mardi 18 décembre 2018

La question de l'amour



Si seulement j'étais capable de dire l'émotion que me procure l'Empereur, le concerto en mi bémol de Beethoven, cette espèce de large soulèvement de l'âme qu'il opère en moi à chaque écoute, vague gigantesque et souveraine, qui, un instant découvre (ou invente) ce qu'il y a de meilleur en moi…

Je me rappelle ce jour d'hiver du milieu des années 70, était-ce à Moissac, à Saint-Antonin-Noble-Val, à Figeac, ou dans un trou paumé de l'Aveyron, je ne sais, mais c'était un dimanche, je crois bien, aux alentours de midi, et la vieille télé en noir et blanc que nous avions là et qui ne servait quasi jamais diffusait un concert réunissant Arturo Benedetti Michelangeli et Carlo Maria Giulini. C'est Octave qui m'avait appelé et nous avions regardé le concert tous les deux. J'avais été subjugué, et mon enthousiasme était peut-être trop démonstratif. Octave, lui, n'était pas aussi emballé que moi. Quand je lui demandai quelles étaient ses réserves, il me répondit étrangement que le jeu de Michelangeli lui semblait trop aisé, voulant dire par là que le pianiste ne semblait éprouver aucun effort à jouer cette partition. Ce concerto était un de ceux que nous écoutions le plus à la maison, quand j'étais enfant, mais je ne parviens plus à savoir quels étaient les pianistes qui l'interprétaient. Kempff, sans doute, mais il ne devait pas être le seul. Richter, Backhaus, Fischer ? Ayant pu écouter à nouveau ce concerto joué par Michelangeli et Giulini, sur Youtube, je dois avouer une certaine déception. J'ignore s'il s'agit du même concert mais ce n'est pas aussi bon que dans mon souvenir. Le scansion est un peu raide, ça manque de souplesse et de profondeur, même si le pianiste est magistral. Il est possible que la proximité de la version Zimerman/Bernstein, que je venais d'écouter à deux reprises, ait été en partie la cause de cette déception. D'ailleurs, c'est surtout à l'orchestre, dirigé par Giulini, que vont mes reproches. Les phrases sont énoncées comme si chaque temps était identique au suivant ou au précédant. C'est plat.

Mais peu importe l'interprétation. Ce qui compte, c'est le concerto, c'est la musique. Ce qui compte, c'est que la poitrine s'ouvre grand, dès le commencement, ce qui compte, c'est cette impression de respiration, ou plutôt d'inspiration infinie qui ouvre l'âme et l'agrandit. Enfin ! À chaque nouvelle écoute de cette partition, on se dit : ENFIN ! Il était temps ! Comme si l'on était resté en apnée depuis des semaines, des mois, des années. Enfin, on peut à nouveau respirer. Enfin, toute la timidité essentielle qui est la nôtre s'efface devant l'appétit à connaître, à embrasser le monde, à entrer en lui, et, surtout, on arrête un instant de se poser la question de l'amour