lundi 14 mars 2016

Le pianiste au homard



1978, 79, 80 ? Je ne me rappelle pas la date. J'étais allé seul au théâtre de Saint-Denis écouter Richter en récital dans Schumann. Il y avait peut-être autre chose que Schumann, c'est possible, mais je ne m'en souviens pas. Je crois bien être parti à l'entracte. Je ne voulais plus rien entendre. Le choc que j'avais reçu en entendant Richter jouer les Novelettes était si fort, si incroyablement fort, que je voulais pas prendre le risque d'être déçu par la suite du programme. J'ai tout de même eu le temps de voir le vieux et déjà complètement aveugle Rubinstein, au bras de sa femme, qui allait saluer Richter dans les coulisses, et qui avait l'air si profondément ému, lui aussi, presque anxieux. Pendant de très nombreuses années, je n'ai pas voulu écouter Schumann joué par un autre pianiste. 

Il y a eu ensuite la sonate en si bémol de Schubert, enregistrée à Prague, en 1972. 

Richter était un demi-dieu, à la maison, quand j'étais enfant. Mais je ne savais pas pourquoi. Je me souviens de la façon dont on prononçait son nom : c'était comme une évidence. Un nom de grand pianiste, de génie du piano. Il y avait Lipatti d'un côté, et Richter de l'autre. Lipatti le familier, le proche, car nous jouions les mêmes morceaux que lui, Bach, Mozart, Chopin, et puis ce Richter, beaucoup plus mystérieux, comme une sorte de divin sauvage. Schubert, alors, je ne savais même pas qu'il avait composé des sonates. On jouait les Impromptus, quelques Moments musicaux, et notre père écoutait ses quatuors, et surtout le quintette à deux violoncelles, une ou deux symphonies, et bien sûr les Lieder. Richter, je ne savais même pas qu'il était russe. 

Quand il joue le trio de la dernière sonate, on sent bien qu'il a du mal à se retenir. Il y a une intranquillité fondamentale chez Richter qui le rend inapte à jouer Bach, par exemple. Mais il joue comme personne le premier mouvement du concerto en ré mineur du même Bach.

Pour comprendre Richter, il faut le voir marcher, dans la neige, près de Moscou. 

Richter, je n'aurais jamais pu m'entendre avec lui, et pourtant je l'adore. 

Très souvent, écoutant Richter, je me dis : mais c'est mauvais ! Il ne joue pas bien. Il fracasse les musiques qu'il joue. Et il est capable de remplir ses interprétations de fausses notes. Il a les épaules trop larges, ça ne passe pas. Le voir s'asseoir devant un piano fait un peu peur, pour le pauvre piano. 

Cette après-midi là, à Rumilly, on avait fait l'amour par terre, sur le tapis, dans le salon, près de piano. Raphaële était comme ça, terriblement impatiente, parfois. Ensuite elle m'avait supplié de lui jouer quelque chose et j'avais joué des Schumann, en lui disant que j'avais honte de les jouer, que je devrais plutôt les lui faire écouter par Richter, et elle m'avait répondu : « Tu les joues mieux que lui. » Je m'étais évidemment moqué d'elle mais j'étais secrètement heureux. Un jour, une après-midi, dans ma vie, j'aurai été l'homme qui joue mieux que Richter. Alors que j'avais encore les doigts mouillés de son con… 

Richter a beaucoup d'humour. Les gens que j'aime et que j'admire ont de l'humour. L'humour dont je parle est une forme d'intelligence. Une intelligence qui dépasse, qui déborde, qui a les épaules trop larges pour le monde tel qu'il va, ou peut-être pour l'homme qu'elle habite, qui gronde, comme le trille de la main gauche à la fin du premier mouvement de la sonate en si bémol, une intelligence qui sait très bien que ça ne va pas durer, qu'on peut le retenir tant qu'on veut, ce premier mouvement, le jouer à un tempo si lent que personne ou presque n'y comprend plus rien, mais que le terrible andante sostenuto va arriver quand-même. 

Richter n'aurait peut-être jamais dû devenir pianiste. D'ailleurs il l'est devenu un peu par hasard. Alors pourquoi est-il si exigent, si difficile avec lui-même (et avec les autres) ? Comme tous les grands de la musique, tous les génies, il est un peu au-delà de la musique, et en-deçà de ses confrères. Ce sont eux qui savent comment faire, pourquoi faire. Lui ne sait pas. Ces êtres-là sont toujours un peu dans le noir. Leur intelligence ne leur sert pas à savoir, mais à faire. Plus ils relient de fils entre eux, plus cela les sépare des autres. Le silence qui suit le trille grave du premier mouvement de la sonate D. 960 est un gouffre dans lequel toute la raison d'un homme peut sombrer. Autant se balader avec un homard en laisse, quand on ose jouer comme ça. Mais dites-moi : si vous avez peur de la folie, pourquoi jouez-vous la musique de Schubert ? Pourquoi l'écoutez-vous, même ? Quand on aime vraiment la musique, on accepte de s'y perdre. On accepte de se taire tout à fait, autrement dit. 

« Je ne parvenais plus à me passer de la présence d’un homard en plastique que je promenais partout avec moi, et dont je ne me séparais qu’au moment d’entrer en scène. » 


Ces êtres-là ne font pas carrière. Ils ne sont pas pianistes, ou chefs d'orchestre, ou violonistes, au sens où on l'entend habituellement. Ils font ce qu'ils savent faire, quand on veut bien d'eux, et la plupart du temps, ils savent que ça ne sert à rien, que c'est "peine perdue". Mais quoi faire d'autre ? Ne me parlez pas d'"ego", s'il vous plaît ! Ça ne rend compte de rien, en ce qui les concerne. Il faudrait inventer une science psychologique qui leur soit adaptée, mais les seuls qui seraient à même de réaliser cette tâche ne trouvent aucun intérêt à le faire et on les comprend. 

Comment, vous me dites que vous n'aimez pas son jeu, son interprétation de telle ou telle œuvre ? Oui, eh bien quoi ? Comme dirait Picasso, « Ça n'a aucoune importanz ! » Écoutez donc un des innombrables pianistes qui font la queue aujourd'hui à l'entrée des salles de concert, un de ceux qui vont être primés aux "Victoires de la musique", par exemple, un de ceux qui vont être invités à la télé, et laissez-nous tranquilles. Allez donc voir et écouter cette petite Chinoise extraordinaire qui fait du trois mille notes à la minute, et foutez-nous la paix. 

Jacques me racontait que quand Richter venait en France, invité par le PCF, c'est lui qu'on chargeait de noter sur la partition les fausses notes du Maître. Pendant le concert, il inscrivait docilement des petites croix sous les passages où Richter avait mis des pains, mais ensuite, quand il s'agissait d'aller lui montrer la partition… Et moi je fais pire, puisque je m'autorise à déblatérer sur des artistes dont j'ai la prétention de vouloir parler comme si je pouvais m'en approcher suffisamment pour être en mesure de discerner quelques traits qui auraient échappé à ceux auxquels je m'adresse.

 « Sa personnalité était plus grande que les possibilités que le piano lui offrait, plus large que le concept même de la maîtrise complète de l'instrument. » C'est Boulez qui parle ainsi de Richter, et je trouve que cette simple phrase dit beaucoup. Il ne faut jamais oublier que Richter était autodidacte. Il a appris le piano un peu de la manière dont un jazzman de jadis apprenait son instrument, c'est-à-dire que les moyens qu'il a acquis étaient directement corrélés à son désir, à sa morphologie, à son être, à son goût, à sa vie intime. On dit souvent que Richter n'avait peur de rien, et que c'était sa grande force. Arrivé au conservatoire de Moscou à vingt-deux ans, c'est-à-dire à l'âge où un pianiste normal en sort, il a eu la chance de tomber sur le plus grand professeur de piano qui ait existé, Heinrich Neuhaus. Quand on confronte un homme à une technique donnée, il peut s'épanouir parfaitement dans la confrontation à une forme qui lui est extérieure, il peut faire de ce détour une force — et c'est ce qui arrive le plus souvent —, mais il peut aussi en garder une sorte de peur, qui peut toujours remonter en lui, un jour ou l'autre, car de cet écart (qui est parfois un grand écart) sourd une énorme quantité de questions, dont la plupart sont sans réponses. Richter n'avait peur ni des communistes, qu'il ignorait superbement, ce qui l'a conduit plusieurs fois hors du Conservatoire, et il n'avait pas non plus la hantise de sa carrière. On peut d'ailleurs dire que d'une certaine manière il n'a pas eu de véritable carrière. « Mettez un petit piano dans un camion et conduisez le long des routes de campagne, prenez le temps de découvrir un nouveau paysage ; s'arrêter dans un joli endroit où il y a une bonne église ; décharger le piano et parler aux habitants ; donner un concert ; offrir des fleurs aux personnes qui ont eu la gentillesse d'y assister ; repartir. » Quand on voulait l'engager pour un concert qui aurait lieu un an plus tard, il répondait : « Comment pourrai-je savoir aujourd'hui si j'aurai envie de jouer dans un an, et surtout quoi ? » Celui qui est libre ne peut pas avoir peur mais il fait peur. La technique de Richter c'est son art, comme l'indique parfaitement le mot grec tekhnè. De la même manière, la technique de Gould est aussi son art. Les "vrais pianistes" sont des pianistes dont la technique ne se sépare pas de leur art. Neuhaus l'a vu immédiatement, et a su tout de suite qu'il n'avait pratiquement rien à apprendre à son génial élève. L'action efficace, le comment, le pianiste russe en avait forgé lui-même le muscle. « J'ai beaucoup appris de lui, même s'il n'arrêtait pas de dire qu'il n'y avait rien qu'il ne puisse m'enseigner ; la musique est écrite pour être jouée et écoutée et m'a toujours semblé être en mesure d'être dirigée sans paroles… Ce fut exactement le cas avec Heinrich Neuhaus. En sa présence, j'étais presque toujours réduit à un silence total. Ce fut une chose extrêmement bonne, car elle signifiait que nous étions concentrés exclusivement sur la musique. Il m'a appris, surtout, le sens du silence et de la signification du chant. Il m'a dit que j'étais incroyablement opiniâtre et ne faisais que ce que je voulais. Il est vrai que je n'ai jamais joué que ce que je voulais. Et donc il m'a laissé faire que ce que j'aimais. »

Comme tous les génies, Richter est une énigme. Le documentaire prodigieux de Monsaingeon le montre parfaitement. Le vieux Richter, momie vivante débarrassée de son homard, mais toujours ironique, sage et mordant à la fois, d'un humour décanté et pincé de poésie, se tient là, face à nous, face à la caméra. Il ne tremble pas. Pour une fois, il parle. Mais il ne dit que ce qu'il veut dire. Le silence prend une place énorme. Là encore, c'est "la signification du chant" qui se laisse voir. Le reste, mes amis, c'est à vous de le découvrir, si vous en êtes capables, et, surtout, si vous en avez le désir vrai. L'art authentique est et doit être une ÉNIGME. Personne ne va vous dire ce que vous devez comprendre (entendre), et s'il se trouve quelqu'un pour ce faire, c'est un menteur et un diable qu'il faut éviter.