lundi 23 avril 2012

Les Correcteurs

J'étais étonné qu’il pût y avoir encore des correcteurs au Monde, étant donné l’état grammatical et stylistique du journal, mais apparemment leur fonction consiste à ajouter des fautes d’orthographe aux textes qu’on leur envoie (sur demande de la rédaction). Ainsi j'avais écrit : « Il est attaché à la culture et à la civilisation françaises, qu’il estime compter parmi les plus précieuses qu’ait élaborées l’humanité », et la phrase, après correction rédactionnelle, est devenue : « Il est attaché à la culture et à la civilisation françaises, qu’il estime compter parmi les plus précieuses qu’ait élaboré l’humanité » (faute que bien entendu certains commentateurs se font un plaisir de m’attribuer).
Ce n'est pas qu'on soit surpris, bien entendu. Mais il fallait tout de même en profiter pour souligner une des spécialités de notre époque si généreuse en bouffonneries de tous ordres : celle qui consiste à retourner le sens des mots, et quand ce n'est pas le sens des mots, c'est celui des fonctions, des utilités, des catégories. Ainsi, comme l'écrit Renaud Camus dans le message que je cite plus haut, les correcteurs, dorénavant, ajoutent des fautes aux textes qui n'en contiennent pas assez, et qui sont en cela (ces textes) une injure à l'esprit d'égalité si cher à notre temps, cet esprit que je nommerais volontiers l'égagalité si j'avais le goût des néologismes. Si tant de gens aujourd'hui ne savent plus écrire une phrase en français, il est en conséquence insupportable, révoltant, antidémocratique, discriminatoire, stigmatisant, quasi fasciste pour tout dire, que certains continuent à vouloir écrire "normalement" (je suis ici condamné aux guillemets, faute de pouvoir sinon me faire comprendre). J'écoutais hier-soir une brave dame, directrice de France 5 (rien que ça), si j'ai bien compris (et il faut bien mesurer ce que représente "France 5", regardée (écoutée, j'espère que non…) dans le monde entier), qui jubilait littéralement à l'idée de "bousculer la langue française" (je mets des guillemets, là encore, bien conscient qu'ils ne peuvent suffire à contenir l'effroyable imbécilité qu'exsudent ce syntagme et ceux qui l'emploient, qu'ils ne peuvent nous prémunir de cette sensation que nous sommes éclaboussés, salis par cette bêtise qui passe à portée de voix) et qui se réjouissait que "la francophonie et la langue française n'appartiennent pas aux Français" (rien que cette proposition provoquait chez elle un début d'orgasme, c'était patent). 

La correction, voilà bien une idée intéressante, qui a fait du chemin. Depuis que la political correctness vient nous mordre les mollets jusque dans la chambre à coucher, le terme a eu tout le temps de mûrir, et même de pourrir sur place. Il dégage désormais une odeur si pestilentielle qu'il faut un peuple de sourds anosmiques et agueusiques pour supporter le bruit, la fragrance et le goût du vocabulaire contemporain (ne parlons même pas de la syntaxe et du style). Il serait étonnant qu'il en aille autrement, d'ailleurs, parmi une population qui a fait de nauséabond un de ses adjectifs préférés : selon la règle implicite et inflexible qui a cours désormais, le renversement, il est parfaitement logique que ceux qui se plaignent des odeurs qu'ils croient percevoir en tous lieux et tous discours aient le nez bouché par défaut et par principe. 

Les modernes ne supportent pas que les mots disent ce qu'ils veulent dire. Cet excès d'autonomie leur est insupportable. Les mots doivent obéir à la politique, à la morale, à la majorité, aux mamans, aux bambins, ils doivent constamment se plier aux règles du vivre ensemble, ils doivent être citoyens, sympas, ouverts, les mots font partie d'une langue qui ne s'appartient plus, qui est la propriété de tous, du rappeur jusqu'au nouveau né, et l'on peut compter sur nos modernes pour lui rappeler à chaque instant, à la langue, qu'elle leur appartient, que non seulement ils ont des droits sur elle, mais qu'ils peuvent lui faire ce qu'ils veulent avec une totale impunité, et même avec la totale approbation de tous les pouvoirs réels. Un mari qui "viole" sa femme peut faire vingt ans de prison, mais celui qui torture la langue voit s'ouvrir toutes les places, et tous les honneurs lui sont acquis par principe. Un merdeux de six ans peut parfaitement être crédité d'une réelle autonomie, mais une langue, notre langue, qui a mis des siècles à se forger, et à laquelle de grands génies ont prêté leur concours, elle, est traitée comme un sac en plastique dont on change chaque matin. Voilà le sens réel du mot "correction".