jeudi 15 mars 2012

Vernissage



La première belle personne passant devant le buffet, elle va droit à la deuxième belle personne, sans l'ombre d'une hésitation. La deuxième belle personne est en conversation avec la troisième belle personne, chacune ayant un verre en plastique à la main. Elles parlent très fort car le bruit alentour est assourdissant, ou bien le bruit alentour est assourdissant parce que chacun parle très fort, on ne sait pas. La première belle personne, arrivant au groupe formé par la deuxième et la troisième belles personnes, agrippe d'une main très assurée l'épaule de la deuxième belle personne, coupant — en deux morceaux inégaux – de ce geste la phrase de celle-ci, qui se retourne, renversant un peu du contenu de son verre en plastique sur la troisième belle personne qui continue à sourire, cependant. Bisous. Présentations. Ah oui ! La troisième belle personne pense à son pull-over en cachemire, tout neuf, qui vient d'être taché par le jus d'ananas. Zut, ça colle. Elle n'ose pas sortir un mouchoir en papier de son sac pour essuyer son pull-over en cachemire tout neuf, elle a peur, ce faisant, d'être trop appuyée, de sembler vouloir démontrer à la deuxième belle personne qu'elle a indéniablement commis une bévue, qu'elle est maladroite, ou, pis encore, de vouloir faire reproche à la première belle personne d'avoir, de son geste inconsidéré et cavalier, amené la deuxième belle personne à commettre cette maladresse. Comme elle ne connaît pas la première belle personne, qui elle a l'air de bien connaître la deuxième belle personne, elle aurait l'impression de vouloir semer la zizanie entre elles, ce dont bien entendu il est hors de question qu'on la pense capable. Tant pis, se dit-elle, qu'est-ce qu'un pull-over en cachemire, même neuf, en regard de la sensibilité des belles personnes ? Elle ne voudrait pas passer pour quelqu'un de mesquin, de terre-à-terre, quelqu'un d'indifférent aux relations humaines en train de se tisser, là, devant elle, quelqu'un qui fait passer un pull-over en cachemire avant le ressenti et l'émotionnel de deux belles personnes qui sont venues admirer des œuvres d'art en présence de leur créateur ! "Le tissu humain", pense-t-elle, sans très bien savoir ce qu'elle veut dire par là, mais en ressentant nettement un échauffement au niveau du plexus solaire. Pendant qu'elle se fait ces réflexions, en essayant de ne pas penser à son pull-over en cachemire neuf, taché et collant, et en continuant à sourire, elle se dit qu'elle doit prêter attention à ce que se disent la première et la deuxième belle personne, qui échangent des propos terriblement pertinents sur l'artiste qui expose ses œuvres ce soir dans cette salle surchauffée et bruyante. Elle est vaguement inquiète de se rendre compte que malgré l'intérêt évident des échanges qui se tiennent à portée de son oreille elle parvient de moins en moins à prendre connaissance du sens de ces paroles et que ces dernières modulent peu à peu mais irrémédiablement en une langue étrangère qu'elle s'étonne de ne pas connaître car il est de notoriété publique qu'elle possède ce qu'on appelle le don des langues. Plus la conversation de la première et de la deuxième belles personnes sombre dans cette sorte de langue étrangement étrangère plus elle sourit, tentant par là de compenser la disparition du sens par une empathie visible et enthousiaste. Elle sent bien que l'un ne peut tout à fait remplacer l'autre, mais quelle autre solution a-t-elle, si elle veut continuer d'appartenir au cercle des belles personnes qui se rencontrent au vernissage d'une exposition de province, que de prouver sa bonne volonté et son désir de s'insérer dans le tissu humain, ce tissu humain si fragile qu'il ne résiste même pas à un peu de jus d'ananas renversé sur un pull-over en cachemire ?

C'est à moment précis qu'elle aperçoit Albert Camus, seul, errant, légèrement hagard, un verre en plastique à la main.

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