mardi 5 juin 2018

La main



Un texte magnifique et bouleversant de mon ami Jean Quatremaille


SALLE 4.22. (...) J’allais de toute façon mitrailler, je m’y préparais cause qu’il n’y a pas de solution, pas d’alternative, pas d’autres possibilités face à ces gens qui vous sourient, en ayant déjà une idée bien nette du châtiment qu’ils vous préparent. Du reste, ils se tapent, ils se foutent de tout puisqu’ils s’en chargent pas ; eux édictent la sentence. Sont pas bourreaux, ils sont en robe, en toge. Ce sont des gens de robes, ceux qui bâillent, la gueule bien noire. Des robes pour planquer leurs jambes cagneuses et leurs bras sans courage. Alors les toges l’inviterent à la barre. La seule chose moi qui m’émut de manière proprement imprévisible, interrompant ma rouscaille, m’augmentant le palpitant, ce fut la main qu’il laissa un instant tomber le long de son corps. Il était là, devant eux, devant nous autres, à répondre à leurs questions, à causer sur une fréquence qu’ils pouvaient pas entendre, qu’ils pouvaient à peine apercevoir à condition de se mettre tous ensemble, loin au-dessus de leur chef. Il leur parlait avec toujours sa ligne d’épaule un peu penchée ; il leur parlait pendant qu’eux tissaient leurs sardoniques toiles, ils n’écoutaient pas, n’essayaient pas même de déchiffrer les phrases jaillissant de cet être, toutes éclairées par l’inépuisable lumière de son regard. Comme si on les voyait pas faire, nous autres, à quelques mètres, comme si on les voyait pas s’esragier sur leurs bobines de fils : tisser, tisser, tisser, tisser sans cesse. On les tenait très à l’œil et en joue tous, ces individus, ces toges de mauvaise mine. Et soudain, il lâcha la barre et laissa tomber cette main, le long de son corps. Il continuait à discourir, à leur parler comme s’il avait l’espoir que ses paroles traversent, aillent aux cœurs, aux âmes. C’est une mystérieuse poésie, Maître, qui ne traverse pas les toges… les toges sont blindées, elles sont faites imperméables aux yeux de l’esprit, et à tout ce qui n’est pas pouvoir, couloirs, allées, portes dérobées, confabulations, murmures. A tout ce qui n’est pas talon sur la nuque. Rien ne passe. La belle patine de ce cuir poli, celle de cette main était là, rougie par la pesanteur veinée d’azur engainée dans un poignet de chemise blanche. Bien entendu elle parlait, elle me parlait, cette main, dans son langage, celui de la plénitude, du silence – un moment je n’entendais moi plus rien et voyais tout. Pauvre main qui se secoua furtivement comme sous les piqués des ondes mauvaises envoyées ; ses doigts fléchirent et se contractèrent, enveloppant alors leur pouce, tout n’est qu’honnêteté dans cet homme, quand les philippiques se firent moins feutrées. Voilà la vérité d’un corps, me dis-je finissant d’être happé par mes larmes intérieures, qui se retrouve comme un enfant nu qu’on aurait déposé à la naissance dans l’horrible monde des hommes, aux pieds des pires d’entre eux, les herminés, les gradés, les puissants. J’armais mon arbalète, je tirais, touchais un juge à l’aine dans sa cotte de maille ; il brisa ma flèche en un rien. Alors la main du maître se réanima brusquement, revenant s’agripper à la barre ; il se retourna d’un coup, me regarda, inquiet de cette violence. L’air se gondola. Je ne savais moi comment m’excuser et poursuivre en même temps ce que je venais d’engager. Tout ça n’était-il que maladresse ? violence ? Oh oui, peut-être. J’en sais rien. Je ne fis moi que mettre en application ce que m’a appris celui à qui j’appartiens, le dixième preux, dont je ne suis jamais que le second. (...) »