Il y a six ans que je n'avais pas mis le nez dehors. Quand je dis dehors, je veux dire dans la rue, en ville, là où on croise des humains, ou ce qu'il en reste. Bien sûr j'allume la télé de temps en temps, mais ce n'est pas la même chose, ou alors c'est que je la regarde distraitement.
Ç'a été un choc. Je ne parviens pas à comprendre comment les choses ont pu aller si vite. Je me souviens encore parfaitement de l'été 1977, à Paris. Du printemps, plutôt. Je venais de m'y installer. J'avais une petite chambre, à la Nation. Juste la place pour le piano, au premier étage. Entre deux séances de travail, je sortais me promener à pied, je marchais beaucoup. Partout, je ne croisais que jeunes filles magnifiques, fraîches, souriantes, blondes ou brunes, qui me rendaient mes sourires, dont les cheveux n'étaient qu'invitation à une intimité rieuse, amicale ou amoureuse. Il y en avait bien sûr des moches, mais moches, vilaines, ternes, tristes, un peu ratées, abîmées, floues, cabossées, fatiguées, désabusées, usées, apeurées, dissymétriques, oui, tout cela existait, comme cela a toujours existé. Elles faisaient partie du paysage, comme les jolies, et ce paysage était harmonieux, équilibré, fluide. Ce n'est pas d'elles que je parle.
Ce que j'ai vu hier, durant les quelques heures que j'ai passées en ville, c'était bien autre chose. C'était même tout le contraire. Oh, bien sûr, j'ai croisé une ou deux belles jeunes femmes, mais même celles-là, je n'ai pris aucun plaisir à les regarder, je n'avais même pas envie de les observer. Le sentiment général était à la peur, à l'horreur, à l'incommensurable tristesse de voir un monde où la laideur a pris ses quartiers, a pignon sur rue, et quand je dis la laideur, je veux dire la monstruosité, la difformité, l'anormal devenu norme. Mais que s'est-il passé, Mon Dieu ? Quelle catastrophe, nucléaire, chimique, bactériologique, génétique, a eu lieu, pour que la face des humains change à ce point en quelques années ? Quelle malédiction s'est abattue sur Terre, sans bruit, sans aucune annonce, sans qu'aucun prophète n'en ait parlé, sans qu'aucun dingue frappant sur son gong ne vous en fasse la réclame ? Je n'ai vu que femmes difformes, obèses, avec des fesses tombant comme de la cire fondue, des adolescentes de cent kilos moulées dans leur jogging informe, toutes ayant soit la moitié soit le double de la taille ou du poids d'un être humain normal, avec des ventres dont celles qui en étaient affublées restaient naguère à la maison, trop honteuses de devoir imposer cette vision à autrui, avec des cheveux teints de couleurs hideuses, et avec des morceaux de métal dans le nez, dans les joues, dans les lèvres, les oreilles. Je me suis pourtant tenu au courant de la marche du monde, et jamais, jamais je n'ai entendu parler de cette catastrophe ! Comment se fait-il que personne n'en parle ? Est-ce parce qu'au-delà d'un certain degré dans l'horreur l'humain préfère se taire, comme les bêtes se cachent pour mourir ? Peut-être que la pudeur humaine a relégué la nouvelle dans des publications spécialisées auxquelles je n'ai pas eu accès, c'est possible, mais alors comment expliquer que cette même pudeur semble avoir complètement disparu de nos rues, de nos villes, et que tous ces monstres s'y étalent avec une indécence proprement démoniaque ? On me parle de nourriture, on me parle de terribles capitalistes qui ajoutent du sucre dans tous les aliments, on essaie de me faire croire que ces pauvres gens sont des victimes, qu'il faut les plaindre, qu'il faut les accueillir, qu'il faut leur faire une place parmi nous, en leur parlant gentiment. Je ne suis pas fou. Ces monstres sont des monstres, et ils colonisent la ville, la rue, la campagne, les places, les quartiers où il faisait bon vivre, imposant à tous leur laideur sans la moindre vergogne. Non seulement ils n'ont pas honte de leur laideur monstrueuse, mais ils veulent en imposer la norme, ils désirent que cette laideur prenne la place de l'antique beauté : ils appellent ça la "pride". Qu'il ait fallu emprunter à l'anglais un mot pour désigner cette maladie ne m'étonne pas. Il ne pouvait rien se trouver en la langue française pour nommer cette nouveauté diabolique, et pour la réalité qu'elle désigne, qui va entraîner à sa suite l'effondrement de tout le monde que Dieu nous avait laissé en héritage. C'est comme un immense trou noir qui va absorber tout ce que nous connaissions, tout ce que nous aimions, tout ce qui faisait la joie de nos sens, et qui nous faisait lever le matin avec de l'appétit dans les yeux, dans les narines, qui nous donnait envie d'ouvrir la fenêtre, la porte, d'aller marcher en ville, parce que la beauté y avait établi une présence qu'on croyait définitive et intangible. Quelle erreur, quelle funeste erreur !