mardi 5 septembre 2017

Les mots et les sons




Il m'aura fallu quarante ans, presque, pour commencer à entendre ce qu'on me disait. Enfant, j'étais atteint de plein fouet par les sensations, par les sons, par les mots. Je ne les comprenais pas. Quand j'écoutais de la musique, je ne la comprenais pas, car j'étais incapable de la moindre analyse. Tout entier dans la synthèse (et ce mot dit encore trop), j'étais incapable de l'appréhender. Elle m'arrivait comme un tout sans éléments, sans coutures, sans porte d'entrée, d'un seul bloc, elle me tombait dessus comme une montagne, c'était terrifiant. Elle me faisait mal, comme j'imagine qu'un enfant est blessé par les paroles qu'il entend (avant de parler), car ces paroles disent beaucoup plus que ce que ses parents, plus tard, vont lui apprendre. Le sens, c'est d'abord un effeuillage des mots, une simplification par rapport à ce que l'enfant comprend. Au fur et à mesure qu'on lui apprend le sens des mots, ces mots perdent en épaisseur, en poids, en complexité, mais surtout en plénitude. Le plein va se fendre, se morceler, se diviser — mais aussi se ramifier. 

Ma mémoire a beaucoup souffert de cette manière d'appréhender (si l'on peut dire) les sons et les paroles. On ne peut retenir que ce qu'on peut décomposer, et tout m'arrivait dans un état tel que ces choses étaient absolument indécomposables. Il n'y avait rien entre les choses et moi, par de médiation. J'étais un idiot. Je les prenais en pleine figure, ou plutôt en plein cœur. Il m'a fallu faire un énorme détour pour parvenir au sens. Les mots restaient des mots, des signifiants purs qui ne traînaient avec eux leurs pauvres signifiés que du bout des lèvres, des lèvres closes, qui ne savaient s'ouvrir, rarement, que sur le vide et le silence de la pensée interdite. J'entendais mes frères et sœur prononcer des mots qui ne débouchaient sur rien de concret, c'était de pures sonorités, étranges et étrangères, comme des sortes de divinités secrètes d'une religion dont j'ignorais tout enfouies dans une terre lourde et grasse. 

Quand on entend à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que les autres, on ne peut être que profondément meurtri par ce qui nous entre dans la chair. Quelle cruelle déception de comprendre que les mots ne disent que ce que tout le monde s'accorde à comprendre ! Mais quelle mortification de réaliser qu'on était dans le malentendu ! Je n'oublierai jamais ce jour où ma sœur aînée s'était moquée de moi parce que je lui disais qu'elle était "con", et où elle m'avait laissé entendre que le mot "con" ne signifiait pas ce que je croyais. Elle m'a "laissé entendre", elle m'a permis de comprendre… que les mots n'avaient pas une seule signification — et que dans ce faisceau de significations, très souvent, se cachait du sexuel, comme un point noir et luisant. Et puis il y avait ces albums de Tintin et ces mots anglais (par exemple) que je prononçais mal parce que personne ne les avait prononcés devant moi. Les mêmes lettres pouvaient donc produire des sons différents ? Quelle révélation ! Le même mot pouvait dire à la fois une insulte, banale, et cette chose si mystérieuse qu'il fallait la recouvrir d'un mot disant tout autre chose ? Quelle merveille ! De glissement en glissement, d'imprécision en imprécision, de malentendu en malentendu, on en arrive à partager avec les autres une espèce de langue commune qui paraît aller de soi, celle qu'on appelle langue maternelle. 

S'exprimer ? Je viens d'un monde où ça n'allait pas de soi du tout. C'était même plutôt mal vu, chez nous. L'expression ne pouvait être qu'une obscénité, une vulgarité, une chose à la fois inutile et grossière. Mon père parlait peu mais il exigeait qu'on parle bien. Comme je ne m'en sentais pas capable, je me suis tu, très longtemps. Parler c'était s'exposer à la réprimande et au ridicule, alors que se taire c'était passer pour quelqu'un de potentiellement intelligent. Si l'expression n'était pas mon fort, l'impression, en revanche était ce qui me constituait. J'étais très impressionnable. 

Ceux qui sont mal à l'aise avec le sens sont souvent les plus profondément touchés par la poésie car il reste en elle cette impasse enfantine, cet en-deça du sens, ou ce sens qui n'a pas encore complètement pris, qui est toujours encore en train d'éclore, qui n'est pas stabilisé, qui tremble, qui est une intermittence du sens, mais c'est la totalité insécable de l'enfance retrouvée que la poésie s'évertue à rendre sensible. La grande poésie se donne tout entière, d'un seul mouvement, elle est inanalysable et d'une certaine manière incompréhensible. C'est un talisman en action. Comme la musique. Il y a ce quelque chose à quoi rien ne résiste (mais qui résiste à tout), ni l'âme, ni le cœur, ni les tripes, ni l'esprit et qui surpasse l'intelligence la plus aiguë. La cantate BWV 73 de Bach, son premier morceau, « Herr, wie du willt, so schicks mit mir » est comme ça. Ça guérit, et ça donne la vie, tout simplement, et ça vous emporte d'une manière injustifiable, inqualifiable, vous passez derrière le rideau du mensonge. Tout est dans l'ordre, à nouveau, pour quatre minutes et dix-sept secondes. La joie est précisément à sa place, le mouvement est agile, léger, ouvert, les odeurs de lavande aident à respirer et l'infini est à portée de regard. 

Vue sur les Alpes… 

Quoi ? C'est un thème ? C'est un développement ? C'est une modulation ? Mais de quoi me parlez-vous ? C'est de la musique. Ce n'est même pas de la musique, c'est LA musique, le son. C'est la chose qui me ravit et me terrorise, qui me fait du bien et du mal, c'est le glas frais et l'onde sinistre, c'est la chair de la mère et c'est le souffle du père, la caresse du soleil, l'après-midi, au jardin, l'ombre et la solitude près du piano, c'est la phrase infinie de l'amour qui n'a pas encore de nom. J'écoutais comme un dément. Et quand on me demandait ce que j'avais entendu, j'étais muet, dans une sorte de terreur. Je n'avais rien entendu. J'étais dedans, complètement dedans, et aucun mot, aucune idée ne pouvait rendre compte de cette sensation-là, de ce monde à côté du monde, ou au-delà. Mais c'était triste, gai ? Aucune idée. Cet enfant est idiot. Peut-être est-il sourd ? Tu crois que ce serait les vaccins ? Tu sais qu'il a encore eu des hallucinations, cette nuit ? Il caresse son chat, laissons-le… 

Pleins et opaques étaient les mots, les musiques, les êtres, à la fois complets et insignifiants, qui m'accueillirent dans le monde — ils n'avaient pas encore créé de liens entre eux, chacun d'eux était un monde en soi, une île perdue, cernée par la nuit. Ils ne s'exprimaient pas, eux non plus, ils étaient, et il fallait trouver une manière d'être à côté d'eux, sans se faire écrabouiller. Tout cela est si ancien déjà qu'on peine un peu à en retrouver la vérité, et pourtant c'est bien plus important, en quantité et en importance, que tout ce qu'on a cru comprendre, et vivre, après.