vendredi 7 juillet 2017

Pour le mal



L'humanité arrive à son terme. À quoi le voit-on ? À ce qu'elle en appelle constamment au sens, à ce qu'elle abolit les dernières barrières, les dernières frontières, à ce qu'elle hait la distinction, les distinctions, les inégalités, les dénivelés, les distances, la distance, le temps, la durée, les siècles, les heures, les exceptions, les règles, les règlements, les conventions, la grammaire, la syntaxe, l'orthographe, la médiation, le retard, les cloisons, les murs, le secret, le silence. L'altérité vraie. Elle fait place nette pour la mort indifférenciée, pour la grande égalité ultime, elle mêmifie la réalité.

Il y a autre chose. Les gentilles sociétés produisent de la merde. Nous sommes une société gentille. Nous ne voulons pas faire de mal aux animaux, nous ne voulons pas faire de mal à la Terre, à la mer, au ciel, aux montagnes, à l'air, aux planètes, aux taureaux. Plus nous voulons être gentil avec tout le monde plus nous produisons du toc, du simili, du laid, du banal, du médiocre. Plus nous essayons de ne pas abîmer, de respecter, d'épargner, plus nous nous abîmons nous-mêmes dans un leurre morbide. Dépression, dilution, cadavres en lévitation dans la banlieue universelle…

L'ivoire, les parfums, l'or, les pierres précieuses, le charbon, la fourrure, l'argent, les couleurs, le cuir, le bois, les cheveux, le crin, les peaux, la corne, tout ce qui est noble est arraché à la nature et aux animaux, fait souffrir, est injuste, cruel, égoïste, est le produit d'un vol et d'une violence. Les animaux avaient appris à se méfier de l'homme, quand ils ne lui étaient pas asservis, quand ils étaient encore des animaux. La longue chaîne immémoriale des prédations est pourtant ce qui tenait le monde en équilibre. Les hommes mangeaient les animaux qui mangeaient d'autres animaux. Du cerveau de l'homme aux pierres du chemin, en passant par les heures d'ennui, il y avait une continuité que tout le monde pouvait sentir, sinon comprendre. 

Tout cela fonctionnait très bien dans un monde de trois milliards d'êtres humains. Nous étions en équilibre. Équilibre instable, qui pouvait traverser des crises, mais équilibre tout de même. La révolution industrielle, avec ses moteurs et sa production de masse, avec ses objets fabriqués à la chaîne, une population mondiale en explosion, et maintenant la technologie et l'informatique, ont définitivement rompu cet équilibre, ces équilibres hiérarchisés s'imbriquant les uns dans les autres. Il est devenu impossible à un cerveau humain de concevoir les calculs (et donc les nouveaux objets) que permet l'informatique, l'homme a perdu le contact charnel qu'il avait avec la matière. Ils habitent le même monde mais ne se parlent plus. Il y avait une forme d'harmonie dans le monde, tant que celui-ci ne se pensait pas comme une chose globale, une harmonie faite des tensions et des respirations qui reliaient en les pondérant les diverses entités qui le constituaient. On disait "le monde", mais n'existait alors que l'effort d'abstraction qu'on appelait ainsi. Maintenant que le monde est devenu une réalité concrète, que n'importe qui sur le globe peut appréhender, observer, et parcourir en tous sens, cette harmonie est vouée à disparaître, et dans un temps mille fois plus bref que celui qu'elle a mis à se bâtir. Les distances se sont trop raccourcies, les durées aussi, ce qui ne permet plus à la machine-monde de respirer librement. Elle suffoque. Elle bute constamment sur elle-même. Trop d'hommes, pas assez de distances.

Je suis intimement persuadé que le végétarisme est l'une des grandes catastrophes de notre époque. Les bouffeurs de légumes, qui se croient aux avant-postes de la modernité, sont en fait les fossoyeurs du monde ; ils sont ce qui se fait de pire, dans l'ordre de l'humain. L'homme et l'animal se partagent la Terre et la Nature, et leur lutte est garante de la survie de notre humanité. Quand celle-là se veut toute puissante et qu'elle prend pitié de ce qui n'est pas elle, c'est qu'elle est entrée dans un processus d'autodestruction. La lutte, le conflit, le partage des tâches, des territoires, la séparation des ordres et des espèces est la seule manière humaine de persister dans l'humanité. Les mondes en phase de croissance excluent, les mondes décadents incluent, et considèrent qu'ils sont responsables de tout, terrible péché d'orgueil qui est le symptôme de la maladie terminale qui les emportera. Il faut une dose d'inhumanité à l'humanité pour qu'elle se continue.

Les artistes sympa produisent de la merde, les sociétés sympa produisent de la mort. Elles ont cherché le bonheur et l'apaisement, elles ont trouvé l'excrément et la désolation. Rendez-nous l'ivoire, la fourrure, le bois, le cuir, le sang et les larmes, les mythes, la virilité, les dieux et le luxe de la guerre pour une femme. Rendez-nous la ville, la campagne, la nature, le vide, l'attente de l'être, le mépris, la force du fort et la faiblesse du faible. Rendez-nous la musique, surtout, la musique et son bel alter-ego, le chant enté du silence et de l'amour. Rendez-nous la méchanceté, la cruauté et l'altière indifférence de celui qui traverse notre vie comme la mort qui nous frôle à l'aube. Je ne veux pas mourir dans ce monde déjà mort.