mercredi 19 décembre 2018

Bach le Mystère



Tout le monde, moi y compris, s'extasie sans fin sur Jean-Sébastien Bach, le plus grand musicien de tous les temps. À juste titre. Cependant, je me demande s'il ne faudrait pas prendre le problème à l'envers. Si le sommet de la pyramide musicale se confond avec ce compositeur, ne serait-ce pas parce que tout a été fait, dans notre monde, pour que cela soit, que tout nous a conduit – sans que cela puisse être évité – à lui ?

Mon hypothèse est que le monde aurait été pensé et construit pour qu'il nous soit impossible de ne pas placer Bach à la place qui est la sienne : au sommet et au centre. En conséquence de quoi on peut affirmer qu'il est le véritable et le seul Créateur. 

Quelque chose a façonné nos goûts, les critères du Beau et du Juste, dans la civilisation, de telle sorte qu'il nous soit impossible de ne pas faire de Bach l'alpha et l'omega de la création et de la beauté. Tous nos sens ont été conçus et informés (nourris), depuis l'origine, pour nous amener, par une série et un enchaînement très complexes de causes et d'effets, à ce point focal, qui est à la fois origine et fin. En un sens, on peut dire que Bach est une illusion, mais, comme Dieu, une illusion d'un niveau supérieur à la réalité. 

Bach est sans doute le seul compositeur qui soit en mesure de nous délivrer du désir de toute autre musique, comme la femme qu'on aime nous libère du désir de toute autre femme. J'ai écrit mille fois que l'amour et la musique étaient une seule et même réalité, donnée sous deux états différents, et j'en suis plus que jamais convaincu. Pour aimer la musique, il faut d'abord aimer tout court. Nulle part ailleurs que dans la musique de Jean-Sébastien Bach n'est sensible cette unicité essentielle et originelle, et c'est une des raisons qui font que cette musique est si précieuse. L'aimant, nous aimons. Qui ou quoi ? La question n'a pas de sens. Nous aimons de manière intransitive. 

Soit Bach est le résultat de la Civilisation, soit il en est le créateur ; soit il en est l'aboutissement ultime, soit il en est le point de départ. Soit elle provient de lui, soit il provient d'elle. D'où sa proximité avec Dieu. Soit le monde a rendu possible Bach, soit c'est Bach qui a rendu possible le monde que nous aimons. Mais dans ce double mouvement, le moteur est toujours l'amour. 

Bach est ce Mystère incroyablement raffiné et complet qui a rendu sensible le temps et l'amour aux hommes les plus simples. Il leur suffit pour cela d'être munis de deux oreilles et d'un cœur. 

(à Mme Elisabeth Sombart et à M. Felice Graziano)