Voulez-vous savoir ce que c'est que la vieillesse ? Je vais vous dire ce qu'elle peut être.
Vous êtes au marché, vous attendez pour payer vos achats, deux artichauts, des lentilles, des pommes de terre, un avocat, des œufs, une salade, du chou blanc, et juste devant vous se trouve SC, la très belle infirmière, vraiment très belle, en tout cas elle est telle, dans votre souvenir, celle qui vous avait demandé ce que vous écoutiez, ce matin-là, il était très tôt, elle venait de faire la prise de sang pour laquelle elle était venue chez vous aux aurores, ou s'apprêtait à la faire, elle était parfumée, de ce parfum qui vous hanterait longtemps, vous écoutiez les sonates pour piano et violon de Bach, vous vous demandiez si lui faire compliment de sa beauté était une bonne idée, vous vous étiez décidé juste au moment où elle allait franchir le portail de la maison, vous l'aviez raccompagnée jusque là, vous lui aviez dit qu'elle était très belle, peut-être pas exactement de cette manière, elle avait bredouillé que le compliment lui faisait plaisir et avait laissé tomber tous les papiers qu'elle tenait à la main, et dans sa hâte étrangement maladroite de les ramasser, était-elle troublée ?, dans le jour pas encore complètement levé, vous aviez cru deviner qu'elle était soulagée de quitter cet endroit, même si rien dans ses manières ne pouvait laisser entendre qu'elle avait trouvé votre attitude déplacée, qui elle aussi attend son tour.
La femme dont il est question attend son tour, elle ne semble pas pressée, pas comme ce matin où vous l'aviez vue pour la première fois, où chacun de ses gestes était précis et mesuré, inscrit dans une logique impérieuse, vous non plus ne l'êtes pas, et votre regard est enraciné, assigné et affecté à la seule tâche qui vous semble digne de l'instant dans lequel vous vous enfoncez comme dans une vase profonde et tiède, ce n'est pas réellement une tâche, vous regardez ses fesses, vous ne voyez que ça, elle est en pantalon, elles ont cette largeur à peine exagérée qui vous plaît tant, et vous vous dites, un peu bêtement : « Non seulement elle est belle mais elle a un cul divin » ou quelque chose de ce genre, peut-être somptueux plutôt que divin, mais toujours est-il qu'il est à votre goût, ô combien, ce cul, et c'est à ce moment-là que quelque chose, une présence, une modification subtile des ombres dans le lieu qu'elle et vous occupez, en ce début d'après-midi de printemps assez pluvieux, quelque chose, donc, vous fait lever les yeux, les détacher de ce derrière que vous auriez aimé avoir le temps de contempler plus longtemps, et vous croisez le regard d'un jeune et sympathique jeune homme, c'est Julien, le patron, qui vient en sens inverse, lui, qui bouge, lui, et dont les yeux légèrement plissés, je n'ai pas dit moqueurs, vous font comprendre immédiatement qu'il sait ce que vous étiez en train de regarder, qu'il a compris. « L'interminable est la spécialité des indécis » est une phrase d'Emil Cioran qui vous vient à l'esprit alors que vous levez les yeux. Vous êtes indécis, très souvent, c'est un fait, et vous auriez aimé que l'instant précédent fût interminable.
Oh, vous n'avez pas honte, non, pas vraiment, en tout cas, ce n'est pas un crime de regarder la belle croupe, comme on disait jadis, d'une jolie jeune femme, non, vous n'avez pas honte, ce n'est pas cela, mais vous sentez tout de même que le regard de Julien, ou même pas son regard, seulement la vitesse étrangement dépourvue de qualité de ses pas, leur fluidité qui vous semble un peu exagérée, un peu cinématographique, un peu traveling, la gentille manière qu'il a ne pas insister en vous fixant droit dans les yeux, il aurait pu, il ne vous fait aucun reproche, en somme, mais tout de même, tout cela vous paraît signifier quelque chose, qui est que vous ne pouvez pas ne pas vous dire qu'à l'âge que vous avez, oui, l'âge que vous avez, il finit bien par se voir, tout de même, vous n'êtes pas en situation de regarder le cul de cette jolie femme avec la tranquillité et le naturel, je ne dis même pas l'assurance, d'un homme de quarante, ou disons, cinquante ans, ce n'est pas si loin, qui, lui, se sentirait tout à fait droit dans ses bottes, car son désir, si désir il y a bien, encore une fois, nous ne sommes pas certain qu'il s'agisse bien de cela, serait parfaitement compris et admis, du moins nous pouvons le penser, même si notre époque nous fait douter de tout, même de l'évidence, par ceux qui pourraient être les témoins d'une telle scène.
Votre concupiscence, si c'est bien de cela qu'il s'agit, mais je vous en laisse juge, elle, est hors de saison, sinon hors de propos, elle est légèrement obscène, déplacée, non pas incompréhensible mais un brin scabreuse, ou peut-être seulement ridicule, allez savoir, on ne peut ni la prendre au sérieux, ni l'ignorer tout à fait, et en cela elle devient quelque chose de gênant, dont on ne sait pas très bien quoi faire, qui reste là, en vous, en moi, en nous, comme un aliment mal digéré, peut-être parce qu'il n'a pas été suffisamment ensalivé, préparé, présenté d'une manière idoine à l'organe qui est censé le digérer. L'âge nous a peut-être privé des enzymes qui aident à assimiler le désir, la chair est moins digeste, elle nous reste sur la conscience, et nous nous révoltons contre cela, mais en vain.
Pour dire les choses simplement, vous jouissez de quelque chose, une matière, une forme, une substance, une idée, même si d'une manière qui ne nuit à personne, qui ne devrait appartenir qu'à vous, qui ne vous est de toute évidence pas ou plus destiné, et que donc vous semblez chaparder comme un vilain garnement dont vous n'avez plus le droit de vous réclamer, et c'est sans doute cela le plus agaçant, le plus injuste.
Ici on pense immédiatement aux paroles tellement banales, si souvent entendues dans la bouche des jeunes gens que nous avons été, crétins que nous sommes, qui stigmatisent « les vieux » forcément « libidineux » et « cochons » qui semblent avoir encore un peu de goût pour « la chose », dès qu'ils manifestent de manière visible de l'intérêt pour un corps féminin qui ne leur appartient pas, mais leur appartiendrait-il que ce serait encore pire, et a fortiori quand la différence d'âge est comme ici prononcée.
Par parenthèse, un mot m'étonne et me réjouit, et peut-être détonne, un mot que j'ai prononcé plus haut dans ce qui se voulait d'abord le récit d'un moment gênant, ou plutôt l'explicitation de cette gêne, ou encore l'idée de l'idée d'une gêne, d'une sensation ou d'une impression, c'est le mot concupiscence, dont je vous assure qu'il est loin d'avoir révélé tous ses secrets. Il y a des mots qui fuient, qui débordent, ou qui font maladroitement du recel, qui masquent mal d'autres mots qu'eux, qu'ils enroulent autour de leur signification, de leur définition. Mais passons vite sur les trois vocables qu'on entend en le prononçant, qui s'en échappent comme des poupées russes enfin libérées d'une trop longue hibernation sémantique, ce qui a le don de réjouir les enfants que nous sommes restés malgré nos libidineuses obsessions du fondement des choses et des êtres : nous sommes des enfants à la retraite, c'est tout, et la retraite n'a jamais empêché la contemplation des cadeaux que Dieu a fait au monde depuis qu'il a imaginé Ève, notre mère à tous qui n'en reste pas moins une femme. Après tout, il n'était pas obligé de lui donner cet aspect et ces formes, cette forme et ces formes, à la première d'entre toutes les jolies infirmières dont nous avons grand besoin et de plus en plus, que vous le sachiez ou non, que ce soit moral ou pas. Pour en revenir au mot « concupiscence », c'est d'abord un terme de théologie qui signifie l'aspiration de l'homme le portant à désirer les biens naturels ou surnaturels. On voit que la concupiscence n'est en rien une maladie, pour celui qui en est atteint, et que cet appétit lui est donné par le Créateur lui-même. Il doit bien exister une raison, et une bonne, à cela. On désire bien la carotte ou le poireau avec lesquels on fera une soupe très humble et très vertueuse, dépourvue de toute salacité et même de sensualité. Ni la carotte ni le poireau ne peuvent être considérés comme des bien surnaturels, ils sont même banals, et, en période covidiste, souvenez-vous, on les aurait qualifiés d'« essentiels », du genre qui nous permettait de pratiquer la poésie dadaïste ou coréenne du nord de l'auto-attestation. Mais le cul d'une femme, me direz-vous, est-ce un bien naturel, ou surnaturel ? Un bien essentiel ou un luxe dont on peut se passer ? Il est possible d'hésiter, mais après tout, faut-il vraiment trancher ? Je suis certain que la belle jeune femme qui à son insu suscite ces quelques phrases sans doute oiseuses et qui mettent la concupiscence en exergue ne se pose nullement la question, et personne ne songerait à la blâmer de cette gracieuse insouciance qui ajoute encore une couche de séduction aux formes moelleuses de son bel et bon derrière. Elle va, elle vient, elle marche, elle s'asseoit, elle s'allonge, elle se penche en avant, tous ces mouvements s'articulent sans heurts ni contradictions autour de ce centre de gravité innocent, elle choisit ses carottes et ses poireaux, tout cela sans avoir conscience que son essentiel à elle intéresse et interroge celui dont elle a pris le sang il y des mois de cela en lui demandant de qui était la musique qu'on entendait ce matin-là, ce qui a mis dans l'embarras celui qui aujourd'hui se trouve dans la file d'attente derrière elle, et qui n'aurait pas su lui expliquer pourquoi cette question l'embarrassait, et qui a vieilli de quelques mois, depuis ce matin-là, mais on n'est pas sûr que les choses auraient été différentes, alors, si au lieu de pratiquer une prise de sang, elle avait été en train de faire ses courses. C'est peu, quelques mois, me direz-vous peut-être, mais je vous assure que cela peut suffire à nous faire basculer dans un autre monde, un monde dans lequel nous ne sommes plus en position d'admirer certaines choses sans nous sentir pris en faute, car certains mots se mettent à résonner en nous comme le glas qui signale la disparition de la beauté, ou sa mise en quarantaine, ou son enfermement dans un monde auquel nous n'avons plus accès que d'une manière frauduleuse, car nous sommes désormais séparés, cloîtrés, marqués par un stigmate tamponné sur notre visage par le regard des autres : « Vieux ».
C'est cela, la vieillesse, c'est de ne plus être capable d'admirer un beau cul sans vergogne. La vieillesse, ce n'est pas seulement un corps qui fait trop parler de lui, qui est présent en des moments où son absence serait hautement souhaitable, un corps dont la souplesse et l'adresse lui permettent d'éviter le jugement des autres, c'est aussi toute une palette de friandises qu'on retire de l'assiette juste au moment où une vieille habitude vous incline vers elle, et vous fait sentir que cette inclination n'était pas, comme vous le pensiez peut-être, et même sûrement, quelque chose de naturel, qui vous appartenait pour la vie entière, cette partie de la vie qui vous semblait innocente essentiellement, et privée, je veux dire privée en certaines parts du poids de la morale et du regard des autres. En quoi étions-nous indécis ? En ce que nous étions vivants, jeunes, insouciants ou ignorants de ce monde nouveau où certaines choses nous sont refusées sans même qu'il soit besoin de le dire, car c'est nous-mêmes qui commençons, d'abord de manière imperceptible, à nous en priver, puis à prendre l'habitude de cette privation, comme un carême qui n'aurait plus de fin. C'est la grande diète du désir, c'est la découverte de la Décision flaccide et morne. Nous avions cru que le désir (ce joli prince entouré de ses sujets et de ses esclaves) était un malentendu sublime et éternel dont nous étions le maître et le foyer, alors qu'il n'était qu'une brève escale au soleil avant l'arrivée dans le port de l'angoisse. Ici, les fruits sont trop mûrs, leur sucre nous tuerait. Regardons ailleurs.