mercredi 18 avril 2012

Le Point Georges


La première fois que nous avons fait l'amour, ça s'est bien passé. Le deuxième fois, ça s'est bien passé aussi. La troisième fois, ça s'est très bien passé. La quatrième fois, rien à dire, c'était bien. La cinquième fois m'a semblé parfaite. La sixième était vraiment pas mal du tout. La septième s'est passée comme dans un rêve. C'est à partir de la huitième fois que j'ai commencé à me poser des questions. Rien n'était à sa place. Je n'arrivais pas à mettre la main dessus, et j'avais quelques raideurs. Le neuvième fois a été une véritable épreuve : comme il n'y avait pas de miroir dans la chambre, je ne pouvais pas vérifier, mais l'idée que j'étais elle et qu'elle était moi ne me quittait pas. Idée idiote, me direz-vous. Bien sûr, mais dans ces moments-là, nous n'avons pas le recul nécessaire pour nous traiter d'idiots lorsqu'on nous avons, par exemple, la sensation d'être pénétrés. J'aurais voulu trouver une position, une opération, me permettant de confirmer ou d'infirmer mes sensations, mais mon esprit semblait ne plus m'appartenir. J'entendis même ces mots : "Prends-moi !", alors que ma bouche se mettait en mouvement, de la manière exacte qu'elle aurait eu de le faire si d'aventure elle avait voulu prononcer cet ordre. Je la regardais, mais comme elle était tournée, je ne pus voir sa bouche. Évidemment, il se pourrait que j'aie doublé vocalement mon amante, ou mieux, il est possible que nous ayons été tellement proches que j'aie pensé à l'unisson d'elle, prononçant les mots qu'elle ne faisait que formuler intérieurement, que j'en aie devancé la matérialisation sonore. Plus je voulais m'abstraire du faire pour m'engager dans le penser, plus mon corps (je dis mon corps pour ne pas compliquer inutilement l'histoire) semblait s'imposer avec une force inouïe, et inouïe est bien le mot juste, puisque je ne lui connaissais pas cette musique, ni ces gestes, ni ces réactions, ni ces sensations.

Quoi qu'il en soit, que j'aie été elle, qu'elle ait été moi, que nous n'ayons fait qu'un, ou que tout cela n'ait été qu'une fantaisie de mon esprit, il arriva ce qui devait arriver : elle (il ?) éjacula. Rien de plus normal, diront certains, qui croient connaître ces choses. Sans doute. Mais l'éjaculat en question, là se trouvait le prodige ! Le flot, rapidement, inonda le sol de la chambre, et, le niveau montant à une vitesse invraisemblable, le lit se mit à flotter, une houle se forma, d'abord sous-marine seulement, indécise, puis furieuse et écumeuse. L'onde montait toujours, arrivant maintenant au sommet de la bibliothèque, qui perdait ses volumes, petits ou gros navires soudain livrés à eux-mêmes, jetés dans un élément qu'ils ne connaissaient pas, nous cognant les tempes, les genoux et les coudes, Aristote semblant nager mieux que Chateaubriand mais pour peu de temps car une lourde Bible lui assénait un coup fatal, avant de s'ouvrir comme un éventail flou et de couler à pic, elle aussi, sur l'ongle incarné du pied de ma dulcinée qui poussait un hurlement cocasse à cause du fluide translucide qui s'engouffrait dans ses bronches. Quand la marée atteignit le plafond, il y eut un court-circuit, à cause de l'ampoule qui était allumée, et nous nous retrouvâmes dans une obscurité si profonde que je me mis à douter de mon existence même.

Alors, un calme immense s'empara de moi, un rythme simple, binaire, régulier et apaisant vint à mes oreilles. Je sus alors de manière certaine que je n'étais pas encore né, et qu'il allait bientôt falloir affronter bien pire que ce que je venais de croire vivre. Je décidai alors de passer mon tour.