Écrire, c’est dépenser un argent qu’on n’a pas. Cette phrase m’a réveillé à trois heures du matin. Est-ce qu’on pourrait dormir tranquille, bordel ? Sans être emmerdé par des phrases, des idées à la con, des choses ridicules dont la cervelle facilement impressionnable se dit immédiatement : Ça, il-faut-le-noter. Le noter ? Pour quoi faire, Albert ? Pour s’en débarrasser, Roger. Ces pensées m’encombrent ! Une fois écrites, je peux les oublier.
56 cantates composées à Leipzig sur des mélodies de chorals luthériens. 19 concerts sur six ans. Ça vient de Genève, donc de l’enfance. Gli Angeli, les anges… L’âge de l’ange. Ce quintette m’encombre. Céline-inouïe, Thérèse-oubliée, Benny Sluchin, Thierry Madiot, Sophie-à-la-fenêtre, rendre clair, dit Patrice Jean, c’est tout ce qui compte. On en apprend tous les jours, Seymour. Ils savent. Nous pas. À quand la délivrance, Constance ? Il faudrait toujours écrire en compagnie de Bach, ça calme les ardeurs créatrices, les fièvres géniales qui poussent comme des furoncles à trois heures du matin et nous empêchent de nous asseoir à plat sur notre cul. Dès qu’on a la sensation d’inventer quelque chose, on sent la figure de Jean-Sébastien qui nous regarde depuis l’ombre profonde avec un sourire apitoyé. Il ne se moque même pas. Il est d’une patience vertigineuse. Il en a tellement entendu, depuis 1750. J’ai presque terminé mon recueil de poésie, j’attends une postface. Près de 500 pages de poésie ! Au fou ! Je pourrai en vendre dix-neuf exemplaires, peut-être. De quoi est morte sa première femme ?
De toute façon, l’argent, on n’en a pas. On n’en a jamais vraiment eu. Sauf, peut-être, très brièvement, quand on s’est installé ici en 2006. Il aurait fallu s’arrêter et réfléchir, se poser un instant, mais on a cru qu’on était dans une descente, et qu’il fallait courir le plus vite possible pour ne pas se casser la figure. On avait au cou une pancarte qui disait très clairement : VIE DE MERDE, mais de là où on était il était impossible de lire ce qui était inscrit sur le carton d’invitation. Tout le monde le voyait, sauf nous. C’est ça, les drôles de gueules qu’ils tiraient, et qu’on ne comprenait pas, bien sûr. C’est toujours cette même scène où on est sur un terrain de rugby avec un short prince-de-galles. Ou alors quand on arrive à Saint-Michel, interne en troisième. On ne comprend pas du tout les règles du jeu, alors ça les fait marrer, bien sûr. Ils sont tous au courant, sauf moi. Me surnomment Flonflon ! Ils savent tous de qui il s’agit, sauf moi. Je n’ai jamais entendu parler de ça. Même aujourd’hui je ne sais pas à quoi ressemblait ce Flonflon télévisuel. Interne ! Ah, les salauds ! J’avais sacrément déconné en quatrième à Rumilly, pour que mes parents m’infligent ça. Je n’aurais jamais cru. Du dimanche soir au samedi à midi chez les curés, dans des dortoirs à quarante, ou plus, quel changement, quelle merveilleuse punition ! Le collège était très nettement divisé en deux mondes, au bout d’Annecy, vers le cimetière de Loverchy, du côté des jardins ouvriers. Les Grands et les Petits. La troisième, c’est chez les Petits. Comme je suis resté deux ans là-bas, j’ai connu le régime des Grands. Et là, tout a changé. De Gaulle est mort, le Père aussi, enfin tout est parti en testicule. La France nous disait adieu, mais on n’entendait pas, tout occupés qu’on était à se branler dans les collines. Elle parlait bas, la France. La seconde, c’était l’Amérique. L’Autodiscipline… Bonjour Stephan MacLeod ! Bonjour Mark Eaton, Philippe Gaucher, Jimi Hendrix, Alfred Jarry, Goethe. Les petites culottes et les soutien-gorge des filles, surtout. Interne ! Je n’en reviens toujours pas, de Saint-Michel, j’y suis encore. Mais où vont-ils chercher toutes leurs histoires de « maltraitance sexuelle » chez-les-cathos ? Pas une seule fois je n’ai, de près ou de loin, eu connaissance de ce genre de choses, là où je me trouvais. La seule maltraitance que j’ai connue, c’est le réfectoire. Tout le monde avait l’air de trouver plus ou moins normal d’avaler cette nourriture infecte. Là aussi il a fallu faire semblant, mais on avait quand-même l’air un peu paumé. Joue-nous du piano, Flonflon. Mais non, vous êtes fous, ou quoi !
J’en ai rencontrés, des anges. Comme tous les cons, je n’ai pas fait attention. Je les ai laissé glisser sur moi, autour de moi, j’ai senti leur frôlement, j’ai souri d’aise, mais je n’ai pas compris, je n’ai pas fait attention. C’était presque banal, pour des andouilles de mon genre. Je devrais les citer, donner leurs noms, mais personne ne me croirait, je passerais encore pour un dingue un peu neuneu, boomer jouisseur germé dès l’adolescence. Christine m’avait dit ça, très tôt, alors qu’elle me caressait les cheveux dans la voiture : « Tu es un jouisseur. » J’avais pris ça pour un compliment. Les caresses, je ne voyais pas ce qu’il pouvait exister de mieux, dans la vie. Faire attention, c’est la seule morale. Je préfère nettement l’attention à la volonté. Évidemment, ce n’est pas très rentable, mais on ne s’en rend compte qu’à la toute fin de sa vie. Caresser, être caressé, agrandir le temps, le développer, comme on développe une pellicule photographique, comme on fait le point sur un détail que personne n’a remarqué, qui n’existe que pour nous. Le détail, l’exception à la règle, la contradiction, l’interpolation infinie en échos qui nous plonge dans la présence jusqu’au vertige. Mes trois Christine du commencement ont été des anges, chacune bien spécialisée dans le lancement de la fusée sexuelle à post-combustion. Il faudra que je leur édifie un tombeau à chacune, c’est bien le moins.
Les très longues séances dans la 2CV, vers le Pont-des-Îles, dans la clandestinité, avec une femme plus âgée qui me montrait le mystère en acte(s). La gentillesse, la bonne humeur, et un peu de perversion, aucun homme ne résiste à ça. Ni à une belle chatte offerte en tout bien tout déshonneur. Le joli dévergondage savant, à poils et à sueur. Aucune maltraitance, bande de cons, bien au contraire. L’entrée dans la chair et dans le roman, mais ils ne peuvent pas comprendre. On parle à des sourds. Le contenu des tiroirs, plus tard des sacs-à-main. Les secrets. Les images. Les odeurs. Les pleurs. Et la douleur, la douleur qui très vite nous prévient qu’on touche à quelque chose de sacré et d’incompréhensible. Elle est là, entre nous, on doit passer par-dessus pour se toucher, pour se renifler, c’est elle qui donne des couleurs à la scène, aux baisers, aux caresses, c’est elle qu’on sent, quand on reprend son souffle, c’est elle qui rend l’échange précieux et indéchiffrable, et c’est elle encore qui reviendra nous mordre quand tout sera oublié, ou qu’on pensera pouvoir mépriser ces émois de jeunesse, ces heures lentes, marécageuses et grandioses, ces heures écarquillées, ouvertes. Ce qui me frappe, maintenant que j’y pense, c’est le temps, le temps infini, sans limites, qu’on prenait, alors, pour se découvrir, se parler, se toucher. On faisait de la Parole et du Regard une cathédrale, en Savoie ou ailleurs, Paris et province. Je ne sais pas si on s’aimait, mais on faisait attention. On regardait, on sentait, on lisait, on écoutait, avec une sorte de terreur sacrée, on était toujours plus bas que l’objet aimé ou désiré, qui se tenait dans une lumière inviolable. Ceux qui, aujourd’hui, interprètent le monde avec deux ou trois idées simples (l’emprise, etc.), qui jugent du passé avec les normes du présent, nous font rire, mais c’est un rire amer, car on est incapable de leur expliquer de quoi il retourne, de quel monde on vient. Notre impuissance répond à leur impuissance. On ne se comprend plus. Plus du tout. Opposition de phase et de phrases. Ils siègent dans une cour qui juge de tout comme si le temps n’existait pas, n’avait jamais existé, comme s’ils se situaient en un point absolu, hors les siècles, ils ont perdu tout sens du relatif, de l’éternelle transformation, des cycles, des retours, des reprises et de la complémentarité, ils ne savent plus que l’on ne pense pas seul, jamais, que penser, c’est mettre en mouvement la relation qu’on a avec l’autre, l’autre dans toutes ses dimensions, humaine, temporelle, historique, charnelle, intellectuelle, générationnelle, que c’est entretenir un dialogue avec ses propres limites, avec le doute, avec l’inconnaissable et l’immaîtrisable, donc avec la mort comme variation sans commencement ni fin. « Pour juger du passé, il aurait fallu y vivre ; pour le condamner, il faudrait ne rien lui devoir. » Je lui dois tout, à ce passé. Vous entendez, bande de sourdingues ? Tout.
« Liebster Gott, wenn werd ich sterben ? » Quand, comment ? Où irai-je, après ? « Où sont les autres ? — Ils sont là. — Non, reprit Sabbath une fois seul. Ils se sont tous enfuis. » Je vois bien que je suis seul, ne me racontez pas d’histoires ! À ma gauche, la nuit, à ma droite, la nuit, la nuit devant, la nuit derrière, au-dessus et au-dessous, la nuit infinie. J’entends très distinctement les vingt-quatre notes répétées de la flûte, glas rapide, clou précis, oiseau posé sur la branche de l’éternité, qui creuse un puits sans fond en moi. Aïe ! Laisse-moi n’être que moi, je n’ai pas plus d’ambition ; l’Éternité me fait frémir. Pourquoi me crucifier, moi qui ne suis rien ? Je monte et je descends dans les arpèges de la chair pourrissante : aucune issue visible. Les portes se ferment les unes après les autres. Je crie mais personne n’entend. Je me déguise. Il me voit tout de même, me reconnaît malgré mes grimaces et mes changements de costume. Mentir est toujours possible, bien sûr, mais ça ne prend pas, et l’on comprend trop tard que c’était ainsi depuis l’origine. On a cru berner, mais on restait à visage découvert, ou pire, nu comme un vers de mirliton crié par-dessus les éoliennes. Jésus est d’une patience, tout de même…
De toute façon, l’existence est à découvert, quoi qu’on fasse. On a dilapidé le peu qu’on possédait, très tôt, très vite. Ça nous brûlait les doigts. « Le moment venu, il s’occuperait des tiroirs et des placards. » Angoisse, vanité, effroi, remords, jalousie, la mémoire place les affects dans des boîtes désordonnées qu’on ouvre dans le sommeil et les rêves, qu’on referme précipitamment, au réveil, c’est sournois, c’est merveilleux, c’est effrayant. Les doigts nous brûlent comme si on avait touché les parois brûlantes de notre prison. Je plains beaucoup ceux qui ne sont jamais entrés dans un confessionnal ou dans un bordel. On tremble…
Je reporte à plus tard. Des semaines et des semaines que je n’écris pas ce que je dois écrire. Que je parle d’autre chose. C’est une méthode ? C’est la peur ? La folie ? Comment savoir… Plus confiance en moi. « Ils étaient assis à la table de la cuisine, une belle table, grands carreaux ivoire de faïence italienne, avec une bordure de carreaux ornés de fruits et de légumes peints à la main. Michelle, la femme de Norman, dormait dans leur chambre à coucher, et les deux vieux amis, assis l'un en face de l'autre, parlaient à voix basse de la nuit où… » Ça parle du trésor des rêves déjà satisfaits. C’est un trésor, ça ? On peut l’amasser, ce trésor, on peut le garder avec soi ? Vraiment ? Il aurait fallu m’apprendre à faire ça, Maman. Tu ne m’as pas appris. Maintenant que j’y pense, c’est vrai, il existe de ces gens qui le montrent, qui l’exposent, ce trésor, soit sur leur corps soit chez eux, là où ils disposent d’un temps qui n’appartient qu’à eux, ils ont cette allure qui dit : Regardez comme je suis riche de tout ce que j’ai amassé, que j’ai su conserver et faire fructifier. Ils habitent dans un verger, et leur seule présence nous désigne de beaux arbres pleins de fruits que nous voudrions goûter, mais on sait bien que c’est interdit. Leurs yeux nous le rappellent, au cas où une tentation naïve nous entraînerait trop loin. Les vieux amis… Je n’ai pas de vieux amis. Il fallait planter plus tôt. Il fallait prévoir. Il fallait une méthode. Une stratégie. Sortir un instant de l’enchantement présent. Arrêter de lui bouffer la chatte, par exemple. Mais nous avions la tête pleine de sanglots et de caresses pas digérées. La nuit où… Il y en a eu, de ces nuits où… D’où provenait cette confiance aveugle en la vie ? Jouant la fugue en mi bémol mineur du premier livre du Clavier bien tempéré, on mettait nos pas dans ses pas, et on croyait qu’il n’y avait pas à s’en faire. Ça avançait tout seul. Le calcul avait été fait par un autre que nous, et bien mieux que nous ne saurions jamais ! C’est peut-être ça, qu’on appelle prier. Ces nuits où deux corps prennent le temps de prier ensemble, où voie et voix se confondent. C’était un trésor, ça aussi, mais un trésor qui ne s’amasse pas, qui ne reste pas, qui ne s’amoncelle pas comme un tas de charbon, ou à la banque. Les sons s’évanouissent, comme les gestes, comme la présence… Ce n’est pas par hasard qu’on appelle ça “une fugue”. Faire une fugue, c’était à la mode, dans mon enfance, mais je ne l’ai jamais fait, contrairement à mon frère Emmanuel, qui était parti à Paris, très jeune, avec la guitare qu’il avait fauché à sa mère, et avait dormi dans la rue, jusqu’à ce qu’une pute le recueille. J’ai envié cette vie. Je l’ai vaguement copiée. Mal.
Elle me disait : « Aie confiance ! ». Même si je ricanais, pour avoir l’air d’un dur à cuire, je faisais confiance, oui, sans m’en vanter, dans son dos. J’avais la musique, et je croyais que c’était suffisant. Tout le monde cherche un rempart suffisamment solide pour contenir le flot des larmes qui n’attend qu’un moment d’inattention pour tout submerger, pour tout emporter, pour effacer les quelques traces qu’on a cru laisser dans le sable. Alors on écrit, pour se venger, pour amasser d’une autre manière. Mais la parole s’enfuit, elle aussi, on la cherche, dans les coins sombres, dans les retards, dans les contrejours, elle nous file entre les doigts, elle nous trompe avec le premier venu, cette salope, c’est sa nature, il ne sert à rien de lui faire des reproches. Elle nous demande d’avoir confiance et nous trahit immédiatement, sans aucune gêne. Comme une femme mariée qui reproche à son amant de la tromper alors qu’elle trompe son mari sans même sembler s’en souvenir.
Rendre clair, qu’il dit, l’autre… Il dit aussi, j’ai cru l’entendre, que faire des aphorismes, c’est facile. Si tu le dis, mon Kiki… Ils commencent sérieusement à me faire suer, tous ces gens qui nous expliquent ce que doit être la littérature aujourd’hui. À droite, à gauche, au centre et aux-extrêmes, les clans s’affrontent et se méprisent, ils « flinguent » habile, « snipeurs » intelligents dont chacun sait où il « se situe », chacun portant le drapeau qui convient, chacun « dénonçant », personne ne semblant se rendre compte qu’il ne fait que répéter comme un perroquet les « bonnes idées », jouer du gros tambour qu’ils se partagent à tour de rôle comme on se partage une soupe chaude et réconfortante autour d’une table de cuisine. Mais laissons à la sympathie le temps de revenir parmi nous. Il se pourrait qu’elle nous laisse entrevoir d’autres idées, d’autres manières, ou d’autres postures. Les deux vieux amis sont assis face à face, à la cuisine, pendant que l’épouse dort. L’un d’eux est un raté. L’autre un réussisseur. L’un d’eux est un rateur, l’autre un réussi. Échanges… Économie… Passage et repassage des anges… Des accords et désaccords…
J’ai de plus en plus de mal avec les croyants qui se croient incroyants. Les athées, par exemple, me semblent des rêveurs inconsistants, et surtout d’incroyables croyants qui s’ignorent, sans doute les plus fervents, les plus acharnés et les plus intolérants. Je ne crois pas à un monde sans religion, ça n’existe pas. Dès qu’une religion s’efface, une autre prend la place, je ne suis pas le premier à le dire, et nous sommes aux premières loges pour le vérifier, ici et maintenant. C’est comme ça, l’Humain. Chacun veut être « fidèle à lui-même », c’est-à-dire à la croyance qu’il pense, seul dans son coin, pour la première fois (qu’il invente la pensée, en quelque sorte), qu’il ne croit pas, alors qu’il s’effondre sur lui-même, littéralement, dès que la pensée, le goût et l’opinion des autres font défaut, cessent de le relier au bon discours, nourriture plus essentielle que l’oxygène qu’il respire. Parler, seulement parler, est devenu une activité presque impossible. Suspecte. Chaque parole étant prise dans un discours pris lui-même dans un pouvoir qui essaie d’annuler celui d’en face, de le réduire, d’en faire de la charpie idéologique, de l’exterminer par le rire ou le sarcasme, par le savoir, qui, aujourd’hui, est très souvent nommé Science, bien ridiculement. J’en parlais l’autre jour avec ChatGPT qui a reconnu bien volontiers (il suffit de lui poser les bonnes questions) que les affirmations souvent péremptoires des IA ne valent pas tripette, et que, la plupart du temps, quand elles ne savent pas, elles inventent, tout simplement. Savoir dire : « Je ne sais pas » n’est pas inscrit dans le patrimoine génétique de ces mille-feuilles pensants. Dans ce domaine, Grok est un champion, pris maintes fois la main dans le pot de confiture, et sur des sujets ou en des domaines où l’incertitude n’est pas permise. En cela, elles sont, les intelligences artificielles, très semblables aux humains qui les ont conçues, ce qui n’est guère surprenant. Tout plutôt que d’avouer qu’on ne sait pas, qu’on doute, qu’on n’a pas d’opinion (le plâtre de l’opinion, qui colmate les trous, qui reporte les angoisses (et la liberté) à une date ultérieure). Elles aussi dépensent un argent qu’elles ne possèdent pas ; elles écrivent au kilomètre. Tout est remis en circulation, les couches s’empilent sur les couches, se mélangent, et plus rien n’est distinguable, plus rien n’est premier. Les discours ne répondent plus aux discours, ils sont devenus indiscernables, leurs contours sont si plastiques qu’ils peuvent épouser toutes les vérités simultanément, tellement qu’il semble devenu impossible de distinguer ce qu’on appelait autrefois premier et second degrés, et tous les autres degrés à la suite évidemment (d’où, sans doute, l’apparition de ces misérables smileys, grimaces rassurantes qui ne résolvent rien du tout, qui ne font qu’ajouter du malentendu au malentendu). Un discours n’est plus qu’une information parmi d’autres informations. Que faut-il faire ? S’y résoudre et épouser les nouvelles formes, ou résister (croire résister) et parler l’ancienne langue ? Je choisis de ne pas choisir, de tenter, sans doute vainement, de n’être nulle part, de ne pas laisser prendre la Vérité, avec son grand V de Voleuse, mais, ce faisant, je me condamne certainement à ne pas être compris, et donc à souffrir — et aussi à encourir des reproches pas toujours immérités mais toujours pénibles en ce qu’ils révèlent une lecture pauvre, aplatie, couillonne. Le sens s’est depuis longtemps métastasé, nous sommes obligés d’en convenir. Il attaque tous les organes de la parole à la fois, d’où une certaine panique, quand on essaie de savoir de quoi l’on parle — et à qui. Le fantoche a pris du galon, et souvent, parlant avec un interlocuteur, on a la sensation de parler avec un autre que lui-même qui répond à un autre que nous-mêmes. Quel est ce langage, se dit-on à part soi ? Ça ressemble à la langue qu’on nous a apprise, on reconnaît les mots, mais quelque chose nous dit que c’en est une autre, qui se fait passer pour elle, qui la singe. Doit-on poursuivre, faire comme si de rien n’était ? Tirer la sonnette d’alarme et sauter du train ? Se barbouiller à plaisir du jus qui coule d’entre les mots ? Coupez-la moi, si vous en êtes capable ! « Non. Non. N'attendons pas. Je ne suis pas éternel. J'aurai soixante-dix ans après-demain. Et tu auras laissé passer ta chance de nous montrer combien tu es courageuse. Coupe-la-moi. Coupe-la moi, Roseanna. Choisis une nuit, n'importe laquelle. Coupe-la-moi. Si tu en es capable. » Arrête de faire tous ces gestes en parlant, tu as l’air d’une youtubeuse ! Vas-y, prends le couteau, et bouge tes mains pour quelque chose de tangible, enfin. Comme dans l’Empire des sens, tu te souviens ?
Où trouve-t-on encore des fêtes galantes ? Dans quel pays, dans quel ordre du monde ces choses existent-elles encore ? Vous le savez, vous ? Où ai-je mis la description que j’avais rédigée il y a vingt-cinq ans, je m’en souviens parfaitement, du contenu du sac de Sarah ? C’était la seule chose à faire, je l’avais bien compris, alors, il fallait seulement noter ce qu’on voyait, sans plus, sans faire des phrases. Sabbath cherche des photos, des culottes, des bas, tout ce qui a touché, cerné ou laissé voir ce corps, l’a épousé, ce qui peut le faire bander, c’est-à-dire exister encore un peu. Il sait, lui, il a compris, que c’est la seule chose véritablement innocente. Après, « Terminado, comme disaient les putes dans leur langage lapidaire en vous basculant sur le lit dans la demi-seconde qui suivait l'éjaculation. » Ça ne va pas plus loin. On sait à quoi s’en tenir. Quelques expériences et puis c’est tout… Chaque homme a déjà entendu au moins une fois cette phrase dite avec mépris par une femme : « Vous, les mecs, vous pensez avec votre bite. » On ne prétend pas le contraire, Cocotte. Est-ce si idiot, de penser avec sa bite ? Tu es perdu ? Pas du tout ! Tu as un GPS entre les cuisses. Il faut bien quelque chose qui indique le Nord, et j’ai l’impression que cette chose ne se trompe pas souvent. C’est seulement qu’il ne faut pas lui demander des considérations sur la caverne de Platon ou la cuisson à la vapeur douce. « Vous êtes arrivé dans… 293 poils. » Être pendu par la bite devant les bureaux d’une association féministe va bientôt devenir un motif de fierté qu’on pourra revendiquer dans l’Au-delà, j’en suis convaincu. Il suffit d’attendre un peu. « Qui aurait cru que le vieil homme ait encore tant de sang en lui ? »
Je suis un gros tas de merde !, pourrait s’écrier tout écribouilleur, même sanctifié par le malheur, assis sur son texte frémissant de cadavres puants. Je dépense. Je repense. Je trépense. Je viole tout ce qui passe à ma portée, tout ce que je touche, tout ce qui sort de moi est saturé d’excréments violentés, c’est la vérité. Je voulais écrire « je vole », mais j’ai écrit violer, et c’est mieux. Au moins quand on viole, on s’intéresse à nous. Violet comme un mauvais roman. Ah non, c’est vrai, ça je n’y touche pas, c’est pour les vrais écrivains, ceux qui inventent. Violée comme une mauvaise romance dans laquelle Gabin est remplacé par Jean-Paul Rouve.
Le Promenoir des deux amants. Si j’avais le choix, je supprimerais tout le reste d’un trait de plume et je me tiendrais là, avec eux, « auprès de cette grotte sombre », car « je tremble en voyant [son] visage ». Ah, ça vous étonne, hein ! Le vieux sentimental n’a pas dit son dernier mot. De l’opus 2 à l’opus 111, on en voit, du pays ! On en verse, des larmes. On en comprend, des choses…
« Pendant que son bain coulait dans la jolie salle de bains de jeune fille, tout en rose et blanc, contiguë à la chambre de Deborah, Sabbath s'intéressa au contenu, en désordre, des deux tiroirs placés sous le lavabo – lotions, laits, pilules, poudres, pots de chez Body Shop, solution pour lentilles de contact, tampons, vernis à ongles, dissolvant... Même en fouillant dans tout ce qui traînait au fond de chacun des tiroirs, il ne trouva pas la moindre photo – ni même de cachette renfermant un trésor –, du genre de celles que Drenka avait trouvées parmi les affaires de Silvija au cours de l'avant-dernier été de sa vie. Seul élément un peu prometteur, un tube de lubrifiant vaginal entièrement replié sur lui-même et presque vide. Il enleva le capuchon pour déposer dans la paume de sa main une petite noisette de cette pommade qu'il écrasa entre le pouce et le majeur, et pendant qu'il l'étalait entre ses doigts, il se remémora toutes sortes de choses qui concernaient Drenka. Il revissa le capuchon et déposa le tube sur la tablette carrelée du lavabo afin de procéder plus tard à quelques expériences. »
Ce qu’il y a de bien, avec Yohann, c’est que je peux lui envoyer des photos des seins de Lexy. Il comprend. Pas besoin de s’expliquer. « Une petite poignée d’années dans un conte de fées, et le reste un pur gâchis. » Je ne suis plus dans le conte de fées, lui oui. Mais nous voyons des choses que les autres ne voient pas. Je le sens. Olivier Causte a écrit cette très belle phrase, qui me hante : « Ce monde défiguré, c'est tout ce qu'il nous reste pour nous souvenir, pour concevoir les lieux où sont passés nos pères. » Ce ne sont pas seulement nos pères, qui sont passés par là, mais nos mères et nos petites amies, nos cousins, nos oncles et leurs amis, les grands-parents, les chiens. Il est plus jeune que moi, mais moi aussi je dois faire un effort pour regarder ce que j’ai manqué, pour le voir, plutôt, pour le voir avec des yeux vivants, pour voir la vie qui a laissé des traces sur des photographies ou dans des histoires racontées, ou même seulement devinées, des histoires qu’on n’a pas eu besoin de nous raconter, des histoires ou de l’histoire qui se lisaient sur les traits de ceux qu’on côtoyait lors d’un repas ou d’une après-midi au jardin, qui portaient tout un monde qu’on croyait disparu, englouti, parfois nié, replié sur lui-même, mais dont on sentait, sans y penser, toute la substance et les reflets se déposer entre eux et nous, comme un voile discret.
Le plus drôle, quand on écrit, c’est de partir loin, très loin du sujet, sans qu’il soit possible de prévoir comment on va revenir ; si même c’est envisageable. Plus la distance est grande, plus la jouissance augmente. « Tristesse, lumière, prostate. » C’est même plus que s’éloigner du sujet, le sujet, c’est de le pulvériser, c’est de faire comme s’il n’avait jamais existé, c’est prendre le texte par le milieu au lieu de le prendre par le début, c’est de rebrousser chemin tout en avançant, c’est ça, que je trouve excitant. Mais le lecteur ? Tu y penses, au lecteur ? Le serial-lecteur qui va demander des comptes. N’as-tu pas passé un contrat avec ce malade, avec le clochard vindicatif qui met sa casquette sous ton nez en faisant tinter les pièces de monnaie qu’il attend de toi. La Vérité. Tu lui a promis la Vérité ! Et l’Invention ! Et la Fantaisie ! Et la Confidence ! Et la Forme ! Et la Nouveauté ! Et la déesse Imagination, alors, tu l’oublies ? Fais gaffe, mon Vieux, il a peut-être un couteau dans la poche de son veston en laine polaire ! Tu n’es pas libre, mon Coco ! Pas du tout ! Foutaise, que tout cela… Tu dois t’inscrire dans le grand Fleuve des Lettres, Patrice Jean l’a dit, gardant un œil sur les compteurs de la Morale et du gaz, de la République et du Vivr’Ensemble, de la Phrase déposée à Sèvres et passée au Contrôle Technique. Tu dépenses ? Tu payes ! La littérature c’est du commerce porté à ébullition, chauffé à blanc par la Séduction et l’Anti-Réalité. Roman, roman, Roman, Histoire, histoire, Histoire, faut croire à tout ça, communier et se repentir, appeler Untel, lui rappeler que tu existes, lui parler de ta bonne volonté légendaire, de ton Enthousiasme. Laisse tomber les sous-vêtements de Deborah ou d’Isabelle, ça ne te mènera à rien. Pioche dans le Tableau des Éléments littéraires que tout le monde connaît par cœur, ne dérive pas, ne lâche pas la bride, fais confiance au mouvement, prends position, pas de faute de carre, tu peux hurler, si tu en as envie, mais hurler avec la meute, pas tout seul ; c’est très impoli de hurler tout seul dans son coin, et ça ne sert à rien. Tu effraies les dames et puis c’est tout. Fais-toi couler un bain chaud et lis tes contemporains. Prends exemple. Regarde le travail. Le métier. Les sujets, on y revient. Poutine, Salaud ! Tu as regardé Zemmour-Glucksmann ? Dis-nous ce qu’il faut en penser. Et du Renflement brun aussi, tu peux parler, c’est bien, ça. Le Glucksmann, on l’a connu quand il avait deux mois, dans son berceau, à Savoisy, en Bourgogne. Sa mère, Fanfan, le couvait du regard, elle savait déjà qu’il passerait à la télé. Avec le père on parlait de Wagner et on jouait au ping-pong. Tout ira bien. Tout n’est qu’innocence, enfantillage et pureté. Le seul souci, c’est de parvenir à dompter sa bite et de bien parler aux IA, les IAnonymes. De se faire comprendre. Vincent, dans son mirador, est encore plus sexy que Fanfan. Nous avons échoué parce que nous ne sommes pas allés assez loin. Aller trop loin, c’est la seule manière de réussir. L’humilité est une lâcheté. Le scrupule est un handicap impitoyable. Espèce d’enculé de scrupule ! Le four de la cuisine se met en marche tout seul. Les casseroles dansent. L’alarme en panne depuis trois ans joue la Marche nuptiale de Mendelssohn. Je cuisine au gaz comme d’autres cuisinent au beurre. À huit heures moins quatre, j’imagine Renaud Camus dans la salle des pierres qui demande à Pierre de tourner le bouton, pas de jazz le dimanche matin, merde ! Le plus drôle est que je fais la même chose au même moment. Corinne, tu nous emmerdes ! Ça repartait. Ça reparlait. Les appels de tous les continents, de tous les incontinents, mes frères, mes cousins, mes voisins. Arthrose et amertume. Froid et noirceur. Repasser sous les quinze degrés est toujours un moment difficile, chaque année en automne. Mais on s’y fait. Cette année, c’est vite tombé à onze, dans la chambre, comme ça, au moins, pas d’hésitation, la caillante est officielle et c’est elle qui fait la loi, hiver ou pas hiver. Flonflon s’harnache, comme disait ma mère. On va passer le col, fémur et utérus se tirent la bourre. Encore un, depuis 56. Avec Bach et ses fugues. Avec toutes les sonates de Beethoven écoutées dans la journée, grand bol de soupe tenant au corps, bouillon de larmes bien gras. Le couvert est dressé. À table !
Il a l’œil ! Il les voit ! Pour ça, on l’admire. Voir ceux qui voient. On n’est pas nombreux. Sa Fanfan est magnifique. Sexy comme on n’avait pas vu depuis une éternité. Il y a les femmes qu’on est fier de montrer aux autres, qu’on sort, qui nous augmentent socialement et narcissiquement, un peu bêtement, puis il y a l’autre catégorie de femmes, celles qu’on rentre, celles de la chambre, celles dont on voit immédiatement ce qui brûle en elles, ce qui va nous brûler. Ça ne se discute pas. Ce parfum puissant qui leur sort des tripes, même en photo, on le reconnaît immédiatement. J’ai toujours préféré celles-là. Voir l’animal, en elles. Moi aussi, j’ai su voir ça, je crois bien ; j’en suis même sûr. Le plus beau, dans une femme, c’est son corps. Je parle du corps qu’elle porte sur sa figure, celui qu’elle ne peut pas cacher, nue même quand elle habillée. C’est le premier véhicule. Celui de la race, en quelque sorte. Celui de la biologie, je ne sais pas. Le corps chimique. Celui qui se résume dans la chatte, dans la chaudière, au centre de la Terre, qui monte aux extrémités ; sa propriétaire ne peut rien contre ça, elle ne peut pas arrêter cette lave. Ça peut se déposer n’importe où, ça luit dans la nuit. C’est radioactif. Ça fait peur, aussi… Alors on dit, ouais, elle est pas terrible, elle a des défauts mais elle a du charme. Tu parles ! Défauts de quoi ? Je me souviens de cette femme, qui était ma dernière élève du mardi, le soir, au conservatoire, en banlieue. J’avais bien vu, qu’elle était amoureuse de moi, impossible de l’ignorer. À partir d’une certaine heure, c’était l’horreur, parce qu’il n’y avait plus qu’un train toutes les heures, pour rentrer à Paris. Donc je faisais très attention à ne pas trop faire durer le cours. Ce soir-là, évidemment, je suis arrivé trop tard à la gare, même si elle m’y avait conduit en voiture. Alors, plutôt que me laisser seul comme un con sur ce quai de gare sinistre, elle m’a invité chez elle. J’ai tout de suite compris de quoi il retournait, bien sûr, mais ma hantise de rester seul dans le froid m’a incité à accepter son invitation. Il y avait une grande poupée au plein milieu du lit, dans sa chambre, comme ça se faisait parfois à l’époque, dans certains milieux. Il a fallu choisir. En fait, je me la serais volontiers tapée, elle était très sexy, très mon genre, d’une certaine manière entre les draps, ça bouillonnait entre ses cuisses et ça lui remontait aux tempes en gros silences poisseux. Mais elle n’était pas jolie. Je veux dire pas jolie à montrer aux amis, pas jolie pour le regard périphérique, pour ce regard qu’on partage avec les siens. Un peu grosse, un peu lourde. Un peu vulgaire. Oui. Je suis resté sur la pointe des pieds, sur le bord d’une fesse, pendant trois-quarts d’heure, et elle n’a pas osé me sauter dessus. Je m’en suis toujours voulu. Je me suis trouvé très con. Ce n’est pas moi, qui ne la désirais pas, c’est mon surmoi social, c’est ma petite vanité à la con qui se serait trouvée malmenée par le regard de mes proches. Tant pis pour moi ; elle avait manifestement des trésors desquels je me suis privé bêtement. Elle n’aurait pas été désirée par les autres, soit. Peut-être. On aurait peut-être souri, autour de moi, j’aurais vu ce sourire, bien sûr, mais ce que j’ai manqué était beaucoup plus précieux, si vous voulez mon avis. Le désir est impartageable, toujours, quand il est vrai. Il y a les femmes dont on a immédiatement envie de leur bouffer la chatte, et il y a les femmes qu’on a envie de montrer aux autres. C’est comme ça. On passe sa vie à avoir le cul entre deux weltanschauung(s), et un beau jour, on se dit immanquablement qu’on a tout foiré. Tout ! Tout, oui, parce que c’est pareil en art, figurez-vous ! On n’a pas osé aller trop loin. On se sentait surveillé, jugé, catalogué. Là, c’est plutôt le regard familial, qui est en cause, mais c’est la même chose, finalement. Le bon goût. « Elle a du chien, cette femme ! » Oui, oui, d’accord, mais je préfère qu’elle soit une chienne, à tout prendre. Ce qui se passe dans la chambre à coucher est mille fois plus important que ce qui se passe quand on franchit ces murs, et le fait qu’on ne puisse expliquer ça à personne est une preuve supplémentaire que c’est bien ça qui compte. À partir du moment où vous êtes capables d’expliquer aux autres ce qui vous attire chez une femme, vous partagez ce qui vous attire en elle avec le commun, et ce désir est un désir de second ordre, car le commun grignote vos pulsions, les arrondit, les rend acceptables, dicibles. Pardon, René Girard, je vous admire beaucoup, mais votre théorie a des limites. La tyrannie du désir est une des choses les plus merveilleuses qui soient. C’est contre elle qu’on édifie tout ce qu’on fait dans une vie, c’est parce qu’elle est indépassable qu’on tente de se dépasser, encore et encore, jusqu’à la panne finale. Vous, les mecs, vous pensez avec votre bite… Et vous, Mesdames, avec quoi pensez-vous que vous pensez ? Avec votre intelligence ? Avec votre sensibilité ? Avec votre éducation ? Avec votre bonté ? Vous pouvez me le redire sans rire, en me regardant dans les yeux ? Tout le monde oublie, ou feint d’oublier, qu’il pense avec son corps, avec sa chimie, avec ses organes, qu’il ne peut pas se dissocier de cette chose qui a sa vie propre, ses raisons, ses lois, dont la vie insatiable ne nous a pas attendus, sera toujours devant nous, plus loin, à la fois inaccessible et première. Chose, oui, parfaitement… « Chose » car on ne sait pas de quoi on parle. Pour savoir, il faudrait être capable de s’en séparer. Même un quart d’heure.
Flonflon n’a jamais su, on doit l’admettre. Il se console en avouant ses péchés. Il regrette beaucoup les confessionnaux. Se séparer de lui-même, pourtant, il essaie souvent. Pas trop du genre à se complaire en sa propre compagnie, non. Il n’aime rien tant que de s’abandonner contre les flancs tièdes d’un corps désiré et si possible désirant, une autre que lui. Ce sont ses anges, à qui il se confie volontiers, et même trop, sans doute. Il n’aime pas du tout être abandonné, ça non, mais il aime s’abandonner, ça oui. Rien de plus voluptueux que l’abandon, rien de plus doux. « J’ai toujours été intact de Dieu », dit Prévert. Quel bel imbécile ! Quelle somptueuse prétention ! Comment ces gens-là savent-ils de quoi il retourne ? Avec qui dialoguent-ils au juste ? Avec eux-mêmes ? Hier, j’écoutais Carrère chez Finkielkraut, et, malgré leur intelligence, leur culture, leur esprit, malgré le fait qu’ils m’ont intéressé, beaucoup, et qu’ils ont du talent, je les ai trouvés très-bêtes, car ils savent. Ils se meuvent à l’intérieur d’un cercle dont ils ne sortent pas, et toute leur intelligence, toute leur culture, tous leurs talents ne leur permettent pas, ou plus, de sortir de ce cercle dont ils n’aperçoivent pas les murailles. C’est étrange. Face à eux, il est à peu près certain que je ne trouverais pas les mots qui conviennent, qu’ils m’écraseraient de leur savoir, même sans le vouloir, même gentiment… mais je ne suis pas convaincu, mais alors pas du tout. Ils croient qu’on peut ne pas croire. Ils croient qu’on croit après, alors qu’on croit avant. Ils croient que le monde est déchiffrable sans croyance, et cette croyance les aveugle. Ils sont à l’intérieur (comme nous tous) et se croient à l’extérieur. Et tout à coup, il arrive qu’on se dise : Mais, si tout repose sur une erreur d’interprétation, ou de perspective, aussi fondamentale que celle-ci, que vaut le reste ? Même pour voir un brin d’herbe, il faut commencer par croire qu’on le voie. Même pour désirer, il faut croire au désir. Même quand, comme moi, on y croit très fort, rien ne vient nous assurer de la réalité de ce désir. Si je n’écrivais pas ces phrases, aimerais-je seulement les femmes, leurs seins, leurs culs et leurs chattes plus que la blanquette de veau et le sommeil ? Pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ? Pourquoi est-ce que je me crois obligé d’affirmer que j’aime telle odeur alors que je déteste cette autre ? Je le sais bien, pourtant, que les choses écrites cessent d’être vraies — que la vérité n’est pas ponctuelle, ou plutôt qu’elle n’est pas à l’heure de notre vie. Elle sont vraies sur le papier, oui, dans la pensée, oui, mais elles ont perdu la vie, elles sont arrêtées. Stoppées. Crues. Séparées de leur enveloppe vitale, parce que la vie nous traverse — nous ne sommes pas à son origine.
Ces pensées m’encombrent. Maintenant, elles sont ici. On espère toujours se débarrasser, comme j’aimerais me débarrasser de mes encombrants, comme ils disent à la mairie. Bois, feuilles, machins, papiers, sentiments, ronces, envies, douleurs, talons de chèques. Tout sauf les souvenirs et quelques phrases. Les voix qui les ont prononcées… Les anges… Et ma couverture chauffante. Personne ne dort dans ma chambre. Ni Drenka, ni personne.