jeudi 27 juillet 2017

Intimacy with a twi$t



« Sexe trantrique. Juste pour un soir. Aime être regardée, câlins, et films érotiques. » (Ashley)

« Une fois qu'on commence à parler, pour une raison étrange, les hommes ont l'envie irrésistible d'envoyer une photo de bite. Des photos de leur pénis. Parfois c'est la première photo. »
« J'ai rencontré beaucoup d'hommes, des politiciens, on avait de tout, de l'ouvrier à l'étudiant. »
« Avec le site, on évitait les collègues de travail, les amis de la famille. » (Madison)

Ça ce sont les (rares*) femmes qui parlent. 

Life is short. Have an affair. 

Malgré la crise de 2008, AshleyMadison paraît invulnérable. 55 millions de dollars de bénéfices brut. 37 millions d'inscrits en 2015, 54 en 2017… Invulnérable financièrement, mais pas informatiquement. 

Le 19 juillet 2015, le site est piraté.

We are the Impact Team. AM & EM must shut down immediately and permanently. Si ALM [Avid Life Media] n'obéit pas immédiatement, la liste des clients, leurs photos, numéros de téléphone, fantasmes, profils bancaires ["profils bancaires" est un euphémisme pour signifier numéros et codes de cartes de crédit], adresses, et emails, seront rendus publics.

Suicides, divorces, démissions, drames en tout genre…

837 profiles utilisant le même email, ce sont les "iconians", les robots qui envoient des messages ("want to sex chat ?") aux vrais utilisateurs, qui doivent payer pour leur répondre. Sur 200 profiles avec lesquels il a "interagi", Tom pense qu'un seul était une vraie femme. Les 199 autres étaient donc des robots. 

« Ce n'est qu'un site de divertissement. Il est possible que vous parliez avec un robot. » Ces deux petites phrases de rien du tout étaient "enterrées" au milieu des statuts légaux du site. Évidemment, personne ne les lit. 

Mais c'est après le piratage des sites AshleyMadison et EstablishedMen par The Impact Team que les choses sérieuses commencent. 

Les corbeaux entrent dans la danse, attirés par l'odeur du sang. Puisque The Impact Team a tout mis sur la place publique, après le refus d'ALM de fermer ses sites, des centaines de hackers se jettent sur les données des clients et les font chanter. 900 $ pour ne pas envoyer les emails à la femme ou à l'employeur du pauvre type pris la main dans le sac… 



« J'ai un coup de retard, mais je vais vous faire très mal, J'AI BEAUCOUP DE MOYENS. » (Noël Biderman) menace au téléphone le propriétaire de AshleyMadisonSucks, un forum où tous les déçus d'AshleyMadison se rencontrent, racontent leurs déboires et tentent de s'organiser pour demander réparation pour les préjudices subis.


— Suzy, que faisais-tu le mois dernier ?
— No Job !
— Et maintenant, que fais-tu ?
— Blowjobs.

Les étudiantes cherchent un job, après les examens ? ArrangementsFinder (qui fait partie d'ALM) peut vous arranger un Sugar Dady. « S'agit-il de prostitution ? Non, c'est une autre forme d'intimité. » 

« Dans cette configuration, l'homme subvient aux besoins de la femme. » Il s'agit un arrangement. ["Intimacy with a twist"… (la formule est magnifique !)] Mais le mariage n'est-il pas un "arrangement" ? « C'est là que les belles plantes peuvent trouver un gros portefeuille. » Intimacy with a twi$t…

Les enquêteurs sérieux se sont rendu compte qu'AshleyMadison et EstablishedMen généraient beaucoup moins de profits que ceux mis en avant par Noël Biderman, le PDG du groupe. Sous ces deux sites émergés "respectables", une myriade de sites pornographiques spécialisés étaient profondément immergés. 

« Cerise sur le gâteau, des données censées avoir été supprimées ne l’étaient pas. AshleyMadison proposait à ses utilisateurs de payer pour éliminer leurs données une fois qu’ils s’étaient désabonnés du site. Or des informations personnelles de personnes qui avaient payé se sont retrouvées dans la base de données d’utilisateurs d’Ashley Madison publiée sur Internet.
Pour leur défense, les responsables d’Ashley Madison ont déclaré aux enquêteurs qu’ils conservaient les données des comptes désactivés au cas où leurs utilisateurs décideraient finalement de revenir sur le site. Ainsi, ils pouvaient retrouver un profil intact. Seulement, ceux qui font marche arrière se décident, dans 99% des cas, moins d’un mois après la suppression de leur compte, souligne le rapport. Ce qui n’a pas empêché Ashley Madison de conserver indéfiniment les informations des utilisateurs qui n’avaient pas réactivé leur compte. » (Libération, 24 août 2016)

« Ruby Life, le nouveau propriétaire d'AshleyMadison propose 11,2 millions de dollars aux victimes de son piratage. » (Le Monde, 17 juillet 2017)


(*) Pour 11 000 000 d'hommes (tous vrais, eux), 2000 vraies femmes, tel est le ratio réel, démontré lors du piratage. 

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A/ Ces hackers du bien (The Impact Team, en l'occurrence) sont des enflures mille fois plus dangereuses que ceux qu'ils prétendent combattre. Sous prétexte de dénoncer et mettre à mal une entreprise évidemment crapuleuse et amorale (il faudrait être sacrément débile pour penser que les patrons d'Avid Life Media sont des philanthropes), ils n'hésitent pas à sacrifier les pauvres bougres qui se sont laissés aller à faire appel aux services d'AshleyMadison. Ainsi se vérifie une fois de plus l'axiome : faire le bien des autres sans leur demander leur avis conduit immanquablement au pire. Les bienfaiteurs sont souvent plus dangereux que les malfaiteurs. L'éthique devrait être réservée à des individus qui ont une sexualité très épanouie et qui ne s'occupent de ça qu'à leurs heures perdues. Au nom du Bien se commettent toujours les pires horreurs. 

B/ Les liens entre pornographie, sexualité, prostitution, drogue, crime, vie sociale, famille, et politique, devraient être étudiés sérieusement. On ne comprend rien à la pornographie si l'on pense qu'il s'agit d'un domaine "spécialisé" qui ne touche que des pervers asociaux et des adolescents en manque d'éducation sexuelle. La pornographie (j'emploie ici cette expression au sens large qu'elle me semble devoir prendre désormais) est devenue depuis la révolution numérique (et la mondialisation qui l'accompagne nécessairement) un continent immense, d'une puissance absolument redoutable, un véritable cancer qui ronge notre société de l'intérieur, qui attaque toutes ses strates comme un acide.



La prostitution est un phénomène indéracinable. Sans doute parce que la prostitution est extrêmement proche du mariage et, en cela, comprise dans la relation hétérosexuelle et plus généralement dans les relations entre les hommes et les femmes. Le mariage est à la base de la famille et de la descendance. Le mariage est un contrat entre un homme et une femme, la prostitution aussi. La prostitution est un CDD alors que le mariage est un CDI. Mais la prostitution est une sorte d'anti-mariage : contrat sexuel qui exclue le sexuel, en quelque sorte, puisqu'il s'agit d'une sexualité à blanc, sans effet autre que la consolidation paradoxale de l'autre sexualité, la vraie, celle qui perpétue l'espèce. Il y a donc des femmes qui se sacrifient pour que d'autres femmes gardent leurs maris et fassent des enfants. La prostitution est l'envers du mariage. Elle en est à la fois la part sombre et propice, précieux adjuvant et baume adoucissant, face cachée sans laquelle beaucoup d'unions ne résisteraient pas à leur tête à tête prolongé. Bien sûr, elle n'est pas que cela, mais c'est une part très importante de sa fonction sociale et symbolique. Une maîtresse est toujours beaucoup plus difficile à gérer qu'une relation sexuelle tarifée, sans compter qu'elle revient plus cher. La maîtresse ressemble beaucoup à l'épouse. Elle en a souvent les exigences, qui rendent la chose difficile, alors que la prostituée permet à l'homme de lui prêter tous les traits psychologiques et sexuels que sa femme refusera toujours d'endosser. Une épouse est une sorte de prostituée, dans le schéma bourgeois, qui n'en a ni l'aspect, ni le langage, ni la clairvoyance. Quand l'homme se rend au bordel, il voit à quoi sert son argent. Il le voit même immédiatement. Tous les hommes savent instinctivement que la prostituée est leur amie.

Ce qui a changé radicalement, ce n'est pas la prostitution, c'est la pornographie. Tout le monde continue à parler de la pornographie en imaginant vaguement des femmes nues sur du papier glacé ou des acteurs pathétiques qui miment l'acte sexuel sur l'écran de l'ordinateur. Si la prostitution n'a guère changé depuis des siècles, si elle s'est seulement adaptée aux circonstances, à la technique, aux évolutions sociales, la pornographie, elle, a effectué une mue extrêmement rapide, spectaculaire et a pris une ampleur que personne ne pouvait imaginer il y a encore un demi-siècle. Elle n'était jusque là qu'une sorte de divertissement amateur et l'on pensait qu'elle ne faisait que singer le réel d'une manière un peu dérisoire et malhabile. Ce temps-là est révolu. Elle n'était qu'un des aspects du sexe, et le plus honteux ; elle est devenue à la fois le moteur, le décor, la théorie, le théâtre, l'imaginaire, le carburant, le sujet, et c'est elle qui fournit désormais le gros des bataillons. Elle a sa police, ses théoriciens, ses administrateurs, ses ministres, ses ambassadeurs, ses techniciens, ses ouvriers spécialisés, ses services secrets, ses informaticiens, ses artistes, ses lobbyistes, et son petit personnel. Elle a l'argent. Et elle a une chose qui lui donne une puissance gigantesque : sa quasi invisibilité. Oh, je sais ce que vous allez me répondre : on ne voit qu'elle, on ne parle que d'elle, elle est partout. Mais c'est faux. Quand on parle d'elle on ne parle pas d'elle. On la prend pour ce qu'elle n'est pas, et on ne voit pas ce qu'elle est. Intimacy with a twist ? Non, la pornographie est très loin de n'être que ça ! Son croisement avec le Numérique ne lui a pas seulement donné une puissance phénoménale, il a fait d'elle le principal agent d'une décomposition de l'être qui ne sera pleinement visible que lorsque celui-ci aura atteint son point de non-retour. La pornographie ne peut pas être pensée en dehors de son rapport avec la marchandisation du corps humain et de ses organes, de la falsification générale du réel, de la production de masse, de la désexualisation, de l'hébétude médiatique, de l'illettrisme, du festivisme, du Remplacisme global et de l'obsolescence de l'homme. Si vous croyez que la pornographie est un passe-temps sans conséquences destiné à vider les couilles de quelques obsédés sexuels tout en les empêchant de se livrer à des activités criminelles, c'est que vous ne connaissez pas du tout la pornographie réelle. Il ne s'agit plus du tout d'un dérivatif. Vous avez vingt ans de retard et, surtout, vous ne vivez pas dans le monde dans lequel vous croyez vivre.

AshleyMadison est lancé en 2001. 2001, ce n'est pas une date comme une autre. Plutôt que l'Odyssée de l'espace (il y en a de moins en moins, de l'espace), on pourrait parler d'une Odyssée de l'Espèce. Le troisième millénaire nous fait réellement entrer dans un monde complètement différent de celui qu'on a connu, mais il a ceci de singulier qu'il prend les habits du monde ancien. Il garde les vieux mots, et la ruse suffit, semble-t-il, à berner les humains qui pensent reconnaître les antiques choses, simplement parce qu'ils reconnaissent les vieux mots. On leur dit sexe, homme, femme, désir, amour, rencontre, couple, corps, musique, culture, politique, travail, art, parole, guerre, et ils pensent qu'on leur parle de sexe, de l'homme, de la femme, du désir, de l'amour, des rencontres, du couple, du corps, de la musique, de la culture, de la politique, du travail, de l'art, de la parole et de la guerre. Ils n'y regardent pas à deux fois. D'ailleurs, ils n'ont pas du tout envie d'y regarder à deux fois, ils ont seulement envie de croire que rien ne change jamais, et que les mêmes mots désignent les mêmes choses, de toute éternité. — au moins de leur éternité à eux. Ce n'est pas qu'AshleyMadison "fasse la promotion de l'infidélité", qui rend la chose terrible. Comme le dit très bien Noël Biderman, les hommes et les femmes ne l'ont pas attendu pour être infidèles, et pour trouver des moyens et des raisons à leur infidélité. Si "le couple traditionnel" ne fonctionne plus, ce n'est pas à cause de Biderman ou de ses semblables. Biderman n'a pas inventé la dévaluation de la Parole, ni rendu les gens illettrés, ou amnésiques, ni lancé des avions contre des tours, ni forcé des femmes à se prostituer, il n'a pas battu sa femme, ni vendu les reins de ses enfants, ni inventé un langage informatique, ni changé de sexe. C'est seulement un homme d'affaires qui a vu dans quel monde nous évoluions et qui a voulu en tirer partie. Il n'est pas différent de vous et moi. Peut-être aime-t-il un peu plus l'argent, c'est tout.

Les hackers éthiques qui ont précipité sa chute sont bien plus adaptés au monde qui a surgi en 2001 qu'un Noël Biderman. Lui cherche seulement à en tirer profit, eux veulent le promouvoir, ce monde, et veillent sur lui avec un soin jaloux : ils ne veulent pas qu'on l'abîme. Ils sont les chantres de l'Égalité, de la Transparence, de l'épanouissement personnel, et ils luttent contre la négativité humaine comme les bons petits soldats du Bien qu'ils sont. Comme tous ceux qui sont dans le camp du Bien, ils n'ont de compte à rendre à personne, et ils tranchent les têtes avec le sentiment de le faire pour le bien de l'humanité. Les Bienfaisants malfaisants sont à l'image de ce monde nouveau, ils ont tout pour eux. On ne discute pas avec les Bienfaisants. On les soutient ou on disparaît, puisqu'ils sont les Vainqueurs de demain.

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Qu'est-ce que la pornographie, en 2017 ? C'est bien plus que la pornographie. C'est une manière de penser. C'est une manière de regarder le monde. C'est une manière d'avoir accès au monde. C'est une manière d'être exposé (en permanence) au reste du monde. C'est une manière de voir le corps féminin et masculin. C'est un travail. C'est un divertissement. C'est un business. Ce sont des flux d'argent colossaux. C'est une drogue. C'est un "lien social". C'est un succédané de la prostitution "réelle". C'est un job. C'est un pouvoir. Ce sont des emplois, des locations immobilières, des achats de matériel vidéo. Ce sont des recettes fiscales. C'est de la finance. Ce sont des images et des sons. C'est une norme. C'est surtout une manière de nier et de refuser la vie, et de perdre la face.

Naguère, quand la pornographie était une petite entreprise familiale pour voyeurs honteux, on pouvait distinguer le versant de la production du versant de la consommation. Il y avait ceux qui faisaient des films, qui publiaient des magazines, qui tenaient des sex-shops (et trois ou quatre patrons qui avaient réussi), et ceux qui achetaient les magazines, qui allaient voir ces films, qui entraient dans les sex-shops. Les choses étaient très simples. On produit à un bout, on consomme à l'autre. Commerce, industrie, offre, demande, économie, profits, exploitation, croissances, faillites, syndicats, on connaît bien tout ça. Chacun son rôle et les vaches seront bien gardées. Les producteurs prenaient des risques (socialement et financièrement) et les consommateurs prenaient le risque (minime, il est vrai, mais tout de même) d'être surpris en train de consommer. Internet est arrivé et a fait exploser le modèle. Pas seulement Internet, bien sûr, mais aussi la fameuse démocratisation des moyens techniques, la "démocratisation du luxe". Chacun avait désormais un ordinateur, une web-cam, un appareil photo et une caméra numériques, et une connexion internet à haut-débit. Youpee ! se sont dit des milliers d'hommes et de femmes. D'un côté, chacun pouvait voir très simplement ce qui auparavant exigeait de l'amateur des comportements légèrement déviants (par rapport à la norme sociale en vigueur), et qui exigeait en outre de se déplacer, d'y aller. D'un autre côté, le monde des producteurs a explosé : tout le monde peut désormais produire du porno, très simplement et à moindre frais, et sans devoir se déplacer. Pour la "musique" il y a eu le "home-studio", pour le porno la web-cam et le haut-débit. C'est encore plus simple. Aucun mode d'emploi fastidieux à lire, aucun apprentissage rébarbatif, aucune expertise dans aucun domaine. Le Pour Tous (et Par Tous) du sexe était né. Comme la chose a rencontré — il n'y a pas de hasards en ce domaine — l'abandon du modèle social patriarcal et l'abandon du modèle ontologique et politique de la Verticalité et de la Hiérarchie, à quoi s'est ajoutée la dislocation de la Famille, l'explosion a été à la hauteur de toutes les forces qui convergeaient. Si l'on pouvait lancer des avions contre des tours, et en faire le spectacle le plus regardé au monde, on pouvait aussi lancer les corps et les pratiques de tous dans la marmite du spectacle planétaire.

À cela s'est ajouté un élément dont on parle peu mais qui est fondamental et qui donne à la chose son caractère diabolique : la reproductibilité infinie. L'Analogique permet la copie, quand le Numérique permet la dissémination sans possibilité de contrôle. Et ça change tout. Il était bien sûr possible de copier une cassette VHS et de la faire circuler, mais c'était toujours dans un cercle restreint qui était plus ou moins contrôlable. Avec le Numérique, avec la multiplication à l'infini des nouveaux moyens de stockage, et la transmission via Internet, plus aucun contrôle n'est possible. Chaque image (chaque son, chaque information) déposée sur Internet est virtuellement là pour toujours. Le monde bascule quand une parole prononcée à telle occasion, quand un geste fait dans telle situation, peut être vu par tout le monde, dans une semaine, un an, un siècle. Un cycle de mort s'est enclenché paradoxalement à ce moment-là. La vie n'est pas faite pour être infinie. On pourrait même soutenir que l'immortalité (je ne parle pas de l'immortalité au sens où l'entendent les chrétiens, ici) est un principe contraire à la vie. Une vie, ça nécessite une naissance, un entretien (une durée), un déclin et une mort. C'est comme le son. Un son infini n'est plus un son. Une vie qui se reproduit à l'infini, un corps qui se montre à l'infini perdent leur caractère vital, singulier, unique parce que limité. L'illimité est un poison séduisant mais terrible. Le visage se défait littéralement quand il est reproduit à l'infini, quand il est convoqué d'un clic et répudié d'un autre clic. Il cesse d'être une injonction et une loi pour celui qui le croise. La réalité se venge d'être coupée de la contingence.

La pornographie, jadis, c'était des personnes, des femmes, des hommes, Untel, Unetelle, qui se montraient à nous, à ceux d'entre nous qui avaient envie de les voir. Maintenant, ce sont des cougars, des MILFS, des teens, des gays, des épilées, des poilues, des grosses, des maigres, des obèses, des granny (grands-mères), des pisseuses, des écartelées, des dominés, des salopes, des "candides", des pèteuses, des voisines, des belles-mères, des beaux-fils, des sœurs, des femmes-fontaines, des vierges, des musulmanes, des complètement beurrées, des étudiantes, des épouses, des employées, des pharmaciennes, des secrétaires, des noires, des blanches, des asiatiques, des rousses, des brunes, des blondes, des albinos, des naturelles, des transexuelles, des hippies, des nonnes, des scatos, des moches, des jolies, des unijambistes, des naines, des femmes enceintes, des fistées, des gang-banguées, des chauves, des hindoues, etc. Chaque catégorie a son public. Personne n'est oublié. Pour Tous & Par Tous ! Vous ne voulez voir que des chattes, que des trous du cul, que des seins, que des pieds, que des fesses, que des nuques, que des genoux, c'est possible aussi. Choisissez dans le catalogue.

Allez faire un tour sur les sites spécialisés, vous allez vous rendre compte qu'il n'existe plus de lieux privés. Les toilettes des lieux publics (et parfois privés), les cabines d'essayage des grands magasins, des restaurants, des piscines, des SPA, des esthéticiennes, des salles de sport, les douches publiques, les bains publics, il y a des caméras partout, sur les plages, dans les voitures, dans la rue, dans les cages d'escalier, même dans les avions et dans les trains. Il n'y a plus un endroit au monde où vous pouvez dire avec certitude : là je suis seul, personne ne peut me voir. Les Japonais, par exemple, sont très friands des femmes aux prises avec leurs besoins élémentaires. J'ai vu un jour une séquence incroyable. On suivait une jeune et jolie Japonaise prise d'une envie pressante. Elle arrive, fébrile, dans des toilettes publiques et constate que toutes les cabines sont occupées. On la voit qui se décompose littéralement, c'est terrible, on souffre avec elle, elle attend, elle trépigne, de plus en plus fébrile, jusqu'au moment où elle peut plus se retenir, et va s'accroupir un peu plus loin pour chier, la honte au front, avant de s'enfuir le plus vite possible du lieu où le voyeur l'a surprise. Très souvent les caméras sont à l'intérieur même des toilettes, je veux dire de la cuvette, je ne sais même pas comment la chose est possible, techniquement, mais le fait est là. Ils prennent des risques considérables pour obtenir ces images volées. Le trou dans la porte des chiottes paraît bien anodin et même ridicule, quand on voit la débauche de moyens techniques qui permet à peu près tout aujourd'hui, et ce tout, ne l'oubliez pas, étant désormais à la portée de tout un chacun, ce qui multiplie dans par mille et même par cent mille les occasions.

Car la nouvelle pornographie, et c'est le point le plus important, celui qui change tout, n'est plus produite par des professionnels. La pornographie du XXIe siècle, c'est celle de votre voisine, de votre locataire, de votre étudiante, de la marchande de fromage du supermarché, de votre cousine, de votre fille, et même de votre mère. Combien de fois ai-je essayé d'avoir cette discussion avec l'une de ces strip-teaseuses contemporaines qu'on appelle les "cameuses" : « Avez-vous pensé que ce que vous montrez de vous, aujourd'hui, sera vu, potentiellement, par votre fils, par votre fille, par votre petite-fille ? » Elles le comprennent, intellectuellement, bien sûr, mais on dirait que quelque chose les empêche d'aller jusqu'au bout de leur raisonnement, d'imaginer réellement la scène. « Ben dis-donc, Mamie, hein, c'était quelque chose ! » Elle ne se projètent pas dans l'avenir — ou font semblant. Mais comment peut-on imaginer que les rapports entre les personnes, entre les générations, entre les membres d'une famille, résistent à ça ? Voir une jeune fille de dix-huit ans à peine montrer chaque soir son trou du cul écartelé à la terre entière, et le faire comme s'il s'agissait d'une chose parfaitement normale, banale, qui va de soi, a quelque chose de terrifiant. Ce n'est pas ce qu'elle montre qui me terrifie, il m'en faut plus, mais c'est ce que va produire chez elle et dans son cercle de relations cette monstration — monstrueusement banale. Tout se passe comme si "ce qui est possible, on le fait". Je peux montrer ma chatte à la terre entière et gagner quelques dollars en le faisant ? Il faudrait être fou pour ne pas le faire ! Elles ne sont pas plus bêtes que d'autres, elles ne sont pas plus vénales que d'autres, ces cameuses, elles ont simplement été mises en contact avec une sorte de travail qui ne demande aucune qualification et contre lequel la morale d'aujourd'hui ne peut plus rien. Et qui n'a pas besoin d'argent ? Qui n'a pas un ordinateur muni d'une web-cam ? Je ne suis pas allé vérifier mais je suis absolument certain que la même chose existe pour des filles qui sont loin d'avoir dix-huit ans. À partir du moment où la demande existe, vous pouvez être certains que la réponse est là.

Moi qui ai toujours eu une passion pour le corps féminin et qui ai toujours revendiqué mon voyeurisme, je me suis surpris, ces derniers jours, à me désabonner de tous les contacts sur Flickr qui montraient des photos de nu. Je n'en peux plus. J'en ai trop vus. Ils me gâchent la vie, ils me gâchent la vue. Je ne regrette pas du tout d'avoir été un amoureux fou du corps féminin, mais ils ont réussi à me gâcher mon plaisir, ces cons. Le plaisir venait en très grande partie de la difficulté à voir ce que les femmes essayaient plus ou moins de nous cacher. Si l'on ouvre les harems — ce qu'on a désiré plus que tout —, il n'y a plus aucun plaisir à y aller voir. Et là, ce ne sont pas seulement les harems qui sont ouverts, ce sont les chambres à coucher, les salles de bains, les toilettes, les intérieurs de toutes les femmes du monde, jeunes, vieilles, pauvres, riches, inconnues, célèbres, moches, ravissantes, tristes, maussades, fatiguées, désespérées. Ils auront la peau du désir, ces salauds. J'ai toujours été très fier d'avoir réussi à faire que mes petites amies se déshabillent devant l'objectif, parce que c'était difficile. Aujourd'hui, ce qui est difficile, c'est de persuader une fille de ne pas se mettre à poil devant un objectif. À peine ai-je un début de relation avec une fille qu'elle me demande si je vais la prendre en photo, et de m'expliquer qu'elle sera ravie de poser pour moi… Toutes les femmes se montrent nues devant l'objectif de leurs maris, toutes les rencontres de passage se prennent nues en photo et envoie ça à leur copain du moment. Quand je pense que nous n'osions pas faire développer nos pellicules par des professionnels, il y a encore trente ans…

Il y a bien eu un twist dans l'intimacy, oui, c'est indéniable. Quelque chose s'est tordu, quelque chose s'est perdu. Quelle intimité ? Où ça ? Ne parlons même pas de pudeur… On pourrait presque se rassurer en pensant qu'après tout, celles qui se montrent ainsi grâce à leur web-cam le font par intérêt, pour gagner quelques dollars. Regardez Chaturbate (contraction de Chat+masturbate). Ils ont inventé une chose géniale. La carte bleue du type est directement reliée à la chatte de la fille. Il paie, ça vibre. Et plus il paie cher, et plus ça vibre fort et longtemps. Mais bien entendu, les filles qui pratiquent ce genre de travail vous jureront leurs grands dieux qu'il ne s'agit pas du tout de prostitution, que ça n'a rien à voir, puisqu'elles n'ont aucun contact réel avec le client. Et c'est la vérité. Au moins, elles ne risquent pas de tomber sur un cinglé qui les viole et les torture, c'est déjà ça. Pour le reste, bien sûr que c'est de la prostitution ! C'est une nouvelle sorte de prostitution, sans risque, ni sanitaire ni physique, mais c'est tout de même de la prostitution. Leur corps leur rapporte de l'argent et procure du plaisir au client. Il y a bien un échange, même s'il ne passe pas par le sens du toucher. La dématérialisation de la caresse, il fallait y penser ! Directement du compte en banque au point G ! C'est là que se situe le twist, le tournant, la mutation. On ne passe plus par le contact entre deux êtres humains. Il cesse d'être indispensable. Et ce qui n'est pas indispensable finit toujours par disparaître.

Je te touche avec mon argent… Certains diront que rien n'a changé depuis le commencement des relations entre les hommes et les femmes. Pas d'argent ? Tu ne touches pas. No money ? Tu ne couches pas. Chez AshleyMadison, sans argent, les photos des femmes restaient floues et l'homme restait muet. Sésame ouvre-toi… La magie de l'époque est très sommaire. Euro, dollar, yen… Il faut que ça circule. On ne s'arrête pas à un visage, à une voix, à un destin. On avance, la Visa en main, et on prend sa place dans la chaîne. Les femmes sont des trous par lesquels la monnaie circule. Interchangeables. Remplaçables. Que voulez-vous ? Gros seins, petit cul, chatte épilée, brune ? Nous en avons 4789. Toutes aussi belles les unes que les autres. Mais si vous la voulez moche et vieille, pas de problème, on a aussi.

La nouvelle pornographie est géniale. Vous savez pourquoi ? Parce qu'elle a compris qu'en faisant travailler tout le monde, tout le monde y gagnait. Abbywinters est un des premiers sites pornographiques à avoir compris ça, et la fille qui le tenait a fait fortune. Ce sont les filles elles-mêmes (de très jeunes et très jolies filles ordinaires, australiennes) qui se filment entre elles. Elle a réussi à les persuader que c'était non seulement naturel de se montrer ainsi, que c'était même très sain,  mais qu'en plus il n'y avait pas de patron, pas de hiérarchie, qu'il n'y avait pas d'un côté les professionnelles de l'image et de l'autre les filles qui se caressent devant la caméra, non, ce sont les mêmes. Tout le monde met la main à la pâte (et c'est le cas de le dire)… Les filles se filment entre elles, ramènent leur boyfriend pour l'occasion, et tout le monde est content. On montre tout, on ne cache rien, et tout ça est fait pour le bonheur de l'humanité. Si en plus on peut se faire un peu de blé… Ce ne sont pas du tout des actrices (même si quelques unes le sont devenues par la suite), ce ne sont pas du tout des pros, ce sont des filles comme vous en rencontrez tous les jours, au lycée, au supermarché, en boîte, à la poste, dans la rue, et les voyeurs raffolent de ça, justement. Les girls next door sont mille fois plus excitantes, avec tous leurs défauts, que les "stars du x".

La nouvelle pornographie est un système. Elle a aboli les frontières entre ancienne pornographie et prostitution, entre public et privé, entre licite et illicite, entre professionnels et amateurs, entre belles et moches, entre jeunes et vieux, toutes les races sont mélangées, elle utilise tous les moyens techniques, tous les supports, tous les médias, elle s'adresse à tout le monde, c'est un peu comme une drogue qui ne serait ni douce ni dure par principe, mais tout à la fois, selon l'heure, le désir, l'humeur, le temps dont on dispose et la fantaisie du moment. Elle peut s'adapter à tout et à tous, elle n'a pas un public, elle les a tous, elle n'a pas de morale mais elle ne cherche pas non plus à choquer, tout cela est dépassé, elle veut seulement correspondre aux attentes de ceux qui sont ses patients, car elle les soigne, elle les rassure, elle les distrait, elle les console. Je fais le pari que parmi mille jeunes Français de douze à dix-huit ans, pris au hasard, dans toutes les classes de la société, seule une petite soixantaine n'est pas encore tombée dans ses raies, ne pense pas comme elle, ne lui obéit pas au doigt et à l'œil, même si c'est une maîtresse libérale et tolérante. Ils n'ont pas le choix, les pauvres. Elle a investi tous les domaines de la société, et elle parle la même langue qu'eux.

Au départ, il y avait seulement le désir d'un amant de procurer à l'autre un peu de plaisir (un plaisir qui allait en retour attiser le désir), de lui donner quelque chose d'unique, d'intime, et de très singulier. Regarde-moi, c'est moi, je suis unique, ces gestes, ces poses, ces gémissements, c'est à toi qu'ils sont destinés, je te les offre pour que tu me voies comme personne ne peut me voir. Ce sexe, cette bouche, cette voix, cette peau, ce geste, ils ne sont beaux que pour toi. Et c'était merveilleux, ce don spontané, rare et inventif. La pornographie a compris qu'il y avait là un matériau inestimable, car toujours fabriqué et amélioré par les fantasmes de celui qui regarde. La pornographie est un système extrêmement intelligent, sous ses dehors grossiers et vulgaires, car elle recycle tout ce qui lui tombe entre les mains. La nouvelle pornographie est très puissante parce qu'elle n'exclut personne. Elle donne à chacun ce qu'il attend, à l'heure qu'il a choisie, avec l'intensité qu'il désire, et selon le mode qu'il préfère. Et puis surtout elle a trouvé en Internet un partenaire extraordinaire. Ils s'entendent à la perfection, ces deux-là, et ils ne sont pas près de divorcer, d'autant qu'on a de plus en plus de mal à les distinguer. Il me semble assez difficile d'imaginer un Internet sans pornographie. On a même l'impression que le réseau des réseaux a été inventé pour elle. Internet, c'est d'abord et avant tout l'intimité mise à la portée du monde entier, ou le monde entier qui arrive dans votre intimité. Dans la Roumanie de Ceaușescu, les gens avaient pris l'habitude de ne jamais parler à cœur ouvert quand ils étaient chez eux, de peur que les micros de la Securitate soient ouverts. Internet bat la pauvre Securitate à plates coutures : désormais, plus besoin de micros cachés dans les lampes de chevet, puisque les internautes se proposent de tout révéler au monde entier, sans que personne ne le leur demande. C'est la grande, la profonde différence entre la pornographie à la papa et la nouvelle pornographie : voyeurs et exhibitionnistes sont une seule et même population, puisqu'il n'existe plus de dedans, de dehors, de vie privée, d'intimité, de séparation, d'inégalité ; chacun peut en être, chacun peut en faire, tenir la caméra ou le godemichet, pardon, le sex-toy, puisque tout ceci n'est qu'un jeu… Si tu n'as pas encore twisté ta vie, sache que ça va venir, forcément. Un jour ça te coûtera quelques dollars, un autre ça te rapportera quelques dollars, peu importe, la seule chose qui importe étant d'être dans le flux, dans l'échange, dans le liquide amniotique de l'Image dématérialisée et immortelle. Que tu sois dans le voyeurisme ou dans l'exhibitionnisme n'a aucune importance, rien n'est essentiel, rien n'est fixé une fois pour toutes, tout est échangeable, permutable, réversible, c'est le règne du jeu permanent, c'est l'âge de l'adolescence ad vitam æternam. Inutile de s'énerver, laisse-toi aller, lâche prise, laisse-toi prendre par le courant, tu n'es qu'une adresse ip et quelques bits qui circulent à toute vitesse dans des câbles sous la mer. Le reste ne compte pas.

Ce qui a changé, ce qui change tout, c'est que la nouvelle pornographie change le monde, est en train de le changer profondément, alors que l'ancienne n'avait aucune incidence sur la vie des hommes et des femmes de ces temps-là.