dimanche 14 décembre 2025

Le Riesling de Noël

449 semaines. Les absences se creusent toutes seules, sans qu’on ait besoin de les remplir de nous-mêmes. Mais ça, on l’ignore.

Ce qui se passe avec la dermatose nodulaire et la paysannerie française est exactement la même chose que ce qui s’est passé en 2020 avec la Covidiase. Chaque fois un peu plus loin… On creuse dans la montagne, qui va finir par s’écrouler. La seule consolation est qu’elle emportera tout le monde, y compris les creuseurs-fous. 

Jesus meine Freude. BWV 227. Peut-on écouter ça tranquillement, aujourd’hui, en voyant les images qu’on voit sur Internet ? Oui, on le peut, et même on le doit. Mais ne le dites à personne. 

Le nous qui remplit l’absence malgré nous est le plus précieux des nous. C’est de ce nous-là que la fibre profonde se nourrit, jour après jour ; elle croît, à l’abri des regards, et va bientôt traverser notre peau, nous rendre infréquentable. C’est le prix à payer.

Dans les contradictions, dans les plis que provoque en nous la fréquentation des autres et leur absence, un dépôt, un reste indicible et paradoxal qui nous mène par le bout du nez. L’incompréhensible, le non-dit.

Une fois de plus confronté à une perte brutale des fichiers (textes, etc.) sur lesquels je travaille depuis des années. Leçon, à chaque fois. Non pas leçon technique, mais leçon morale

Il est toujours difficile de comprendre les raisons qui font que nous n’intéressons pas X ou Y, mais surtout X. Il nous semble que… Mais on n’y peut rien. 

La Révolution n’est pas terminée. Ou peut-être que la Révolution est un concept qui ne peut plus prendre, dans le monde sur-informé dans lequel nous prenons place sans la trouver. La place est déjà occupée, c’est comme dormir à deux dans un lit à une place. Chacun de nous a son double à l’autre bout du monde, qui parle plus fort que lui et lui renvoie une image déformée de lui-même. 

Tous essaient de nous expliquer ce qu’on doit voir. Chacun y va de son interprétation, qui exclut les autres interprétations, chacun proteste de sa bonne foi : ma théorie n’est pas une théorie. Elle est au-dessus, à côté, en deçà, derrière. Ou alors, c’est une super-théorie qui les résume ou les subsume toutes.

Ils disent « sans filtre », et l’expression, très agaçante, signifie bien autre chose que ce qu’ils croient y mettre. La source de toutes les scies langagières serait l’Évangile, qui signifie « bonne nouvelle ». La bonne nouvelle est que la langue parle toute seule. Donc elle vient d’ailleurs, de plus loin que nous. « Buvez à la santé de Jésus et de Francis Heaulme », m’écrit-il. Les cors se déploient en bandes larges et tranquilles, comme des loups sur la steppe qui savent où ils vont.

Un simple smiley peut provoquer des drames. Je ne sais pas si vous le savez. Il peut conduire au suicide. Ne dites pas de mal du suicide, s’il vous plaît. Pas devant moi. 

Il vaut mieux lire Cioran que Lear. C’est moins désespérant. Pauvre Cordelia, qui croyait pouvoir dire les choses simplement. Par là elle déchaîne les passions, les jalousies, les vengeances, la folie. Simplement parce qu’elle a voulu parler simplement. Le Simple est une bombe à retardement. Le fou prend de la distance avec la distance, personne n’y comprend rien. Lui aussi il a des mimiques, des smileys. Il pleure, il grimace, il rit, il s’apitoie, il est en colère, il chante. Le roi l’observe, l’écoute, ou pas du tout. À quoi ça tient ? Personne ne le sait.

C’est un vin blanc exceptionnel, comme sans doute je n’en ai jamais bu. Drôle d’idée de m’en faire cadeau, à moi qui ne connais rien aux vins. Mais idée est précieuse pour cela-même qu’elle est mystérieuse. Les cadeaux sont des questions autant que des réponses.

« Un artiste, c’est la conscience du membre absent. » Il faut se faire médecin-légiste pour lire, pour voir, pour entendre, ne pas avoir peur du sang et des larmes encloses dans les tumeurs fragiles, dans les bourses prêtes à éclater que nous allons traverser sans égards pour le cadavre encore chaud, arrachant ça et là des pages, des bouts de nerfs, et crevant les souvenirs qu’il n’avait même pas. 

La littérature légale est l’égale de la somme de toutes les paroles reprises ici et là, qui ne disent plus rien, qui refont la révolution à l’abri de l’écran, qui psalmodient la loi du plus grand nombre, qui font de la clameur une rumeur amplifiée de ses redites, chacune précédée de l’annonce de la Bonne Nouvelle. 

Avoir du talent ou ne pas en avoir est tout à fait secondaire. Personne ne parle d’argent. C’est louche. Je regarde parler Patrick Bruel qui parle de ma cousine Rose-Lilla. Il est sympathique et puant, les deux à la fois. Il n’est pas bête et il est stupide, mais ce n’est pas de sa faute. Ce qui parle à travers lui, il ne le sait pas, c’est l’argent. Il ne peut pas s’en rendre compte. C’est tout au fond, recouvert par milles choses, mille masques, mille désirs-écran, mille sublimations oubliées qui n’ont rien du tout de sublime. On en a connu, des comme ça. Ils se ressemblent tous. C’est une grande famille qui parle beaucoup sans dire ce qui les consume, mais voilà, ils ont pris la place vacante, et ils trouvent tout à fait normal de l’occuper. Ils ont dû se battre pour arriver là et ça impressionne beaucoup ceux qui auraient voulu occuper la même place. Rose-Lilla est intrépide, autoritaire, audacieuse, mondaine et très efficace. Elle n’a pas volé sa place. Elle parle volontiers de « Julien », pour Julien Clerc. Elle doit sans doute parler de « Patrick », j’imagine. Moi je préférais nettement sa jeune sœur, Françoise la petite dernière, la preneuse de son de Pivot, dont j’étais tombé subitement amoureux à l’enterrement d’André, son père, à Zicavo. C’est le seul coup de foudre véritable de toute ma vie. Des yeux magnifiques, des jambes un peu courtes, mais qu’importe. Cousins germains ? Oui, oui, bon, ça va… Laissez-nous tranquilles.

Il m’écrit : « Anne-Sophie avait un corps magnifique » et je ne sais s’il parle de la mienne ou de la sienne. Oui, Anne-Sophie avait un corps magnifique, on s’en souvient. Elle était tout sauf une Cordelia, mais ici aussi, qu’importe. Les absences s’ajoutent aux absences, et finissent par créer un monde souterrain immense, où les voix résonnent en échos, se croisent, se défient les unes les autres du regard. Nous sommes vides de ce trop-plein. Il faudrait pouvoir enregistrer tout ça avec un magnétophone spécial et diffuser le résultat à plein volume. Quel paysage étonnant, charnu et gorgé d’érotisme, quelles odeurs oubliées ou insoupçonnables ! Faire battre le cœur de nos grands-pères n’est pas un objectif ridicule. 

Qu’est-ce qui nous a manqué, qu’est-ce qui nous manque pour y arriver ? La faculté de ne pas être nous-mêmes toute la journée, de repasser les plats avec conviction et naturel, la gouaille, la décontraction, l’ordinaire en costume, le grand-apparat contemporain au carré, la similitude simulée plus vraie que nature, le magnéto-automatique. Jesus meine Freudevaut moins qu’une chanson qui fait onduler un parterre de femmes de cinquante ans, car elles eurent vingt ans, elles aussi, et ce souvenir les travaille au corps. Elles sont pleines de mots et d’airs qui reviennent les visiter la nuit ou dans leur bain.

Qu’est-ce qu’un motet ? « Aux XIIIe et XIVe siècles, composition harmonique vocale, religieuse ou non, à deux, trois ou quatre voix, ayant généralement pour ténor un fragment de plain-chant, les autres voix, librement ornées, étant composées soit sur des textes liturgiques soit sur des poèmes profanes en langue vulgaire. » Motet vient de mot, un petit mot, un petit mot, qui, harmonisé, va se répandre verticalement et horizontalement. « L'orgue se trouvait isolé et presque au centre du vaisseau, ce qui doublait la sonorité et l'effet des voix quand nous chantions des choeurs ou des motets aux grandes fêtes. » L’effet des voix sur l’homme est immense, mais pour que le mot et le motet soit efficients, il faut un motif, il faut un ténor qui guide l’assemblée vers le sens ou la prière, vers la communauté des sens, qui l’élève, le dresse, et rassemble les brebis qu’on risque de perdre de vue dans l’obscurité des phrases. 

Zusslin. Miroir en miroir. Blanc d’Alsace. Froid. Septième symphonie de Sibelius. Soleil. Les paysans sur les autoroutes, hors de leurs champs. Faut-il plaire aux vaches ? Ruminer au bord du silence. Il faut avoir à l’esprit que lorsque Sibelius compose sa septième symphonie, le monde connaît Debussy, Wagner, Scriabine, Stravinsky, Mahler, et même Schoenberg. On peut préférer les oppositions marquées, les contrastes, la forme sonate qui n’existe que par l’opposition, la ligne claire, les dessins aux limites précises, mais on peut aussi aimer le flou, la brume, l’indistinct, la transition infinie, la lenteur des métamorphoses et l’abandon provisoire de la dialectique, et même de la modulation, qui est l’un des moteurs les plus puissants de la composition musicale. Les motifs sont ouverts, semblent dépourvus de forme bien définie. Les huit premières mesures sont déjà très épouvantes pour les nerfs, qui nous perdent complètement en chemin, beaucoup plus même que la symphonie de chambre opus 9 de Schoenberg, qu’il connaissait bien et qu’il devait admirer. Un des processus favoris de Sibelius est de faire se chevaucher (ou se croiser) les débuts et les fins de sections, ce qui apporte encore plus d’ambiguïté à cette musique. Vous croyez être arrivés quelque part, mais en réalité vous êtes encore ailleurs, et dans le même temps : n’est-ce pas ainsi que la vie procède, qui nous fait habiter simultanément des temporalités inconciliables, qui nous empêche constamment de savoir précisément à quel temps nous nous vouons, et quel est le sens essentiel du récit intérieur. Franchement, écouter cette musique attentivement, la partition sous les yeux, est une expérience vraiment étrange. On a le sentiment d’avoir affaire à un fou. Ces harmonies sont si peu harmoniques qu’on les dirait jetées au hasard par un esprit détraqué, mais sans aucun coup d’éclat, sans aspérités notables, sans aucune provocation ni aucun sarcasme, ce qui les rend encore plus inquiétantes. Tout se passe lentement, à découvert, sans que rien ne soit caché, et pourtant le paysage est indiciblement angoissant, dans son apparente simplicité : un diatonisme qui parle une langue inconnue, comme les vieux qui utilisent des mots de tous les jours pour exprimer un effroi qu’on devine inexprimable. Quand il devient difficile de séparer la forme de l’informe, on perd pied, on chancelle ; c’est comme s’il manquait quelque chose, une clef, un élément absent qui donnerait un sens au récit. C’est la conscience rendue sensible du membre absent. Et pourtant tout est là… Ce n’est pas un jeu de piste, pas une énigme. C’est autre chose. C’est ailleurs. 

Tout est possible. Il suffit d’oser. C’est souvent le manque de courage ou d’imagination qui rend les artistes médiocres. Ce qu’ils n’ont jamais vu n’existe pas pour eux, n’existera jamais. Et ce n’est pas une question de confiance en soi, non, c’est vraiment une question de courage. 

C’est ainsi pour ce qui est de la beauté. La beauté existe, on la croit inaltérable, dans ses multiples définitions, et puis un jour quelqu’un laisse voir un corps auquel jamais nous n’aurions pensé associer ce mot, et ce corps est plus beau que tous les autres, dans sa nouvelle définition, dans sa forme inconnue. Il y a eu un déplacement, parfois infime, une nouvelle architecture impensée qui a suffi à nous faire voir le monde autrement, et, très souvent, nous n’osons pas nous identifier à ces nouvelles prérogatives, les accepter nous paraît contrevenir à une loi antérieure. On s’accroche à ce qu’on a connu, qui nous interdit de voir le présent qui lui n’a cure de nos souvenirs. La perte seule permet de reconstruire, de se renforcer, d’agrandir son territoire, la perte des repères, des croyances, et même parfois du goût qu’on croyait si personnel, si indépendant et si singulier. 

« C’est un filtre ! » me dit-elle. Ah ? C’est de l’IA, me dit-elle ! Ah ? C’est un homme, me dit-elle ! Ah ? C’est la chirurgie esthétique, me dit elle ! Ah ? Ils semblent tous avoir oublié ce que nous savions, dans les années 70, ce que nous avions constaté de nos yeux, avant que l’IA existe, avant que la chirurgie  esthétique existe, avant que les « transitions » existent : que les êtres étranges et exceptionnels existent, ont toujours existé et existeront toujours, jusqu’à l’absurde et l’extraordinaire. Nous avions vu de nos yeux les « nageuses de l’est », par exemple, et aussi des visages de femmes très masculins et des visages d’homme très efféminés. Ça faisait partie du paysage, nous étions habitués à ces bizarreries assez fréquentes. Mais maintenant que l’IA existe, c’est forcément elle, maintenant que la chirurgie est banale, c’est toujours elle, maintenant que les sinistres transitions se multiplient, il ne peut être bien sûr question que de cela. Un dogme chasse l’autre. Un œil remplace l’autre. Ce qui ne change pas, c’est le conformisme, c’est la répétition, c’est le général qui ne supporte pas le singulier, la règle qui vomit l’exception. Il ne peuvent admettre que des réalités différentes coexistent, au même moment, qu’il faille encore et toujours distinguer, qu’on ne puisse jamais se reposer sur des vérités simples et univoques, qui vont toutes dans le même sens à la même vitesse. Ce qui ne change jamais, c’est le besoin de croire, et de croire avec. Pas tout seul. D’avoir les cartes en mains, et la carte du territoire, d’être constamment sous bonne garde, d’être relié à la matrice et de communier avec le Contemporain. Comme dirait le Prisonnier : L’Époque et moi, c’est du sérieux.

Je crois que je vais revenir sagement à la cinquième symphonie de Sibelius, beaucoup plus simple, plus aimable, plus exaltante que la septième. J’ai déjà assez de soucis comme ça. Il faut que je retourne palabrer avec ChatGPT pour limiter la casse. Et puis elle est divisée en trois mouvements, elle, au moins ! On n’est pas obligé d’avaler le breuvage cul-sec. On peut aller pisser entre deux mouvements. Les compositeurs doivent penser à la prostate de leurs clients et au taux de cortisol qui grimpe en flèche, alors même que la température de la maison reste désespérément basse, quel que soit le temps qu’il fait et les promesses vicieuses de la Météo ou des climato-purulents.

J’ai essayé de dire les choses simplement. Je me prends pour Cordelia, mais je n’ai pas sa grâce, faut croire. On me dit toujours : Non, pas comme ça. On n’y comprend rien ! Et puis c’est trop long. Soit clair et précis, concis et circoncis, épilé du clavier. Sans filtre… Ils croient toujours que j’utilise des filtres pour rendre les choses incompréhensibles : le filtre GdLF à 87 %. Il paraît que ça finit mal, quoi qu’on fasse. L’entropie est à son maximum. Vous pouvez toujours gueuler dans le désert. Le plus proche voisin est à 53 années-lumière. 

Après ça, Sibelius s’est tu. Incapable d’aller plus loin. Beigbeder demande toujours, à la fin de ses interviews : « Continueriez-vous à écrire, si vous étiez très riche ? » Et bien sûr, ils répondent tous : Mais oui, évidemment ! Moi je crois que j’arrêterai du jour au lendemain. La Culture et moi, ce n’est pas (du) sérieux. Ça tue le temps, c’t’affaire ! On s’y croit. On écrit Paludisme et puis voilà. C’est histoire de boire du café, d’arriver au dimanche, le jour où l’on est censé se reposer, de se dire : encore une, encore une semaine prise sur la mort. Jesus meine Freude, ça valait le coup ? Pas de réponse… Il y a longtemps que je n’ai pas ouvert les Évangiles. Je suis un paysan dans son champ, je refuse d’en sortir, mais le champ est remplacé par un supermarché depuis un bout de temps, Papet, tu n’as pas vu ? Non, non, je parle tout seul, et quand je parle tout seul, le champ est toujours là. Ça vaut le coup, non ? Et ça ne coûte rien. 

(Ça ne rapporte rien non plus.)