samedi 9 juin 2018

Le Prisonnier



Prononçant ce nom, on pense à lambda. Nadal est un homme ordinaire qui se conduit de manière extraordinaire. Dans Nadal, il y a "nada", rien. Ce garçon a mis sa vie entre parenthèses, elle ne devait pas être bien folichonne, sa vie, et il a décidé un jour qu'il serait le meilleur joueur de tennis de tous les temps. Peut-être pas le meilleur, ça il s'en fiche, mais le plus fort, l'indestructible, l'invincible. Nadal est un monstre. Complètement ravagé de tics, qu'il répète comme un mantra immuable et silencieux, il a fait de cette immuabilité le sens même de sa vie. Rien ne doit changer, jamais. Nadal, c'est l'homme qui a fait du rien une matière dure comme le silex. Rafa Nadal : quatre fois la lettre "a", qui court à travers son nom, et qui dit l'inchangement, la permanence, le reploiement, l'involution. Comme la pierre, il reste ce qu'il est, et refuse obstinément de se poser des questions sur son être, car son être, c'est ça, le silence immobile de la volonté pure. Tous les autres, tous les plus grands champions, à un moment ou à un autre, se sont posé la question de savoir pourquoi ils faisaient ça, pourquoi ils persistaient à vouloir gagner des matchs, comme des enfants autistes. Et ça les a perdus, de se poser cette question ; ils ont dégringolé de leur piédestal. Mais eux, ils pratiquaient un sport. Nadal est terrorisé à l'idée de ne pas être à sa place, et sa place, c'est la première, celle du haut, il n'y en a pas d'autres, il ne peut pas y en avoir d'autres. Tous les autres joueurs de tennis ont connu des hauts et des bas, et quand ils se sont retrouvés en bas, une fois passé l'instant de honte et d'incompréhension, ils ont compris que c'était la chance de leur vie, qu'ils étaient enfin débarrassés de cette folie effroyable qui avait écrabouillé leur existence. Cette vie grotesque n'avait heureusement pas duré, c'était seulement un reste de l'enfance, la maladie qu'on traverse tous avant d'arriver à l'âge adulte. Certains attrapent la varicelle, quand d'autres font du sport.

Nadal se fait appeler Rafa. Rafa… (Une rafale stoppée, gelée.) 

Regardez-le, sur le court. Ça saute aux yeux, ce type est fou à lier. La raison ne peut pas résister à tant de volonté. Nadal ne pratique pas un sport, lui. Un sport, on fait ça pour s'amuser, pour gagner, pour frimer, pour la gloire, pour "se dépasser", pour prouver aux autres qu'on peut le faire, pour ne pas démériter devant son père, pour prouver à sa mère qu'elle a engendré un costaud, un garçon qui en a, et qui va être en mesure de perpétuer la lignée, et donc l'espèce. C'est un rite, c'est une épreuve, c'est un moment à passer, c'est une étape à franchir. On fait l'effort, on atteint un certain niveau, et puis après on passe à autre chose. Mais pour Nadal, cette autre chose c'est la perte. Il ne veut pas passer à autre chose, lui, il veut rester comme ça, indéfiniment. Il veut vivre comme une statue. Nadal, c'est l'instant qui ne passe pas. Sa volonté a pris toute la place, elle a expulsé tout le reste de son esprit. Quand la volonté atteint ce volume et cette intensité, il se produit en l'être humain un affaissement général, les autres qualités prennent peur, car elles comprennent que leur existence est menacée ; elles se réfugient alors dans une autre couche de l'être, une couche où elles restent comme pétrifiées, virtuelles. 

Nadal est extrêmement émouvant par cette incapacité même à vivre, à évoluer, à quitter la geôle de ses rites et de sa volonté. On ne sait pas très bien à quel dieu il sacrifie, mais je crois que c'est un dieu qui hait le temps, qui ne le supporte pas, et qui fait tout pour le nier et l'annuler. Nadal est un prisonnier volontaire. S'il est une sorte de fou qui a tout perdu sauf la raison, Nadal, lui, a tout perdu sauf la volonté… Et la fantaisie.