vendredi 15 juin 2018

Numéro 9




Je suis le numéro 9. J'attends dans une grande salle, où nous sommes une douzaine. Une obèse, deux Françaises vulgaires et maussades absorbées dans leurs smartphones, une Arabe silencieuse aux cheveux rouges, une Italienne très maigre avec deux enfants dont une fillette qui crie sans raison et sans interruption, sans que sa mère semble même l'entendre, une jeune femme enceinte, souriante, dont la figure avenante tranche avec le reste, un grand dégingandé sans fesses avec un air niais et les bras ballants, deux costauds tatoués à l'air un peu con, le genre qu'on a tirés-de-la-rue, une petite Black assez mignonne, un vieux couple bien mis, entre soixante-dix et quatre-vingts ans, lui à moitié sourd, chemise blanche rayée de bleu et de rouge, assis comme une momie derrière une table avec la caisse, et le responsable, pantalon rouge, chemise blanche, veste noire, grosses chaussures marrons, cheveux gris, la soixantaine. Il y a une machine à café électrique, de l'eau en carafe et du jus de fruit, des petits gâteaux et des abricots secs dans une assiette en plastique blanc. La porte est ouverte sur le jardin, il fait beau et il commence à faire chaud. Je me dis que dans une semaine on va voir apparaître les premiers gros orteils aux ongles sales dans les sandales. Un piano droit dans un coin, sous une bâche, des dizaines de chaises empilées les unes sur les autres, et un pupitre en bois, vraiment cheap. La salle doit servir de temple. C'est pas là qu'on achèterait de la vaisselle à 500 000 euros.

Les curetons protestants, c'est un peu les cathos de gauche en pire – ou en mieux, je sais pas. Dans le bureau du chef, une affiche "Exilés, l'accueil d'abord", écrit en blanc sur fond noir. Il me questionne, il est lent, pesant, il se dirige vers l'ordinateur : « J'aime pas trop la technique ». Il essaie d'avoir l'air sympa quand-même, genre prof de gauche. Je me demande : il vote Mélenchon ou Poutou ? Peut-être même Macron, qui sait…

« Quand je vous ai vu entrer, j'ai su tout de suite que c'était vous. » Ah bon, mais comment… « Les voix ressemblent aux personnes, non ? » Non, justement, je ne trouve pas. À la fin du questionnaire, l'ordinateur m'attribue un numéro. On parle un peu technique. Je joue le jeu. Je fais le vieux con largué, fatigué. Je me mets au diapason.

Il m'explique qu'il vient de reprendre l'assoce, avec sa sœur (celle qui se trouve à la caisse avec la momie). Nous avons sensiblement le même âge, je crois. Lui est du bon côté, moi du mauvais. Je vais repartir de là avec deux sacs pleins, je vais les porter jusqu'à la voiture, en sueur. La voiture est garée au parking de la cathédrale, parce que ce c'est le seul endroit où c'est gratuit, quand on reste moins d'une heure. Évidemment, je vais rester juste un peu plus d'une heure et je paierai donc mon parking deux euros, merde. Ça plus les quatre euros cinquante-sept payés à l'assoce plus l'essence, bon, ç'a dû me coûter huit ou neuf euros en tout. Est-ce que ça vaut le coup ? Je regarde sur la facture qu'ils m'ont imprimée. Si j'avais acheté ce qu'ils m'ont donné, j'en aurais eu pour dix-sept euros soixante-seize. Cinquante pour cent de bénef tout de même. Je vois sur le papier qu'il me reste « 35,43 € à dépenser avant le 30/06/2018 ». Je n'arriverai jamais à dépenser ce capital avant la fin du mois.

La petite Black voulait me donner des portions de Vache-qui-rit, des gâteaux, des céréales, du lait, des yaourts, du gel douche, j'ai décliné en prétextant que je ne digérais pas le lait. Quant au gel-douche, il doit y avoir plus de vingt ans que je ne m'en suis pas servi – ni de shampoing d'ailleurs. La salade sous plastique est périmée depuis deux jours, et à la dernière minute le chef me colle deux paquets de "pousses de petits pois à germer" en me disant que « c'est excellent pour la santé ». Les deux paquets sont périmés depuis deux jours aussi. Je prends même des compotes de pomme, un paquet de quatre. J'aurai l'impression d'être à la cantine.

En portant mes deux sacs jusqu'à la voiture, je me dis que finalement c'est moi qui suis du bon côté et lui du mauvais. Et puis je me dis aussi que bientôt je connaîtrai tout le monde là-bas, et encore que je n'aurais jamais dû lui dire que j'avais été professeur de piano, dans le temps ; des fois qu'il me demande de leur jouer quelque chose, ou même de tenir l'harmonium à l'office !

Putain de journée. Le matin chez les curetons, et l'après-midi chez l'assistante sociale. Moi qui ne vois jamais personne, j'en ai pris pour vingt ans de social. Mais bon, les nouilles c'est important, dans la vie.

Elle est marrante, Sylvie. Assez menue, vive, pestant sans cesse contre les ordinateurs qui buggent et la CAF où il n'y a que des fous. Elle arrête pas de me dire : « Je vous comprends ! Je n'y arriverais pas non plus. » Je l'aime bien, mon assistante sociale. Elle fait pas de sentiments, pas de psychologie, elle essaie juste de se démener pour m'aider un peu. Elle tape vite, sur le clavier. Elle se relit à voix haute, je lis par-dessus son épaule, et parfois je me risque à lui suggérer un truc ou deux. Et quand elle est en retard, elle s'excuse ! Vous imaginez ça ! Elle s'excuse ! Je croyais que ça n'existait plus. Rien que pour ça, je l'aime.

On ne mord pas la main qui nous nourrit, non, et nos morsures sont des caresses. Mais tout de même, il faut raconter, il faut regarder, il faut entendre, il faut aller bravement dans cet arrière-monde que les amis ne connaissent pas. Il faut côtoyer Fred, Naji, Nadia, Bernard, Claude, Gérard, Antonia, Jessie, Nikola, il faut les écouter parler, leur donner la réplique, voir chacun de leurs gestes se perdre dans le coton moite de la prostration, les entendre se taire, aussi, il faut se tenir là, dans cet avers invisible, et le rendre visible, même deux minutes. Il faut rire. Surtout, il faut rire.