samedi 26 mars 2016

Saint Matthieu (3)


Seulement, une fois cette double signification découverte, la musique de Bach prend tout à coup une résonance tout autre. Si, dans le choral de l'Orgelbüchlein consacré à la Chute d'Adam, nous songeons que les lourdes sautes descendantes de la pédale qui scandent sans répit le développement contrapuntique du choral ne sont pas seulement un nouveau jeu gratuit de contrepoint, mais nous rappellent sans cesse la chute du genre humain, notre esprit ne pourra plus, en écoutant ce choral, se distraire de la pensée de la Faute, et l'œuvre deviendra, mieux qu'un sermon banal, le plus puissant des auxiliaires de la méditation : ainsi la musique aura-t-elle rempli la plus haute de ses missions : celle de rapprocher l'homme de son Dieu. Car Bach ne décrit pas gratuitement, pour l'amusement. Il commente, souligne, suggère ; l'idée parfois, l'image souvent, le mot toujours. Ainsi sa musique équivaut à la plus ingénieuse explication de textes, à la plus utile des exégèses.

Si Bach n'eût été que miniaturiste, il n'eût pas, peut-être, pris dans l'histoire musicale la place unique qui est la sienne. Mais cette perfection, cette minutie du détail, loin d'enlever quoi que ce soit à la profondeur de son inspiration, à l'ampleur de ses conceptions, et parce qu'elle se surajoute à elles, les magnifie et les rend plus frappantes encore.

En outre, l'inégalable maîtrise du grand Cantor nous pousse parfois à le considérer comme une sorte d'abstraction de la perfection, à oublier qu'il a lui aussi évolué, tâtonné, cherché. La comparaison des deux Passions, écrites à huit ans de distance, en sera un singulier témoignage. De Saint-Jean à Saint-Matthieu, il n'a pas seulement équilibré la longueur de ses morceaux, mis au point le rôle de l'arioso et inventé le "thème de timbre" du quatuor à cordes pour représenter Jésus, mais encore assoupli son vocabulaire (la 7e diminuée, presque exclusivement réprobatrice dans Saint Jean, devient également dans Matthieu humanisation et attendrissement) ; donné à l'harmonisation de ses chorals, — sans en rien renoncer à la minutie de la traduction du mot, justification fondamentale de toutes ses "audaces" harmoniques, — une valeur architecturale nouvelle (la tension harmonique croissant avec la marche du drame pour se relâcher après la mort du Sauveur) ; créé une nouvelle notion thématique en choisissant dans le texte deux mots-clefs caractéristiques se complétant ou s'opposant, et d'où il tire non seulement le modelé de thèmes à deux éléments — qui souvent, par leur développement, préfigurent l'essentiel de la sonate dithématique — mais jusqu'à l'instrumentation elle-même ; perfectionné des trouvailles dramatiques qui n'étaient qu'esquissées dans l'aîné des deux chefs-d'œuvre — par exemple le Ich bin's du choral répondant à la question des disciples : "Maître, dites-nous qui est le traître ?" Et l'on pourrait multiplier les exemples.

De tout cela, Bach n'a écrit ni traité ni programme. Il nous faut à toute force, aujourd'hui, des symboles outrés et des "explicitations" grandiloquentes, de manière à pouvoir juger une œuvre sur son commentaire plus que son contenu — ce qui est plus facile. Nous ne savons pas que, ce faisant, nous nous bornons à caricaturer l'un des travers de ce romantisme dont nous affectons si souvent de sourire.

À force de vénérer Bach, a-t-on pu dire, on ne le connaît plus. C'est le propre des chefs-dœuvre d'être un peu ce que l'on veut qu'ils soient. Nous ne les en aimerons que mieux si, renonçant aux verbalismes faciles et emphatiques, nous savons nous approcher d'eux pour recevoir avec humilité les innombrables leçons d'obéissance et d'amour du travail bien fait qu'ils nous dispensent avec une inestimable profusion.

(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)