise, surprise, elle a aimé jouir et me faire jouir, elle a aimé s'endormir contre moi, entourée, protégée, réchauffée, nous n'avons pas rêvé. Sommes-nous fous, l'un et l'autre ? Deux malades mentaux ? Je crois que oui. J'ignore lequel des deux était malade et a contaminé l'autre, mais il est évident que cette pathologie était contagieuse et que nous nous sommes transmis cette maladie. Est-ce pendant le sommeil que l'un de nous deux a contaminé l'autre ? Est-ce en nous embrassant ? En regardant Fargo sur l'ordinateur ? En nous promenant dans les vignes ? Elles veulent pas se taper un brave type, mais une ordure. Un jour, mon vieux, tu seras amoureux. Un jour tu seras malheureux. Qu'est-ce que ça sent, la chatte d'une femme ? Le poisson, elle me répond en fronçant les narines. C'est faux. Toi tu sens bon. Elle s'en fout, elle n'écoute pas. Je passe mon pied sous la plante du sien, j'exerce une forte pression, de bas en haut. Sa jambe remonte un peu. Je caresse sa cuisse. J'ai ma bouche près de son sein. Je mords son mamelon. Elle est folle. Elle est malade. Mais là, c'est bon. Elle boit beaucoup d'eau, elle a toujours soif. Sa voix est étrange, je n'ai jamais connu de voix comme ça. Ça m'a frappé, la première fois que je l'ai entendue au téléphone. Cette voix… Je l'ai entendue hurler au téléphone, hurler dans sa voiture, hurler en jouissant, je l'ai vue faire son cartable comme une écolière sage et méticuleuse, je l'ai vue courir, manger, pisser, lire, ronfler, corriger des copies, consulter son téléphone, conduire, sourire, pleurer, j'ai vu son sang, ses larmes, ses ongles, ses doigts fins, son ventre, ses lèvres, j'ai vu son cul, ses sourcils, ses dents, elle n'est pas du genre à se cacher, elle s'aime bien.
Je ne parle que de ça, je sais. Rien d'autre ne m'intéresse. Qu'est-ce qu'une femme, à la lumière de notre volonté, de notre désir ? C'est-à-dire, qu'est-ce que nous ne partageons pas avec elle ? Mais aussi, même si c'est sans doute impossible, ce qu'elle est sans nous, hors de notre volonté et de notre regard, cachée au fond de son usine à salive, à enzymes, à mucus, dans son utérus, dans son larynx, dans son rectum, derrière ses globes oculaires, et dans son angoisse viscérale, animale.
Elle s'asseoit dans la cuisine et fume une cigarette. Elle est aussi à l'aise dans une cuisine que moi dans une salle de classe. Je ne sais pas si vous avez déjà observé une femme qui mange. C'est très étrange, de voir manger une belle femme. Elle est consciente de faire quelque chose de mal, mais elle n'a pas le choix, il faut bien se nourrir, et surtout, il faut bien partager avec l'homme la cérémonie sociale du repas. Alors elle séduit en mangeant. Si, c'est possible. Certaines femmes sont capables de séduire en faisant n'importe quoi. En prenant leur bain, en courant, en fumant, en dormant, en parlant, en s'épilant le menton, en se mouchant, en chiant, même, et surtout en pleurant. En réalité, elles n'arrêtent jamais. Même quand elles font la gueule, elles continuent de séduire. Donc elle porte la nourriture à sa bouche, elle lui fait cet honneur, au morceau de viande qu'elle va mastiquer avec ses jolies dents blanches, qu'elle brosse trois fois par jour avec un dentifrice et un blanchisseur de dents qu'elle mélange sur sa brosse. Le morceau de viande mâché descend dans l'œsophage et tombe dans l'estomac, il rejoint d'autres morceaux de viande plus ou moins bien mâchés, et tout ça barbote dans l'acide chlorhydrique et les sucs digestifs, à bonne température, et le processus de la digestion est enclenché, pendant que la femme parle, sourit, plisse les yeux, boit une gorgée de vin, écoute l'homme qui parle, lui aussi, sous le charme, car il ignore tout de ce qui se passe pourtant à quatre-vingt-dix centimètres de lui, sous le joli chemisier rose ou le pull en mohair. Il est agité par mille pensées, l'homme, il doit penser au repas qu'il a préparé, à l'ordonnancement des plats, au timing, au vin, à ses propres paroles, à son esprit, à ne pas se tenir comme un goret, à fermer la bouche en mâchant, tout ça en ne perdant rien des gestes de la femme, ni de ses paroles, ni de son chemisier qui, baillant un peu, révèle des seins qu'il devine petits mais fermes, il doit aussi prévenir le moindre de ses désirs, a-t-elle chaud, froid, soif, est-elle incommodée par la musique, trop forte, est-ce qu'elle aime ce qu'il a préparé, est-ce qu'elle pense ce qu'elle dit, est-ce qu'elle est ironique, pince-sans-rire, naïve, retorse, très intelligente, a-t-elle une idée en tête, pense-t-elle à sa bite en mâchant sa viande ? Il y a un énorme déséquilibre entre eux deux, c'est certain, mais une chose les rapproche : la digestion qui a commencé. L'homme et la femme ont un même estomac, un même pancréas, une même vésicule biliaire, une même salive, à peu près les mêmes dents, de ça on est à peu près certain. Les glandes et les muscles s'activent, des sphincters s'ouvrent, d'autres se ferment, les fluides vont et viennent, toute la machine est lancée, maintenant, et pour plusieurs heures ça ne s'arrêtera pas. Ils ne partagent pas seulement un repas et une conversation, ils partagent aussi une digestion. Un tube digestif mesure neuf mètres de long. Si l'on pouvait arrêter le temps, et observer ces deux corps aux prises avec ces dizaines d'actions simultanées, avec leurs métabolismes impeccables, mais aussi avec les dizaines de petits accidents biologiques qui passent complètement inaperçus, on aurait les larmes aux yeux devant tant de complexité, on en serait peut-être effrayé, même en mettant de côté la religiosité de ces deux personnes. Quand ils feront l'amour, ils seront encore en train de digérer. Ils feront l'amour avec les mêmes corps que ceux qui sont en train de digérer. La même langue qui a servi à pousser les aliments vers le tube digestif s'enroulera autour de son homologue, tout à fait comme si elle ne servait qu'à ça, et la femme prendra dans sa bouche la queue de l'homme comme si elle avait encore une petite faim et qu'une bonne grosse saucisse tiède constituait le meilleur dessert qu'elle puisse imaginer. Il n'y aura aucune discontinuité réelle entre érotisme et digestion, entre sexe et gastronomie, entre la conversation polie qu'ils avaient tout à l'heure et les ordures qu'ils se diront un peu plus tard au lit. Les choses s'enchaînent bien, sans qu'elles semblent empiéter les unes sur les autres, la transition est parfaite. Un corps s'efface, un autre apparaît. C'est un système multitâche. Tout va bien.
Ces neuf mètres de tube digestif sont toute notre vie. Ils sont même beaucoup plus que "notre vie", ils sont la vie. Le geste de Michel-Ange, la main de Flaubert qui court sur le papier, les doigts de Liszt sur le piano, et l'archet d'Heifetz, l'angoisse de mon père, sa tête qui heurte violemment le volant de la voiture, mes cris de terreur, la nuit, rien de tout cela ne nous appartient, nous sommes pris dans la volonté du monde qui nous a engendrés et qui nous réduira en poussière d'un même mouvement : il se nourrit de nous pour continuer à être, que nous écrivions des chefs-œuvre ou que nous croupissions au fond d'un lit d'hôpital. Que les femmes ouvrent leurs cuisses ou qu'elles hurlent à la machination et à l'emprise ne change rien, que les hommes soient civilisés ou sauvages, qu'ils enterrent leurs morts ou les dévorent, que les pères couchent avec leurs filles ou les offrent à la divinité, que la France se souvienne de son passé ou qu'elle se vautre dans une modernité oublieuse, les krachs financiers, rien de tout cela ne perturbe le moins du monde la Digestion dont nous ne sommes qu'un des amis lents. Il faudrait que je me calme un peu. Il faudrait que je pense un peu à autre chose. Notre Père qui êtes aux Cieux, donnez-moi du pain et du beurre, j'ai faim. Je vous promets d'être plus conscient, à partir d'aujourd'hui, de moins vous emmerder avec mes angoisses et mes désirs sexuels, je vais lâcher prise, c'est décidé.