mercredi 9 mars 2016

Tout va bien



Hôtel des Impôts. Grande bâtisse sans âme comme il y en a tant, mais lumineuse. Saint-Nivat-des-Vieux… Ça ne s'invente pas. Ils sont presque tous en groupe : duos, trios, quatuors. C'est étrange d'aller voir son inspecteur des impôts en groupe. Je suis un des seuls solistes. Des rangées de sièges dispersées, des bleus, des rouges, je m'installe derrière, vers la rue, pour avoir une vue panoramique. Sur les six bureaux, deux seulement fonctionnent. Le B1 et le B6. Le B1 est occupé par une dame d'un certain âge, comme on dit, brune, ou châtain foncé, le cheveu court. Le B6, en face de moi, est occupé par une femme d'une quarantaine d'années environ, blonde, le cheveu mi-long et raide. Je prie intérieurement pour passer avec la blonde, et je serai exaucé. Le 157 est allumé, mon numéro est le 161. On est très poli lorsqu'on entre dans le bureau d'un inspecteur des impôts. Je m'étais dit : « Ne sois pas trop poli. » Elle parle peu. Le minimum. J'aime bien sa neutralité. J'ouvre la chemise qui contient mes papiers, en désordre, et je commence à parler. Sans m'écouter, de l'index de la main droite, dont l'ongle est recouvert d'un vernis assez laid, très épais, d'un marron palette tirant sur le gris, elle avise immédiatement le papier essentiel, c'est-à-dire le plus ancien, celui dont dépendent tous les autres. Il ne lui a fallu qu'une seconde pour savoir quoi faire, quand moi je reculais devant l'obstacle depuis un an. Elle me fait comprendre que mes discours ne l'intéressent pas, mais sans être désagréable, elle se contente de faire son travail, avec une efficacité à la fois sérieuse et détachée, sans affect. « On va commencer par ça. » Je suis un peu dépité mais je me soumets immédiatement à sa loi, sans regimber. Ne suis-je pas venu pour qu'on me prenne en charge ?

Avant le bureau de l'inspecteur, à ma droite, une dame de cinquante-cinq ans avec son fils, mongolien, comme il ne faut pas dire. Il est moustachu, évidemment très laid, et d'aspect rébarbatif. « Il va pleuvoir ! » articule-t-il très fort. Tout le monde se retourne pour observer le ciel, car il fait beau. 

Je me dis que je suis dans le bureau de la vitamine B6, celle qui favorise les rêves. Nicole (j'apprendrai ensuite qu'elle s'appelle Nicole) continue de s'affairer, de mettre de l'ordre dans mon foutoir, sans la moindre plainte, sans le plus petit commentaire. On sent bien que les paroles, pour elles, font partie du "travail", et qu'il convient donc de les économiser. Elle a de longues mains, avec des doigts longs et robustes qui m'intimident. J'entends l'imprimante laser qui se met en marche et ce bruit me soulage. Puis elle se lève pour aller à la photocopieuse. Seul dans le bureau, je réalise alors qu'elle ne met pas de parfum, ou alors de manière si discrète qu'à trois heures de l'après-midi on ne le sent déjà plus. (Mais je me dis que les provinciales rentrent à la maison pour le déjeuner, alors que les Parisiennes, non, ce qui les oblige à mettre plus de parfum le matin (ou à employer un parfum plus tenace). (N'empêche, si elle est rentrée à la maison à midi, soit elle ne s'est pas parfumée, soit elle met très peu de parfum (ce qui est un bon point pour elle), soit son parfum ne tient pas.)) 

À chaque couinement du système alpha-numérique (un bruit qui imite vaguement les sonorités qu'on entend dans les aéroports) qui prévient les citoyens qu'un bureau se libère, on voit quelqu'un traverser l'espace. Ceux qui vont au Cadastre ont le plus long chemin à faire. En général, les gens se sont assis face aux bureaux qu'ils pensaient devoir rejoindre mais ce n'est pas toujours le cas, et certains traversent le hall de part en part, sous le regard des autres, à la fois jaloux et soulagés. Ils se savent observés, mais ils ne flanchent pas. Dans le bureau, l'inspecteur attend. 

Un homme de mon âge entre dans la ronde. Il est le mieux habillé de nous tous. Il porte un cartable en cuir et de petites lunettes à montures fines. Un intellectuel. Il ne comprend pas qu'ici il faut faire montre d'humilité, faire profil bas, que l'intelligence affichée et revendiquée dessert plutôt celui qui pense s'en prévaloir. On n'est pas, à l'hôtel des Impôts, comme on est dans la vie normale. On est là parce qu'on doit quelque chose, et qu'on le doit, ce quelque chose, à la Collectivité, autant dire à Dieu ! On est coupable, quand on se trouve à l'hôtel des Impôts. Ou, si on ne l'est pas encore, on le sera dans quelques instants, dès qu'on sera assis en face de l'Inspecteur. On n'a pas d'avocat, on n'a pas de public, mais cela n'empêche pas le verdict de tomber. Si vous êtes là, c'est parce que vous n'avez pas fait ce que vous deviez faire, ou que vous ne l'avez pas fait à temps. Sinon vous seriez à la piscine, ou en train de faire la sieste avec votre petite amie. Que vous soyez un intellectuel, un "travailleur de force" (comme on disait sur les boîtes d'Ovomaltine), ou un retraité, que vous soyez riche ou pauvre, vous avez des devoirs envers la Collectivité. Que vous vous soyez convoqué vous-même à ce tribunal ordinaire ne rachète pas votre faute. Même si tous ici sont coupables, ces mêmes coupables se muent en procureurs qui jugent les autres, leurs semblables, quand ils se dirigent d'un pas qu'ils veulent assuré vers le bureau de l'Inspecteur. Ainsi en va-t-il des cours populaires où coupables et procureurs ont le même aspect, sont de même nature, et sont finalement interchangeables.

Nicole me demande de revenir demain, avec des papiers qui, évidemment, me font défaut. Devrai-je refaire la queue ? Bien sûr, mais je devrai repasser par son bureau à elle, ce qui fait que si jamais mon numéro d'attente me prédispose à entrer dans un autre bureau, je devrai passer mon tour, laisser ma place à quelqu'un d'autre, et attendre que le bureau de Nicole se libère. Ensuite seulement, elle produira un papier qui me permettra d'aller faire la queue pour avoir accès à un autre bureau, le bureau des Encaissements, qui, à condition bien entendu que je puisse produire tous les documents qui me seront demandés, me sera d'une utilité certaine.

Aujourd'hui, Nicole porte un jean bleu de bonne tenue, mais très ordinaire, un chemiser blanc et une petite veste blanche à poils longs. Ses lunettes m'ont l'air plus rigoureuses qu'hier, bien qu'il s'agisse probablement des mêmes. Elle a des jambes légèrement arquées, comme si elle avait fait beaucoup de cheval. Elle est un peu enrhumée. Son jean lui fait les fesses plates, avec cette petite échappée en pointe vers le bas (et le côté) des fesses dont on ne sait jamais si elle due au pantalon ou à la fesse elle-même. Elle parle encore moins qu'hier. Quand j'arrive, il n'y a personne dans la grande salle. Je passe donc immédiatement dans son bureau. Je lui ai apporté le bon papier, elle a l'air contente. Enfin, quand je dis qu'elle est contente, je l'imagine, car elle ne manifeste aucunement son contentement, fidèle en cela à son principe de vie. J'ai l'impression que si j'étais arrivé en lui disant « bonjour grosse cochonne comment vas-tu ? » elle aurait eu exactement le même genre de réaction qu'en prenant mon document pour aller le photocopier. Mais passons, je ne suis pas là pour la sonder.

Mais Nicole s'est trompée ! Oui, ma Nicole, si sage, si sérieuse, si professionnelle… Elle m'a envoyé aux Encaissements (comme si j'avais quelque chose à encaisser !) sans m'expliquer ce que j'allais y chercher. La femme que je vois là-bas, après avoir attendu une bonne heure, me regarde interrogativement, et je fais de même. Nous nous regardons l'un l'autre sans savoir ce que nous attendons de lui. « J'avoue que je ne sais pas bien ce que je viens faire là » lui dis-je avec tout le respect dont je suis capable après une heure d'attente. « Et bien alors pourquoi venez-vous ? », me répond-elle, ce qui est assez logique mais qui n'arrange pas du tout mes affaires. « Je pensais que vous le saviez », lui dis-je en essayant de ne surtout mettre aucun ton de reproche dans ma voix. (« Nicole, Nicole, pourquoi m'as-tu abandonné ?! » je me dis intérieurement.) Comme j'ai vaguement entendu Nicole prononcer le mot "mainlevée", je tente ma chance. Elle me regarde avec un intérêt très mitigé, qui hésite entre le sarcasme et la lassitude. (Dans une autre case de mon esprit s'ouvre un phylactère dans lequel je lis ces mots : « Quand-même, elle a trente mètres à faire pour aller lui poser la question, à Nicole ! ») J'ouvre la chemise aux papiers et, un peu au hasard, je commence à lui en proposer quelques uns, espérant ainsi calmer son impatience (car elle m'a entretemps dit qu'« il y a du monde qui attend » (oui, ça j'ai remarqué, puisque j'en viens, de ce monde-là…)). Elle a pris mes papiers, les regarde à peine, en maugréant, puis elle me plante là sans un mot d'explications. J'attends, debout devant le guichet. Je ne suis même pas inquiet. J'ai décidé de tout accepter avec le sourire.

Au bout de cinq minutes, je les vois qui arrivent, Nicole et le Cerbère des Encaissements. Si elles s'y mettent à deux, c'est que mon cas est grave. Mais Nicole me parle très gentiment, comme à un enfant un peu demeuré : « Vous allez revenir me voir. Dès que la personne avec laquelle je suis sortira de mon bureau, vous entrerez, je vous ferai un papier qui vous permettra de revenir ici. » Elle en dit toujours le minimum et je ne pose pas de questions. Je sors du bureau des Encaissements et je retourne m'asseoir, juste en face du bureau B6.

La femme au nez rabotté se retourne vers la maman et son petit garçon. Elle attend de capter l'attention de celle-ci et entame la conversation — enfin. Quel âge il a, et il est sage (tu parles !), et moi j'en ai un aussi, il est speed. Quand ils sont speeds ils sont speeds, on n'y peut rien. « Frankie tu descends ! » (Tu parles, le Frankie  il s'en tape de ce qu'elle peut bien lui dire sa maman… Il ne sait que trop qu'elle ne bougera pas le petit doigt pour l'empêcher d'emmerder le monde.) J'attends le moment où il va se casser la gueule dans l'escalier. Et là il faudra prendre une mine apitoyée — le pauvre — alors qu'on se réjouit fort de ses cris et de ses larmes et qu'on se proposerait bien pour aller enfoncer le clou d'une torniole dans la face de Frankie. La maman a un pantalon avec plein de fermetures éclair partout, des bottes avachies, des collants noirs sous le pantalon. Le papa est à côté, liquiéfié sur son siège, complètement indifférent aux dialogues des mamans. Cela doit être ça qu'on appelle "prendre son mal en patience".

J'étais dans le bureau de Nicole depuis à peine une minute qu'on entend frapper à la porte vitrée. Je me retourne pour voir qui vient interrompre nos ébats silencieux et je vois un type aux cheveux filasses, le visage congestionné, qui m'interpelle : « Excusez-moi, mais vous aviez quel numéro ? » Il parle très vite, sans reprendre son souffle, il est furieux, car il pense que j'ai pris sa place, et à sa place je m'y mets, justement, car j'ai horreur de ce genre de choses. Mais Nicole le rabroue gentiment en lui expliquant que je n'ai volé la place de personne. Le pauvre… Elle n'a pas perdu son calme, Nicole.

Ma Nicole s'étant trompée, la voilà qui recommence à produire du papier en double exemplaire. Le train-train. Impossible de savoir ce qu'elle pense. J'entends l'imprimante laser, les minutes passent, j'observe les doigts de Nicole, son vernis à ongle, j'aperçois la bombe de désodorisant sur l'armoire… Tout va bien. Je me dis que Nicole s'exprime dans une plage dynamique qui va du piano au mezzo-piano, avec quelques très rares incursions dans le pianissimo. Jamais au-delà du mezzo-piano. J'essaie de l'imaginer dans un lit, en train de faire l'amour, mais je m'arrête net — j'ai trop peur de la perturber — et je reviens bien vite à une sorte d'ataraxie paisible et morne. Tout va bien… On entend les secondes qui passent, tranquillement, les unes après les autres, sans accroc, sans précipitation, mais non plus sans traîner. Elles vont là où elles doivent aller, et nous nous restons là, Nicole et moi, le plus naturellement du monde. Pour un peu, je m'imaginerais avoir toujours été là, dans ce bureau, avec Nicole qui remplit mes papiers.

À nouveau, elle se lève. Elle a dit quelque chose que je n'ai pas compris mais je ne la fais pas répéter. Je la suis : nous retournons voir l'Encaisseuse. « Vous m'attendez là », me dit-elle à l'entrée du bureau des Encaissements. Je m'adosse au chambranle et je laisse les ondes alpha, ou béta, je ne sais jamais, pénétrer les cellules de mon système nerveux. Tout va bien… Les mamans sont toujours là à parler de leurs gamins, speeds ou pas speeds, le papa n'a pas bougé, et d'autres personnages ont fait leur apparition, mais je n'ai pas envie de les observer. Je pense à Raphaële. Une certaine après-midi chez son gynécologue, près d'Aix-en-Provence, et moi, qui étais resté dans la voiture à l'attendre, ne cessant de lui envoyer des textos lui parlant de son sexe (elle les lisait, dans la salle d'attente, et je pouvais l'apercevoir les lisant par la baie vitrée). L'entrevue était pourtant sérieuse, puisqu'il s'agissait de son cancer. Mais on n'est pas sérieux quand on a cinquante ans…

Enfin Nicole réapparaît. Contrairement à ce qui était prévu, elle ne me renvoie pas à l'Encaissement (a-t-elle compris que je n'avais rien à encaisser ?). Elle chuchote car nous sommes debout au milieu du public, hors du cercle sacré où elle délivre les oracles : « Voilà, tout est réglé, ce n'est pas la peine de revenir avec vos papiers. Est-ce que vous portez ce papier à votre banque où est-ce que je l'envoie ? » Je dis à Nicole que je veux bien qu'elle se charge de tout, je la remercie, et je quitte les lieux. Je la vois du coin de l'œil qui regagne son bureau — comme si de rien n'était. Tout va bien.