Je voudrais être capable de dire ce qui atteint un homme dans la musique qu'il écoute et qu'il aime — qu'il écoute parce qu'il l'aime, et qu'il aime parce qu'il l'écoute —, ce qui le modifie et le porte plus loin que lui-même. Je n'y parviendrai sans doute jamais, mais je ne vois pas de but plus noble à poursuivre dans la vie qui me reste. Je dis dans la musique, mais ce peut être dans une chanson. Je ne crois pas que ce soit si différent que ça. Ce n'est pas la qualité intrinsèque de la musique, qui est ici en cause, mais une qualité, une qualité qui ne se laisse pas définir, qui n'offre pas de prise à l'intellection. Une qualité sans qualité, une inqualifiable qualité.
Écoutant pour la millième fois Lejana Tierra Mia, de Carlos Gardel, je suis envahi d'une nostalgie première qui reprend instantanément sa place, comme si elle ne l'avait jamais quittée. On croit que la nostalgie prolonge un état d'innocence, qu'elle le corrompt petit à petit au fur et à mesure que les années s'ajoutent aux années. Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. Il existe une forme de nostalgie qui ne vient pas de l'existence elle-même, qui provient peut-être d'une mémoire occulte qui nous traverse et que nous portons en nous dès l'origine, et qui reste silencieuse des années durant, à couvert dans les plis de nos tissus profonds.
Lejana Tierra Mia m'a longtemps servi de message d'accueil, sur le répondeur téléphonique que j'avais à Paris, entre 1986 et 1990. Mes pauvres correspondants devaient patienter deux minutes et quarante secondes avant d'avoir le droit de laisser un message. On pourrait penser que les trois quarts d'entre eux perdaient patience et raccrochaient avant le bip libérateur. Ce n'était pas le cas. La plupart me demandaient au contraire ce qu'était cette chanson que l'immense majorité ignorait, et me remerciait de la leur avoir fait entendre.
Un lecteur m'a envoyé un très aimable message, m'écrivant que mes textes étaient « roboratifs ». Je ne sais pas pourquoi j'avais dans l'esprit une définition fausse de cet adjectif. Enfin, pas tout à fait fausse, ou même pas fausse de tout, mais que j'amplifiais d'une connotation péjorative qui semble-t-il n'existe pas. Cette connotation, familiale je crois bien, ajoutait à ce mot une idée de pesanteur digestive, comme dans l'expression « étouffe-chrétien ». Un plat roboratif était un plat nourrissant (fortifiant) certes, mais un peu trop. Or je ne vois mentionnée cette nuance nulle part dans les dictionnaires. Il y a une langue autour de la langue, une traînée de langue qui enrobe la langue officielle d'une gangue officieuse et privée, d'une sorte de léger délire fait d'écarts parfois articulés mais le plus souvent inconscients qui s'établit à l'intérieur d'un foyer. La langue familiale est une chose peu étudiée.
C'est lors d'un ballet de Pina Bausch que j'ai découvert Carlos Gardel, à la fin des années 70. Ce fut une véritable révélation. Il n'y avait a priori aucune raison pour que cette musique me plaise. Ce n'était pas mon genre. Je n'ai pas réagi immédiatement, mais une dizaine d'années après, je me précipitai à la Fnac et achetai tous les disques de lui que je trouvai. Plus j'écoutais cette musique moins je comprenais l'effet violent qu'elle produisait sur moi. Aucun effet de mode, aucune justification strictement musicale ou sociologique n'était en mesure d'expliquer l'ébranlement profond qu'elle causait en moi. Était-ce la voix du chanteur, sa manière souveraine de jouer du rubato, était-ce la musique elle-même, était-ce l'effet de distance historique (ce n'était pas du tout à la mode, alors), à une époque où tout ce qui n'était pas résolument tourné vers l'avenir dans l'art nous semblait détestable, ou encore les circonstances qui me l'avait fait connaître, la manière dont Pina Bausch avait mis ses images sur le tango argentin, des images paradoxalement silencieuses, des images et des gestes en noir & blanc, une banalité et une érotisation des corps indissolublement liées ? Tout cela, qui allait avoir de grandes conséquences sur mes goûts futurs, s'inscrivait dans des couches si profondes que je n'en percevais que des reflets confus et indéchiffrables.
Il y a des motifs roborants, qui nourrissent les cellules imperceptibles n'affleurant jamais à la surface caractérisée de l'être mais qui sont pourtant plus déterminantes que celles qui nous sont familières et que l'on revendique. C'est la vie musicale des organes, qui ne sont pas seulement matière et chimie, mais aussi rythme et vibration, mémoire et affects. On oublie parfois que le vocable « vocation » vient de « voix » (vocare). C'est un appel, c'est une voix qui nous parle, ou qui parle en nous. C'est aussi une destination, la destination toujours unique de l'individu, la direction, le chemin qu'il ne peut parcourir que solitaire. La vocation ne vient pas de nous, mais de l'extérieur, nous ne la construisons pas ; elle nous est donc donnée, ou transmise. « Avoir vocation à » signifie aussi être « qualifié pour ». Tour cela fait penser au « don », qui n'est pas le « talent », même s'ils sont indissociables. On répond à une invitation, ou on n'y répond pas — mais encore faut-il l'avoir entendue.
Carlos Gardel a en moi son pendant portugais, Amalia Rodrigues. Ces deux-là sont intouchables, dans mon petit monde. On me parlera de tango, on me parlera de fado, oui, on discutera des mérites respectifs de ces traditions, mais la vraie question n'est pas là. J'aime le tango, j'aime le fado, c'est entendu, mais à vrai dire je m'en fiche un peu. Je ne suis pas un militant des traditions populaires. Elles m'ont intéressé, j'ai beaucoup appris à leur contact, elles peuvent me séduire, mais je ne me sens pas leur vassal. La plupart des tangos qui se jouent aujourd'hui me sont littéralement insupportables (et pas seulement le sinistre Piazzolla, que je déteste). D'ailleurs Carlos Gardel ne chante pas que des tangos. De la même manière que j'ai aimé un chien, et pas les chiens, de la même manière que j'ai aimé telle femme, mais pas les femmes, j'ai du mal avec les espèces, avec les groupes, avec les races, avec le pluriel. Il m'a toujours semblé impossible d'aimer les gens, les hommes, les enfants, les bêtes, les poissons, que sais-je. Je me méfie instinctivement de ceux qui ont le cœur trop grand, trop général, trop enclin à l'abstraction, qui voient bien de loin mais mal de près, qui se sentent les frères de ceux qui souffrent au bout du monde mais qui se conduisent comme des brutes à l'égard de celui qui dépérit près d'eux.
Et pourtant… Je me suis ouvert de cette question avec ma mère, sur le tard. Je lui ai demandé pourquoi, à son avis, j'étais si sensible à Carlos Gardel, sans que rien dans ma vie ou mes origines ne vienne expliquer cette dilection. Elle m'a répondu, à ma grande surprise, que ça ne l'étonnait pas du tout. Elle avait l'habitude, jeune, en Corse, de danser sur les chansons de Gardel, et, au lieu des valses de Chopin, elle préférait jouer des tangos au piano. Elle n'en avait jamais parlé, ni à moi ni à quiconque, je crois. Nos goûts ne sont jamais complètement nôtres, la sincérité de ce que nous sommes n'est jamais là où nous la croyons. La voix (la vocation) avait traversé silencieusement les corps et les âmes, les générations.