Les grandes œuvres de Bach sont comme ces immenses retables des maîtres du Quattrocento qui lancent leurs flammes d'or et de vermeil au-dessus des autels. Vu de la nef, on n'en distingue ou à peu près que les personnages de premier plan, mais l'on est ébloui par la magnificence des coloris et l'architecture savante des lignes maîtresses. Qu'un peintre moderne copie ces vastes compositions sans en approcher le détail, les traduise en taches de couleur et en lignes abstraites, et son tableau restera valable à l'échelle de l'impressionnisme ou du cubisme.Mais le visiteur monte les degrés de l'autel et s'approche du retable. Son attention se fixe sur un détail ; il ne voit plus ces grandes lignes, ne sait plus l'harmonie d'ensemble du tableau. Mais il s'aperçoit que cette petite tache que l'on découvrait par la fenêtre de la Crèche est en réalité un paysage entier, aussi minutieusement étudié à sa propre échelle que l'était, par rapport à l'ensemble, la seule présence de cette petite tache bleue indistincte.Cette approche du tableau à l'échelle du détail est tout aussi impossible si on prend la musique de Bach pour de la musique pure que si on l'étudie sur une traduction quelconque. Que Gounod ait pu concevoir l'idée d'analyser l'harmonie des chorals en éliminant leur texte est proprement extravagant. Cela équivaut à peu près à vouloir expliquer les vers d'un poète à partir d'une version faite dans une autre langue. Quand, dans saint Matthieu, un cruel saut de septième ascendante lance un « Und speieten ihn an », ce brutal crachat prend, par la sonorité et l'accentuation du mot, la valeur d'une image ; quand le voile du temps se déchire du haut en bas, le déchirement s'opère en deux temps, par une descente disjointe qui franchit une treizième — toute l'étendue de la voix du ténor ; on ne peut traduire autrement que par « Depuis le haut » : or c'est un contre-sens, parce que le français accentue haut et le place, grammaticalement, à l'arrivée de la chute ; l'allemand, au contraire, escamote oben entre deux monosyllabes, et c'est le an qui reçoit l'accent à la fin de la descente. De tels exemples se présentent à chaque ligne.
(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)