mercredi 30 décembre 2015

La Nuit dans la lumière éternelle


Je ne me lasse pas de cette anecdote merveilleuse : Kathleen Ferrier, avant d'être la grande Kathleen Ferrier, était une "demoiselle du téléphone".  « Ma plus grande chance a été de travailler avec Bruno Walter. » … et l'expression de son visage donne immédiatement le ton. Chant de la terreKathleen, contrairement à ce que j'avais toujours pensé, était quelqu'un de très gai, de très drôle, qui aimait plaisanter, qui était amoureuse de Rick, qui était rabelaisienne, et pas du tout bégueule. 

Excellente pianiste, elle était capable de s'accompagner elle-même. Morte à quarante et un an, d'un cancer. Elle s'est fait remarquer en chantant des chants populaires admirables, comme seuls les Britanniques en possèdent.

Le Chant de la terre, en 1947, à Edimbourg, avec le Philharmonique de Vienne et Bruno Walter… Imagine-t-on l'ambiance d'un tel concert ? Walter avait quitté l'Autriche à cause des Nazis. Certains des musiciens de l'orchestre étaient morts dans les camps. J'erre dans les montagnes, je cherche le repos pour mon cœur solitaire

Quand on compare Kathleen Ferrier et Jacqueline Dupré, on est frappé de la ressemblance de leurs âmes. « L'Adieu [du Chant de la terre], c'est trop pour elle, elle n'a pas pu retenir ses larmes. Elle s'est écroulée. » Elles sont gaies, d'une gaieté irrésistible, comme seuls les êtres d'une extrême sensibilité le sont, parfois, quand ils essaient de vivre avec les humains. Mais la vie s'écoule trop vite de leur corps. Leur vie même est un adieu déchirant à la beauté du monde. 

Quand elle a voulu chanter dans la chorale du lycée, son professeur l'a acceptée de justesse, en lui recommandant de ne pas chanter trop fort, parce qu'elle n'avait pas un jolie voix

Dans les Kindertotenlieder, sa voix fait merveille, à tel point qu'on se demande si Mahler n'a pas composé cette œuvre pour elle. La beauté souvent fait peur. « A présent le soleil radieux va se lever comme si, la nuit, nul malheur n'avait frappé. Le malheur n'a frappé que moi seul, tandis que le soleil brille à la ronde. N'enferme pas la nuit en ton coeur, plonge-la dans la lumière éternelle. Une lampe s'est éteinte en ma demeure, gloire à la lumière, joie du monde ! »

N'enferme pas la nuit en ton cœur, plonge-la dans la lumière éternelle. La voix de Kathleen Ferrier, c'est exactement ça, c'est la nuit plongée dans la lumière éternelle. Comme si le malheur n'avait frappé qu'elle seule… Tous les enfants morts, dans une poitrine de femme qui ne connaîtra pas la maternité, et qui ne consommera même pas son mariage. Son professeur de chant, Roy Henderson, explique la qualité de sa voix par son caractère. Sa gorge, vaste, profonde, pouvait contenir toute l'enfance du monde. 


Le monde de Kathleen Ferrier, c'est le monde dans lequel on se réunit près du poste de TSF pour écouter un concert. Autant dire un monde qui a complètement disparu, et qui n'est même plus envisageable, ni compréhensible. On lui dit qu'un de ses concerts a été écouté par "vingt millions de personnes" (un Américain sur sept)… « C'est effrayant ! », répond-elle. Bruno Walter à sa chanteuse : « Vous avez écrit une page de l'histoire de la musique ! » Walter devait entendre cette voix comme une des lignes vivantes, sortant de l'orchestre, qui venaient en droite ligne de son maître. 

Kathleen Ferrier, c'est la rencontre d'une voix anglaise avec la musique allemande. Il est évident que Schubert a été une source d'inspiration phénoménale pour la contralto. Mais John Barbirolli lui a fait travailler le Poème de l'amour et de la mer, de Chausson, pour que sa voix ne tombe pas dans une profondeur mortelle et qu'elle retrouve un peu les couleurs des mezzos. C'est lui aussi qui disait : « Plus une artiste s'épanouit plus elle devient belle. » Elle était sublimement belle en 1950. 

« Le lendemain, le téléphone a sonné, vers neuf heures et demie, c'était le Dr Walter. Il avait assisté au récital, et il était fier de moi. J'étais aux anges. Il m'a aussi parlé de choses à améliorer dans le son ou l'interprétation. Je ne cesse de remercier le Destin pour la chance que j'ai eue dans ma courte carrière. » Après sa première tournée en Amérique, elle est rentrée chez elle sans avoir gagné un penny. 

Elle buvait de la bière, elle fumait des cigarettes. 21 juin 1050, Zurich. « C'est un endroit délirant ! Nous nageons et faisons du golf tous les jours. T'ai-je raconté ? J'ai commencé mes premières vocalises au second trou. Arrivée au sixième, je fredonnais déjà : 
Rick envoie ses amitiés. Il est plein d'énergie, et on se sent bien, tous les deux. » Mais elle ajoute : « Je le veux bien comme compagnon pendant deux jours, puis j'en ai assez. Je veux me retirer derrière un rideau de fer pour ne plus avoir à écouter et à faire la conversation. Quelle inconstante je fais ! »

Dans la Messe en si, de Bach, elle fait pleurer Karajan. C'est elle, l'agneau de Dieu à la jambe brisée par le cancer en plein opéra, Orphée immobile mais continuant de chanter jusqu'à la fin.