samedi 26 mars 2016

Saint Matthieu (1)


Les Passions de Bach ne sont pas plus traduisibles qu'Othello ou Pelléas ; mais il ne s'agit pas seulement, dans cette constatation, de préserver une sonorité abstraite : ce n'est là qu'un des aspects, important certes, mais secondaire, de l'accord miraculeux entre ce que Marcel Beaufils dénomme "musique du son, musique du verbe". Le XIXe siècle, fidèle en cela à une longue tradition, voulait avant tout comprendre ce qu'on lui chantait : il traduisait tout, et adaptait au besoin. Notre XXe siècle, réagissant contre d'incontestables excès, a peut-être déplacé l'infidélité au lieu de la supprimer. Tendu à l'excès vers ce qu'il dénomme le "respect du texte original", il ne regrette plus de ne pas saisir le sens pourvu qu'il obtienne la sonorité. À tout prendre, l'erreur est pire. L'étude des Passions que nous entreprendrons ici en porte témoignage. Car il n'est pas d'œuvre, peut-être, où chaque mot se trouve davantage soupesé, analysé, traduit avec les moindres résonances à la fois de sa sonorité et de sa signification. Il n'est pas jusqu'à l'instrumentation, jusqu'à la forme mélodique des thèmes et de leur structure qui ne soient la traduction même d'un mot-clef, présent dans chaque arioso ou chaque air, mot d'où jaillissent presque spontanément le thème, la forme, l'instrumentation, la mélodie même que ce mot-là requiert. Car la fresque est aussi miniature : lorsqu'on regarde à la loupe le quinzième personnage à gauche, on y voit que chaque cheveu est dessiné, chaque poil du col de fourrure étudié et traduit. Michel-Ange a travaillé avec le pinceau de Jean Fouquet.

Parce que le langage fugué lui est naturel, parce qu'il a écrit l'Offrande musicale et l'Art de la Fugue à titre de démonstrations techniques, sans plus se soucier des instruments susceptibles de la traduire que Théodore Dubois offrant à ses disciples un modèle de réalisation pour une basse donnée, Bach a été depuis cinquante ans le porte-drapeau, l'argument-massue de tous les apologistes de la musique dite "pure". Comme s'il y avait "impureté" à être sensible, émotif, signifiant ! On a été jusqu'à l'annexer au domaine de la musique abstraite, de celle qui se refuse à envisager autre chose que des combinaisons de notes, pour qui toute incursion dans le domaine affectif et surtout descriptif est un péché contre l'Esprit. Combien de musiciens à la courte envolée ont ainsi couvert leur impuissance et leur sécheresse sous l'exemple sans réplique du maître de Saint-Thomas !
(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)