dimanche 28 septembre 2025

Comme dirait l'autre

Parution aujourd'hui de Comme dirait l'autre, un recueil de citations (155 auteurs), disponible sur Amazon. 


L'important est de laisser parler l'autre en soi.

J'avais d'abord voulu regrouper ces citations (glanées de 2023 à septembre 2025) en les classant par auteurs, mais cette idée m'a vite paru absurde. Je les laisse donc non-classées, par ordre d'apparition dans mon esprit, ordre qui est bien plus pertinent que l'autre : moins pratique, certes, mais moins arbitraire. Cette collection de citations est un peu plus qu'un recueil de citations, puisqu'elle peut comporter des poésies entières, des lettres ou des propos lus sur les réseaux sociaux, et beaucoup moins qu'un dictionnaire de citations, puisqu'elle ne comporte ni classement par auteur ni thématiques. 

Ces citations sont de tous ordres. Littéraires, philosophiques, historiques, pratiques, métaphysiques, anecdotiques, elles sont souvent intemporelles et parfois très liées au moment présent. Elles proviennent de partout, de là où les yeux se posent, écrans, livres, journaux, correspondance. Elles se sont déposées profondément en moi ou au contraire ont glissé à la surface d'une journée ou d'une conversation. Elles n'ont pas de terme, bien sûr, et il a pu arriver que certaines reviennent à mon insu à plusieurs reprises dans ce recueil. Elles n'ont pas d'autre raison d'être que le plaisir de leur compagnie. 


d’Algange, Luc-Olivier 
Anders, Günther
Apollinaire 
Aragon, Louis 
Auden, Wystan Hugh
Badiou, Alain 
Bainville, Jacques
Balzac
Barbey d’Aurevilly, Jules  
Barthes, Roland 
Baudelaire, Charles
Baudrillard, Jean
Beckett, Samuel
Bellow, Saul
Benjamin, Walter
Bernanos 
Bernhard, Thomas 
Bloy, Léon 
Borges, Jorge Luis 
Bosquet, Alain
Bouvier, Nicolas 
Breton, André
Bukowski, Charles 
Cadenas, Rafael
Calaferte, Louis
Camus, Albert
Camus, Renaud
Castagno, Vincent 
Cau, Jean 
Céline 
Ceronetti, Guido 
Cervantes, Miguel de 
Chateaubriand 
Chevillard, Éric 
Cioran 
D’Annunzio, Gabriele 
Daudet, Léon
Debord, Guy
Deleuze, Gilles 
Dostoïevski 
Dubuis Santini, Christian
Duchamp, Marcel 
Duras, Marguerite 
Eliade, Mircea 
Evans, Bill 
Flaubert, Gustave 
Foucault, Michel
Fredj, Frédéric 
Freud, Sigmund 
de Gobineau, Arthur 
Goethe 
Gombrowicz, Witold 
Gómez Dávila, Nicolás
Gonzales-Quijano, Lola 
Gracq, Julien 
Grenier, Jean
Guillon, Claude 
Guitry, Sacha
Groult, Benoîte
Hardellet, André
Hegel 
Heine, Heinrich 
Hello, Ernest 
Hoggart, Richard 
Houellebecq, Michel 
Jaccard, Roland 
Jean, Patrice
Joubert, Joseph
Jung, Carl Gustav
Jünger, Ernst
Kafka 
Klemperer, Viktor 
Kosztolányi, Dezső 
Kundera 
La Bruyère 
Lacan, Jacques 
Lamalattie, Pierre 
Lamartine 
Larbaud, Valery 
Laurent, Jacques 
Lautréamont
La Rochefoucauld 
Leopardi 
Lichtenberg, Georg Christoph 
Louÿs, Pierre
Mahler, Gustav
de Maistre, Joseph 
Mallarmé
Mann, Thomas
Martinet, André 
Marx, Karl 
de Maupassant, Guy 
Michaux, Henri 
Michon, Pierre 
Millet, Richard 
Mirbeau, Octave
Mishima
Montalembert 
Montherlant 
Morand, Paul
Muray, Philippe 
Musset 
Nabokov, Vladimir
de Nerval, Gérard 
Nietzsche 
Noël, Bernard 
Saint Odilon de Cluny
Ortega y Gasset, José
Orwell, George 
Pachet, Pierre 
Pascal, Blaise 
Pasolini
Pavese, Cesare 
Paz, Octavio 
Pennequin, Charles
Perec, Georges 
Perros, Georges 
Pessoa, Fernando
Pesson, Gérard 
Pozzi, Catherine
Proust 
Quignard, Pascal 
Rilke, Rainer Maria
de Ronsard, Pierre 
Rosset, Clément
Rousseau
Sade
Sagan, Françoise 
Sand, George 
Sarraute, Nathalie
Sartre, Jean-Paul 
Schlicht, Gaston
Silesius, Angelus 
Sôseki
Stendhal
Suarès, André
Sutskever, Ilya 
Tchekhov, Anton
Tchouang Tseu 
Thibon, Gustave
Thiry, Marcel
Thomas, Henri 
de Tocqueville, Alexis 
Toulet, Paul-Jean 
Valéry, Paul 
Vialatte, Alexandre
Viel, Tanguy
Vizinczey, Stephen 
Wagner, Richard 
Weil, Simone 
Woolf, Virginia
Zambrano, Maria 
Zola, Émile 
Žižek, Slavoj 
Zundel, Maurice


Le potin des Agoniques (par eux-mêmes)

« Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun. »

C'est reparti comme en quarante ! Sarkozy apporte aux stakhanovistes du conflit derrière l'écran leur ration hebdomadaire d'avoine numérique. Ils étaient un peu en manque, malgré la Palestine, l'assassinat de Charlie Kirk et le discours de Trump. Ils ont leur dope pour quelques jours, mais plus ça va plus ils sont à court rapidement. Tout est en ordre. Les deux camps s'affrontent, pour que rien ne change jamais, surtout. « Vous n'avez rien compris ! » « Vous-même ! » « Vous n'avez pas lu les 380 pages du jugement, vous ne pouvez donc pas en parler ! » « Informez-vous ! Pensez par vous-même ! »

Message important (sic) de Christophe Hondelatte : « Nul ne peut avoir un “avis” sur une décision judiciaire, qui n’a pas lu l’intégralité du dossier d’instruction et assisté à la totalité du procès ». Merci, de rien … (Le « merci, de rien », tic obligatoire du Crétin twitterisé, est bien sûr de lui.) 

Allons plus loin, les mous du gland : je dénie à quiconque le droit de parler de littérature, s'il n'a pas lu l'intégralité des Écritures, du Talmud, de la Somme de saint Thomas d'Aquin, de la Divine Comédie de Dante, du Paradis perdu, de Milton, de Villon, de la Comédie humaine de Balzac (91 livres), s'il ne connaît pas le Littré par cœur, s'il n'a pas lu l'intégralité de l'œuvre de Victor Hugo, celle de Shakespeare, de Stendhal, de Flaubert, des 12 tomes (17 000 pages manuscrites) du journal d'Amiel, l'intégralité des œuvres de La Fontaine, de Racine, de Corneille, de Chrétien de Troyes, de Rutebeuf et du Bellay, de Ronsard, de Malherbe, de Pascal, de Boileau, de Marivaux, de Rabelais, de Montaigne, de Molière, de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Chateaubriand, d'Alexandre Dumas, de Théophile Gautier, de Huysmans, de George Sand, de Lamartine, de Musset, de Maupassant, de Zola, de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud, de Kafka, de Proust, de Céline, de Claudel, de Gide, de Colette, de Valéry, de Breton, de Malraux, de Sartre, de Camus, de Duras, de Beauvoir, de Yourcenar, de Sarraute, de Perec, de Butor, de Gracq… et bien sûr de Georges de La Fuly. Fermez-la. Vous n'y connaissez rien, bande de tapettes ! Le Clézio aussi ? Le Clézio aussi, et aussi Despentes et Thomas Clavel. Et les posts de Machin Truc sur Facebook aussi ? Et les articles de Causeur ? Aussi ! Allez, au boulot, avale ! Après tu seras convoqué au 97, Chemin de la Rouflaquette pour passer ton exam. Viens à jeun, y aura un contrôle anti-dopage. Mais moi en fait, du coup, à la base, je voulais simplement dire qu'ils sont hors sujet ! C'est tout. Ta gueule ! On s'en bat les steaks, de ton obsession du hors-sujet. C'est toi, qui l'es, hors-sujet, à donf. Et d'abord, que connais-tu à la rhétorique, à la philologie, à la philosophie, à la grammaire ? T'as des diplômes ? T'es agrégé ? Non, alors tu la boucles. T'as fait du Droit ? Non plus. De la psychologie ? Nada. Au moins une école de Commerce ? L'ENA ? Tu vois, t'es à la rue, mon pauvre ami. Aucune légitimité. T'es expert en que dalle. Ça fait des années que tu pérores tout seul dans ton coin comme un débile mental, ça suffit, on va pas te laisser empoisonner le circuit de tes délires de vieux con atrabilaire et nostalgique ! Tu croyais que ça allait durer longtemps, peut-être ? Tu croyais quoi, que tu étais libre, que tu vivais à ta guise, dans ton pays, que tu pouvais dire ce qui te passait par la tête ? Et pourquoi pas te taper des gonzesses, pendant que t'y es ? Tu ne m'as pas l'air d'être au courant, le monde a bougé, depuis tes années de jeunesse à faire le con derrière tes claviers et à sauter de la morue encore laiteuse ! On est passé de l'autre côté, mon vieux, faut t'y faire ! T'as bientôt des couches, c'est ça, la réalité. Tu veux que je te fasse la liste des choses interdites, terminées, abolies, jetées au tri sélectif, recyclées ? Je te préviens, on va y passer la matinée. Tu risquerais de nous faire une syncope. À ton âge, c'est pas raisonnable. Avec le variant Frankenstein qui rode, t'as très peu de chances d'arriver à l'écluse. Tu es sûr que tu ne préfères pas le Rivotril en perfusion pendant que tu mates un dernier Pornhub Gros Seins ? Ce serait une fin digne de toi. T'as signé la pétition de Villiers ? C'est à peu près tout ce qui te reste, non ? Pense à faire ta toilette, faudrait pas que le médecin légiste tourne de l'œil en entrant dans ta chambre qui doit ressembler à un souterrain du Hamas. Dans agonie, il y a agôn, t'as remarqué ? Retourne à ta sonate, ça vaudra mieux. 

On connaît tous les acteurs. Au rendez-vous, comme un seul homme, comme une armée, comme un lumpenprolétariat post-Thénardier ! Le doigt sur la couture du clavier, jour après jour, vaille que vaille. Ils ne manquent pas un épisode. Ils seraient déshonorés de n'avoir pas leur mot à dire. Ils font monter la température numérique, comme de bons petits soldats de la société en réseau. Ça leur tient lieu de porno et de salle de sport et de grignotage de sucreries. Pas un hasard si Twitter a été renommé « X ». On a les croix qu'on peut, depuis le Golgotha. Bossuet a été délaissé au profit du pop-corn. La jubilation mauvaise pacsée aux bons sentiments est le fast-food en PVC qui remplace les églises et les salles de PMU. Je n'aurais jamais cru que le conformisme atteigne de tels niveaux, je l'avoue. Rendez-nous Gavroche et Cosette, et même Javert ! L'orchestre jouait moins faux. Ma dernière pensée ne sera pas pour vous. À chaque ouverture de fenêtre sur un réseau social, c'est l'ouverture de la chasse. À quelle meute appartenez-vous est la seule question qui vaille. 

Voilà à quoi on assiste chaque jour : au potin. Au Boucan. Clameur contre Clameur, Rumeur contre Rumeur. Tout plutôt que d'être seul ! Dans les Pensées étranglées, Cioran écrit : « Regardez la gueule de celui qui a réussi, qui a peiné, dans n'importe quel domaine. Vous n'y découvrirez pas la moindre trace de pitié. Il a l'étoffe dont est fait un ennemi. » En quoi réussissent-ils, nos contemporains essentiels ? Ils sont les gardiens des miradors du Potin. La pitié, ils en ont vaguement entendu parler quand ils bavaient dans leur berceau, mais on leur a expliqué depuis que c'était une farce du même acabit que le Père Noël. Il faudra attendre qu'ils arrivent à ce moment, à l'hôpital, où ils comprendront enfin qu'ils vont mourir, pour se rappeler ce que cela fait d'appeler en vain dans le noir. 

Aucun risque que leur pensée s'étrangle. On a inventé le mouvement perpétuel de la pensée qui ne pense pas (mais toute seule). Si Hugo revenait, il récrirait les Misérables en une après-midi. Il n'aurait qu'à ouvrir une fenêtre sur son écran, et noter ce qu'il lit, sans même commenter. Ça s'écrirait tout seul. 

lundi 22 septembre 2025

Lejana Tierra Mia

 


Je voudrais être capable de dire ce qui atteint un homme dans la musique qu'il écoute et qu'il aime — qu'il écoute parce qu'il l'aime, et qu'il aime parce qu'il l'écoute —, ce qui le modifie et le porte plus loin que lui-même. Je n'y parviendrai sans doute jamais, mais je ne vois pas de but plus noble à poursuivre dans la vie qui me reste. Je dis dans la musique, mais ce peut être dans une chanson. Je ne crois pas que ce soit si différent que ça. Ce n'est pas la qualité intrinsèque de la musique, qui est ici en cause, mais une qualité, une qualité qui ne se laisse pas définir, qui n'offre pas de prise à l'intellection. Une qualité sans qualité, une inqualifiable qualité. 

Écoutant pour la millième fois Lejana Tierra Mia, de Carlos Gardel, je suis envahi d'une nostalgie première qui reprend instantanément sa place, comme si elle ne l'avait jamais quittée. On croit que la nostalgie prolonge un état d'innocence, qu'elle le corrompt petit à petit au fur et à mesure que les années s'ajoutent aux années. Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. Il existe une forme de nostalgie qui ne vient pas de l'existence elle-même, qui provient peut-être d'une mémoire occulte qui nous traverse et que nous portons en nous dès l'origine, et qui reste silencieuse des années durant, à couvert dans les plis de nos tissus profonds. 

Lejana Tierra Mia m'a longtemps servi de message d'accueil, sur le répondeur téléphonique que j'avais à Paris, entre 1986 et 1990. Mes pauvres correspondants devaient patienter deux minutes et quarante secondes avant d'avoir le droit de laisser un message. On pourrait penser que les trois quarts d'entre eux perdaient patience et raccrochaient avant le bip libérateur. Ce n'était pas le cas. La plupart me demandaient au contraire ce qu'était cette chanson que l'immense majorité ignorait, et me remerciait de la leur avoir fait entendre. 

Un lecteur m'a envoyé un très aimable message, m'écrivant que mes textes étaient « roboratifs ». Je ne sais pas pourquoi j'avais dans l'esprit une définition fausse de cet adjectif. Enfin, pas tout à fait fausse, ou même pas fausse de tout, mais que j'amplifiais d'une connotation péjorative qui semble-t-il n'existe pas. Cette connotation, familiale je crois bien, ajoutait à ce mot une idée de pesanteur digestive, comme dans l'expression « étouffe-chrétien ». Un plat roboratif était un plat nourrissant (fortifiant) certes, mais un peu trop. Or je ne vois mentionnée cette nuance nulle part dans les dictionnaires. Il y a une langue autour de la langue, une traînée de langue qui enrobe la langue officielle d'une gangue officieuse et privée, d'une sorte de léger délire fait d'écarts parfois articulés mais le plus souvent inconscients qui s'établit à l'intérieur d'un foyer. La langue familiale est une chose peu étudiée. 

C'est lors d'un ballet de Pina Bausch que j'ai découvert Carlos Gardel, à la fin des années 70. Ce fut une véritable révélation. Il n'y avait a priori aucune raison pour que cette musique me plaise. Ce n'était pas mon genre. Je n'ai pas réagi immédiatement, mais une dizaine d'années après, je me précipitai à la Fnac et achetai tous les disques de lui que je trouvai. Plus j'écoutais cette musique moins je comprenais l'effet violent qu'elle produisait sur moi. Aucun effet de mode, aucune justification strictement musicale ou sociologique n'était en mesure d'expliquer l'ébranlement profond qu'elle causait en moi. Était-ce la voix du chanteur, sa manière souveraine de jouer du rubato, était-ce la musique elle-même, était-ce l'effet de distance historique (ce n'était pas du tout à la mode, alors), à une époque où tout ce qui n'était pas résolument tourné vers l'avenir dans l'art nous semblait détestable, ou encore les circonstances qui me l'avaient fait connaître, la manière dont Pina Bausch avait mis ses images sur le tango argentin, des images paradoxalement silencieuses, des images et des gestes en noir & blanc, une banalité et une érotisation des corps indissolublement liées ? Tout cela, qui allait avoir de grandes conséquences sur mes goûts futurs, s'inscrivait dans des couches si profondes que je n'en percevais que des reflets confus et indéchiffrables. 

Il y a des motifs roborants, qui nourrissent les cellules imperceptibles n'affleurant jamais à la surface caractérisée de l'être mais qui sont pourtant plus déterminantes que celles qui nous sont familières et que l'on revendique. C'est la vie musicale des organes, qui ne sont pas seulement matière et chimie, mais aussi rythme et vibration, mémoire et affects. On oublie parfois que le vocable « vocation » vient de « voix » (vocare). C'est un appel, c'est une voix qui nous parle, ou qui parle en nous. C'est aussi une destination, la destination toujours unique de l'individu, la direction, le chemin qu'il ne peut parcourir que solitaire. La vocation ne vient pas de nous, mais de l'extérieur, nous ne la construisons pas ; elle nous est donc donnée, ou transmise. « Avoir vocation à » signifie aussi être « qualifié pour ». Tour cela fait penser au « don », qui n'est pas le « talent », même s'ils sont indissociables. On répond à une invitation, ou on n'y répond pas — mais encore faut-il l'avoir entendue. 

Carlos Gardel a en moi son pendant portugais, Amalia Rodrigues. Ces deux-là sont intouchables, dans mon petit monde. On me parlera de tango, on me parlera de fado, oui, on discutera des mérites respectifs de ces traditions, mais la vraie question n'est pas là. J'aime le tango, j'aime le fado, c'est entendu, mais à vrai dire je m'en fiche un peu. Je ne suis pas un militant des traditions populaires. Elles m'ont intéressé, j'ai beaucoup appris à leur contact, elles peuvent me séduire, mais je ne me sens pas leur vassal. La plupart des tangos qui se jouent aujourd'hui me sont littéralement insupportables (et pas seulement le sinistre Piazzolla, que je déteste). D'ailleurs Carlos Gardel ne chante pas que des tangos. De la même manière que j'ai aimé un chien, et pas les chiens, de la même manière que j'ai aimé telle femme, mais pas les femmes, j'ai du mal avec les espèces, avec les groupes, avec les races, avec le pluriel. Il m'a toujours semblé impossible d'aimer les gensles hommesles enfantsles bêtesles poissons, que sais-je. Je me méfie instinctivement de ceux qui ont le cœur trop grand, trop général, trop enclin à l'abstraction, qui voient bien de loin mais mal de près, qui se sentent les frères de ceux qui souffrent au bout du monde mais qui se conduisent comme des brutes à l'égard de celui qui dépérit près d'eux.

Et pourtant… Je me suis ouvert de cette question avec ma mère, sur le tard. Je lui ai demandé pourquoi, à son avis, j'étais si sensible à Carlos Gardel, sans que rien dans ma vie ou mes origines ne vienne expliquer cette dilection. Elle m'a répondu, à ma grande surprise, que ça ne l'étonnait pas du tout. Elle avait l'habitude, jeune, en Corse, de danser sur les chansons de Gardel, et, au lieu des valses de Chopin, elle préférait jouer des tangos au piano. Elle n'en avait jamais parlé, ni à moi ni à quiconque, je crois. Nos goûts ne sont jamais complètement nôtres, la sincérité de ce que nous sommes n'est jamais là où nous la croyons. La voix (la vocation) avait traversé silencieusement les corps et les âmes, les générations. 

dimanche 14 septembre 2025

Fuir ou ne pas fuir, telle n'est pas la question

 

« Le perplexe a des idées, il saurait définir parfaitement 
les alternatives devant lesquelles il reste muet. Il connaît. 
Mais lui manque cet ultime mobile qui fait se mouvoir 
la vie, qui le tire et le sort hors de lui. Son personnage 
ne lui est pas présent, il ne lui montre pas son visage. » 

(Maria Zambrano)

Il y a une forme de justice immanente dans le fait que les populations qui croient venir chercher un mieux-être en France y reproduisent presque malgré elles le monde qu'elles ont fui. À terme, ces populations devront fuir le monde qu'elles ont recréé loin de chez elles (à condition qu'elles aient alors le souvenir de ce qu'elles avaient fui). Ce qui, au moment où elles comprendront enfin que c'est nécessaire, sera devenu impossible puisqu'elles seront autant chez elles ici que chez elles, et (puisque) que ces mondes seront devenus interchangeables et quasiment semblables. Ce moment sera une apocalypse. Il sera devenu évident, alors, que le monde unifié ne peut être qu'un cauchemar. L'unité se sera retournée contre elle-même pour la dévorer, comme toute chose qu'on pousse à son terme. 

De la même manière, pour nous qui laissons advenir cela sans réagir, il est normal que nous récoltions un monde dégradé dans lequel plus rien de ce qui rendait la France aimable n'existe, ce qui devrait normalement nous pousser à le fuir pour aller « recréer ailleurs la France » que nous avons connue et aimée.

Où ? Chez eux ? (Ce sera toujours forcément « chez eux » ) 

— Ah mais non ! C'est le colonialisme, ça ! 

Non, ce n'est plus le colonialisme, c'est l'envers du colonialisme, c'est le colonialisme qui a renversé le colonialisme en quelque chose qui n'est ni lui-même ni son contraire. Encore un mot qu'il faut abandonner à son anti-destin. Mais les hommes ne savent pas faire ça. Ils se rendent compte toujours trop tard que la réalité n'est plus là où ils croyaient la saisir. C'est ce qui fait qu'ils sont à la fois touchants et cocasses. Ils arrivent après la bataille en bombant le torse. 

Où que les fuyards aillent, ils iront toujours « chez eux » (chez eux, c'est-à-dire chez eux et chez les autres). Donc, que nous restions ou que nous partions, nous serons désormais « chez eux ». Chez eux et chez les autres sont des expressions qui ne signifient plus ce que nous croyons leur faire dire. Quant à « chez nous », qui est devenu interdit et vide de sens (ici aussi, ceux qui se formalisent qu'un drapeau français ne puisse plus être brandi dans l'espace public sans provoquer de réaction violente ne comprennent pas ce que cela signifie), il ne peut plus signifier qu'« en moi », « en toi ». À partir du moment où le chez nous n'existe plus, au sens ancien, le chez eux n'est qu'un théâtre que nous jouons sur une scène imaginaire pour rendre cohérent ce qui ne peut plus l'être. La virtualité, ici aussi, a grignoté le peu de réalité que nous avions entre les mains. Le Réel ne peut plus se dire au pluriel. Je ne sais s'il s'agit d'une défaite ou d'un progrès.

Pour beaucoup d'entre nous, pour moi, en tout cas, la fuite, même si elle peut être désirable, est inenvisageable. Trop tard. Trop pauvre. Pas suffisamment de force pour se défendre, pas suffisamment de force pour recommencer une vie. Ceux qui le peuvent, ceux qui le feront, je ne les juge pas, mais je sais qu'ils seront aussi perdants que ceux qui restent, et peut-être même plus, car ils auront cru se sauver. 

« J'ai mis devant toi la vie et la mort. Tu choisiras la vie. » Oui, mais quand la vie ressemble à la mort, comment fait-on pour choisir ? Dans ces conditions, un suicide ne se différencie pas d'un non-suicide. Quand le choix ressemble à s'y méprendre au refus du choix, à quoi bon choisir ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie ? 

Au moment où il deviendra évident que la seule solution consiste à aller ailleurs reconstruire ce qui ici a été détruit, la reconstruction montrera son vrai visage, qui est un anti-visage, la figure de l'absence et de l'impossible. 

Tous ceux qui se battent entre eux pour savoir si ce qui nous arrive est un meurtre ou un suicide me font rire. Ils n'ont pas compris que ces mots seront toujours impropres, ici. On s'accroche toujours à des termes qui ont perdu leur sens, parce que nous n'en connaissons pas d'autres, parce que ces vocables ont fait de nous ce que nous sommes et qu'ils parlent plus fort que nous (leur voix a traversé les siècles). Le manque d'imagination consiste non pas à ne pas savoir inventer des histoires, mais à ne pas être capable de redonner vie au vocabulaire, c'est-à-dire d'inventer une langue qui mente moins que celle qui parle à travers nous sans tenir compte de la présence de l'événement ; en d'autres mots, de l'Impossible. 

La seule justice, en définitive, est celle qui nous est imposée par la vie, par le monde, par la force des choses, c'est-à-dire par le biologique, justice que la justice des hommes ne fait que singer quand elle ne la contredit pas dans son orgueil démentiel — ou enfantin. 

Y a-t-il une logique à tout cela ? Sans doute, mais elle ne nous est pas accessible, puisque la logique, notre logique, ainsi que son nom l'indique, provient du logos. Or, ici, il faudrait se tenir hors du logos pour voir se dessiner la courbe des choses et des causes, leur dessin et leur dessein, s'il existe. Nous avons longtemps cru aux révolutions, et nous croyons encore aux évolutions. Les unes et les autres existent bien, mais elles n'existent que dans un monde historique. Comme ce monde historique n'est qu'une tentative désespérée d'élucider le Mystère qui chemine parallèlement au langage, il sera toujours une pâle retranscription d'une réalité indéchiffrable par nature. Nous croyons vivre dans la réalité alors que notre vie se déroule à côté d'elle, dans le Réel. La réalité est notre voisine : nous l'observons en douce depuis chez nous en imaginant ses faits et gestes d'après les ombres qu'elle projette sur les vitres dépolies de son logis. Pas d'unité, là non plus… Un trompe-l'œil, ou un trompe-la-mort.

dimanche 7 septembre 2025

Marre

 

J'en ai marre.

mardi 2 septembre 2025

L'œil à la jeunesse (étape)



Chaudeflûte va, son tympan de trumeau jactant sous les reflets qui se déracinent. Il agite les confits. C'est une liturgie de piment, un sommeil de princesse à tremper, c'est le pavillon qui proteste contre la suprématie du museau en le congratulant, les fronts-sauterelles, il veut en être, à tout clou, c'est un carillon qui intervient dans toutes les scies de ses miroirs, il court avec la morve en tête, la jeunesse puissante et la note signe du mastroquet éclaireur, son cavalier placardé sur tous les vibratos, il avance à l'aveugle, ses dents comme les barbelés du projet battant buisson et redistributives de la cymbale débordante de son soleil. Toujours là, telle pourrait être sa scélérate flambée. Jeune ronde congratulée d'un front au musicologue, tout épanoui de pilou avec, — l’"avec" est sa princesse de complaisance, sa confiture essoufflée de la sciure-note atomique et criarde, à très haute jeunesse. Vous allez vers quelque pavillon ? Je viens. Vous sciez d'errance ? Je plie avec vous. Vous partez ? Je pars aussi. Vous aimez ? J'aime encore plus. Vous écoutez ? Il surreflette. Vous videz les morphologies, il mange comme quatre. Il aime les miroirs. Dans la secte, dans la salle, dans la sclérose, dans le trumeau, sans le désir, sans le sommeil, sans le vibrato, sans la liturgie, dans le présent, l'avenir, dans la pince floue, dans le clou, sans le Sujet, dans la scission égoïste. Il a la nostalgie du pavillon, de la sarbacane étoilée, c'est un reflet formidable. Mais de Quoi ? De rien, ou seulement de lui-même étripé. C'est son tympan dont il fait la scie sans confiture, son reflet qui veut vous froncer, vous carillonner, vous pousser de la justesse, son tympan dont le sommeil hystérique griffe les barbacanes, assèche la confiserie à livre, ronge les derniers blogs de la pile. La conformité affective le tient éveillé, toujours à la princesse, sans clou, et dans son reflet un univers de vibratos affamés vous sautent au projet, vous mordent le sommeil, vous agacent les trompes, creusent en vous un reflet de muses sauteuses. De tout trumeau on est menacé par sa barbe comme on l'est par la cymbale en hiver. Il a autant de science pour votre humaine morue que la congestion pour la conflagration de ses vibratos, ses buissons sont celles d'un tympan atomique qui aurait peur de la liturgie, dernier reste de sommeil, programmé par les vieux miroirs. Si Chaudeflûte veut en être, c'est parce qu'il veut en buissonner. Pas encore, lui souffle la scie, et cela le désespère. Quand viendra mon clou ? grince-t-il en déracinant les piliers qui gênent la sortie. Le projet est là, déjà, et lui resterait à l'intérieur du museau tiède, comme un trumeau, encore ? À d'autres ! Le vibrato est lourd quand on l'a trop chargé et qu'on ne tire pas. Si l'amitié n'était si confiturisée d'ardeurs pavillonnaires, on s'en ferait volontiers une princesse à tremper dans la jeunesse où surnagent quelques tympans à carillon, mais le sommeil n'y est pas vraiment, c'est trop devoir à ce pinceau qu'on devine à ses reflets épiques ne jamais devoir s'amincir. Le clou a ses pauvretés, quand la beauté se met le barbare devant la bouche, lasse. On me dira que le reflet de la pimbêche est ainsi, par confusion presque subtile. C'est possible, à voir les musculatures des demi-grumeaux qui se congratulent du sommeil à longueur de carillon à effet de front. Elles ont la cymbale, ces ennuyées du petit vibrato sans pavillon, ces scies sur une mosaïque maquillées de néant, ces conjonctivites défigurées inutilement lestes sous la nacre de leur tympan saturé de scie sans sommeil, ces fronts de la pile asynchrone, mais elles ne sont que la bouche atomisée de la liturgie des désirants sans congélateur. Regardez-les se musarder, croyant nous délivrer le grand carillon du vibrato, ces clous de l'Imitation, déchargées de sommeil. Elles miment la congruité et la pine flasque, elles dissertent sur l'Autre, alors qu'elles n'en finissent pas de rester entre elles (et même pas), ni d'actionner le reflet gentiment centripète qui leur interdit à jamais le tympan et la scie fraîche du projet. La ponctualité n'est pas leur scie, si ce n'est celle de la constipation fade avec le vibrato. Elles ont l'œil à la jeunesse, mais ce cavalier qui vient n'est que l'ombre mal ajustée de leur front perdu — et il n'y a pas d'âge pour perdre sa jeunesse. Attendre toute une écluse pour naître n'est pas une motivation qui annule le reflet. Les scies ne fendent pas les sauterelles sans y laisser de reflets, il faut traverser la pilule sans se noyer dans ses propres confidences, sauf à jouer à contretemps du museau sanscrit. Être à la traîne des vibratos disposés, bien ou mal, ici ou là, ne peut être qu'une congère surprise à minuit, Chaudeflûte, console-toi avec l'espèce de liturgie, la bonne scie est à ce tympan, et pense que la jeunesse profonde de la barbacane qui monte au reflet d'autrui n'est rien, assommée d'innocence qu'elle est, dans la cymbale des cerises éteintes.