vendredi 12 mars 2021

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Souffrance et ennui sont les deux pôles vitaux. Entre les deux, à mi-chemin ? Rien. Il n'y a pas de repos. On n'est toujours en train d'aller de l'un à l'autre, soit très vite, soit très lentement. Parfois un cri de colère, mais qui n'arrête rien, comme ce matin quand je me suis brûlé la main, à cause de ma maladresse. La maladresse, c'est le malheur. L'adresse et la voie, la virtuosité et le génie, l'attention et le goût, sont autant de mots indiquant notre position sur la carte vitale. Il n'y a pas de repos, mais il y a des repères. Personne ne semble s'intéresser sérieusement au corps de la femme, enfin, je veux dire, depuis les grands peintres du passé, bien sûr. Pourtant, en s'y intéressant, on découvre une autre carte qu'on peut superposer à l'autre, la carte de l'esprit. On ne peut pas voir un corps en étant maladroit. Roman de gare. Points de repères. Orifices. Entrées, sorties. Nœuds. Couches superposées. Mirages. Si nous élucidions la virtuosité d'un Art Tatum, par exemple, nous aurions accès à d'autres mondes qui sont là mais que nous ne fréquentons pas, faute de les voir. 

ARTE diffuse un reportage intitulé "Le poids des seins". Sujet intéressant, mais contenu insignifiant, nul, alors qu'il y a là matière à faire de la vraie science. C'est désespérant. Ils n'ont aucune imagination. Je n'ai rien à foutre de cette femme qui veut maigrir des seins. Qu'elle aille donc se faire opérer chez les Grecs. Elle a mal au dos ? Moi aussi. Voilà comment on efface le monde, comment on le rend opaque, et ennuyeux. Je préfère et de loin souffrir avec Monk. 

Vieillir c'est aller inéluctablement vers la maladresse. Les gestes n'ont plus la bonne mesure, parce que le regard, parce que l'écoute, parce que l'attention, parce que la vitesse ne coïncident plus, ne se rencontrent plus, et aussi parce que les pensées s'invitent là où elles n'ont rien à faire. Les pensées prennent la place des muscles et des nerfs. 

Un grand virtuose est parfaitement vertueux. Il va exactement là où il veut, sans détours, sans perte. Il trouve la voie accordée à son désir, non, il ne la trouve pas, son désir est la voie même. Quand on pense à Art Tatum, immédiatement vient à l'esprit son double inversé, Thelonious Monk, qui donne des coups au piano, qui se brûle, qui se cogne, qui de l'épaule accroche les murs, qui dresse des accords contre des mélodies, et la mélodie contre elle-même, qui plie le chant comme d'autres les petites cuillères. Monk est aussi un virtuose, pourtant, avec ses doigts raides et ses coups d'épaule. On l'imagine faire l'amour à une femme, et le lit défoncé. Était-il adroit ? Pensait-il ? Partait-il en plein milieu de l'acte ? Était-il complètement passif ? C'est que les femmes peuvent être ennuyeuses, parfois ! Pas de repos…