À sept heures cinq, les premières lueurs de l'aube sont visibles, à peine, mais c'est tout de même un signe réconfortant, qui nous montre que nous sommes repassés du côté de la pente essentielle et ascendante, la pente de la vie — la vie qui nous reste. C'est en compagnie de Jean-Sébastien Bach que la journée commence, comme tous les dimanches. Les sonates en trio. On voudrait toujours commencer. Commencer à écrire, commencer à aimer, commencer à vivre. Je voulais avoir la conscience tranquille. C'est une expression que plus personne n'emploie, on ne se demande pas pourquoi.
Victor Hugo est revenu me faire signe, hier matin, dans l'émission de Finkielkraut, alors que je ne m'y attendais pas du tout. Ce mois de janvier est le mois des belles synchronicités. Tous les jours, aux toilettes, depuis bientôt soixante-dix ans, je lis ces quelques lignes : « Une maison petite avec des fleurs, un peu / De solitude, un peu de silence, un ciel bleu, / La chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, / De l'ombre ; et quel besoin avons-nous d'autre chose ? » Ce poème que je méprisais quand j'étais jeune, et auquel je voue aujourd'hui une sorte de culte privé qu'il serait vain de vouloir partager, ou expliquer, est sans doute l'un des fils conducteurs les plus profonds de mon existence. Il était accompagné du fameux poème de Verlaine : « Le ciel est, par-dessus le toit, / Si bleu, si calme ! / Un arbre, par-dessus le toit, / Berce sa palme. / La cloche, dans le ciel qu'on voit, / Doucement tinte. / Un oiseau sur l'arbre qu'on voit / Chante sa plainte. / Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là / Simple et tranquille. / Cette paisible rumeur-là / Vient de la ville. » À ce moment-là, j'ignorais tout de la vie de Verlaine, et c'est heureux, car mon ignorance m'a mis un temps à l'abri des pauvres explications des professeurs de littérature, un temps suffisamment long pour que le poème diffuse profondément et de manière définitive en moi ses effluves irrécupérables par le sens commun. Le sens se construit très lentement, il lui faut bien des détours pour nous approcher, tant il est constamment menacé par la sensation, par le non-sens et par l'oubli, l'oubli qui est peut-être la part la plus intrépide de notre être.
Je ne sais plus où j'ai lu, hier ou avant-hier, que beaucoup avaient trouvé la foi en écoutant Jean-Sébastien Bach. Et moi qui me croyais unique… La Chaconne, ce matin, me renvoie aux Variations sérieuses de Mendelssohn. L'art le plus haut est rarement éloigné de la foi, quelque statut qu'on donne à ce mot. La foi nous permet de commencer. Sans elle, nous sommes irrémédiablement dans la poursuite, dans la continuation, dans l'effort. Pourquoi se lever le matin, si l'on ne croit pas au matin, si l'on ne pense pas qu'il est possible d'écrire une belle page, ou de composer une sonate importante ? La vie est là, simple et tranquille, qui n'est ni simple ni tranquille, mais quand-même. Si je m'appelais Fabrice Luchini, je n'aurais pas la conscience tranquille.
C'est ce qu'on ne comprend pas, dans la poésie, dans la langue, dans la musique, qui est le plus durablement inscrit en nous, ce sont la trahison et le parjure qui disent le vrai, ce sont les sens qui ne se laissent pas traduire, qui refusent d'avouer, qui restent murés dans leur splendide autisme, qui révèlent le dessein d'un homme, son incomparable parole. C'est parce que nous sommes étrangers à nous-mêmes que nous avons besoin de parler, et de toujours recommencer.
La mélodie de Fauré, je l'entendais intérieurement, en regardant les toits alentours, depuis la chambre d'hôpital, cette prison calme, qu'occupait ma mère au printemps 2003. La vie était là, fragile et pourtant tranquille. Je me demande souvent qu'elle est l'économie réelle d'un homme, je veux dire, qu'est-ce qui le constitue réellement, heure après heure, dans le cours d'une vie, qu'est-ce qui compte. Ce qu'il mange ? Le nombre d'heures qu'il passe à dormir, ses rêves, ses paroles, ses amitiés, ses amours, ses maladies, ses douleurs, ses peurs, la manière dont il se vêt, le nombre de fois où il se masturbe, les odeurs et les parfums qui le hantent, la musique qu'il écoute, ce qu'il sacrifie, ce qu'il donne, ce qu'il regrette, ses larmes, son emploi du temps, son poids, sa digestion ? J'entendais parler François-Bernard Mâche, à France-Musique, dans l'émission Les Grands Entretiens, la semaine passée. Est venue l'inévitable question sur ses pairs, et donc sur Boulez. Je l'ai entendu dire : « C'est le pouvoir qui l'intéressait, pas du tout la musique » et j'ai eu pitié de lui. Je me suis dit qu'il était soit idiot soit de mauvaise foi (mais les blessures peuvent produire, à distance, de très durables effets). Moi qui suis sans doute l'exact opposé d'un Boulez, dans l'économie de ma vie, je comprends aujourd'hui, trop tard, donc, que c'est lui qui avait raison, et moi qui avais tort. Il a cherché le pouvoir, l'argent, les honneurs ? Oui, en effet. Boulez fait partie de ces gens qui ont compris très tôt dans leur vie que pour être libre, il fallait du pouvoir et de l'argent. Moi j'aurai mis soixante ans à le comprendre. La liberté, j'ai vécu en sa compagnie toute ma vie, mais toute ma vie, elle m'aura ridiculisé, en me montrant qu'elle n'était pas là où je croyais. J'ai pris les choses par le mauvais bout, sans doute. À quoi sert d'avoir la conscience tranquille si c'est pour être écrasé par l'angoisse et les contingences ? Je ne pourrai pas dire que je n'ai pas été prévenu, pourtant. Mais j'ai mis toutes mes forces, depuis l'enfance, à résister crânement à ces prudences : Bêtise ! Il aurait fallu une autre force vitale et un autre amour de soi, pour que cela fût envisageable sans dégâts. J'ai commencé et commencé, oui, sans jamais aboutir. On m'avait prévenu : tu n'y arriveras pas. C'était inscrit une fois pour toutes dans les lois familiales, et il n'était pas question de déroger. J'ai été un enfant sage, finalement : et quel besoin avons-nous d'autre chose, n'est-ce pas. Oh, bien sûr, j'ai fait le malin, par instants, j'ai montré ma figure et mes muscles, j'ai voulu prouver que j'en étais tout de même capable, mais c'était en quelque sorte pour rire. C'était du mime. Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore, je crois une fois encore être capable de dire qui je ne fus pas, mais je n'insisterai pas, ne vous effrayez pas. La seule certitude étant de n'être pas entendu, jamais. Chanter des airs ingénus, on ne peut s'y essayer qu'une seule fois, car la grimace vient vite, quand on se répète. L'heure exquise n'insiste pas, et les maladroits restent seuls avec leur maladresse. Trop tôt ou trop tard, c'est ainsi que la vie nous parle, depuis les chemins perfides où l'on se perd. J'ai presque peur, en vérité, de n'être jamais là où il faut. L'hiver a cessé, vraiment ? C'est la neuvième et dernière mélodie de la Bonne chanson, mais comment peut-on croire les poètes ? Ils sont bien trop à distance de la vie qui rassure.
J'ai reçu il y a peu un très beau mail, envoyé par une amie qui était la femme d'un homme très important pour moi, mort il y a quelques semaines. C'était un solitaire avec lequel j'avais beaucoup de points communs, quelqu'un qui aurait pu avoir la même profession de foi que la mienne : Plutôt mort que sympa, et peut-être plus légitimement, et quelqu'un que j'ai autant admiré que craint. Dans ce mail il y a cette phrase : « Il avait pour toi de l'amitié, sentiment rarissime chez lui. » Pourtant nous ne nous sommes pas parlé durant les vingt dernières années. J'ignore tout à fait ce qu'il aurait pensé de ma nouvelle vie, après la musique, et de ce que j'écris. Ce matin, j'ai exhumé trois courtes phrases d'un texte ancien, que j'ai jetées dans l'abîme numérique : « Je n'écris pas, j'entends. J'entends qu'elle n'entend pas. C'est ça que j'écris. » Comme je m'y attendais, elles ont provoqué sarcasmes et associations malveillantes, mais étrangement, cela ne me touche pas. Lorsqu'on parvient à dire ce qu'on fait réellement, en une formule ramassée, qu'on ne pourrait pas dire autrement, ou mieux, il est normal que cela passe pour du non-sens ou de la pose, car ce qu'on fait, quand on le fait vraiment, c'est toujours radicalement autre, c'est toujours quelque chose qui n'existe pas pour les autres, qui ne peut avoir d'existence. N'empêche, c'est bien ça qui, depuis l'adolescence, me poursuit sans relâche. Pourquoi n'entend-elle pas ? Quel est ce mystère qui rend la communication impossible, qu'est-ce qui chez l'autre a décidé une fois pour toutes de vouloir nous rendre fou ? Pourquoi ferait-on de la musique, si l'on n'était pas dès l'origine obsédé par cette question qui rend toutes les autres dérisoires ? L'homme dont je parle plus haut semblait avoir mille ans, il connaissait le sens des grimaces humaines, il avait, lui aussi, dans le cœur, une tristesse affreuse qu'il faut cacher par tous les moyens, et, quand nous parlions de Schumann, ou de Fauré, nous savions tous les deux parfaitement qu'il nous était en ces parages impossible de mentir : « Moi, je n'aime plus rien, / Ni l'homme, ni la femme, / Ni mon corps, ni mon âme, / Pas même mon vieux chien. / Allez dire qu'on creuse, / Sous le pâle gazon, / Une fosse sans nom. » Être privé de la possibilité de mentir est une croix bien lourde à porter, au pays qui est le nôtre. C'est presque un (non) acte contre-nature. De l'ombre, oui, et la chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, parce que de l'oiseau nous n'attendons pas qu'il nous écoute, lui. La vérité, comme la poésie, nous restent en travers de la gorge, et la plupart s'étouffent avant que d'arriver jusqu'à l'autre. Alors on creuse la tombe, de l'auriculaire, c'est tout ce qu'on peut faire si l'on est sérieux. On peut la creuser avec des phrases : les mots peuvent retourner la terre, à défaut de nous éviter la solitude.
Les paysans veulent croire qu'ils existent encore, qu'ils ont encore une raison-d'être. Et je comprends qu'ils veuillent le croire. Paysan est un beau métier, que j'aurais pu faire, que j'aurais aimé faire. Se tenir auprès de la terre, voir le jour se lever, dans les odeurs changeantes, dans les nuances de la lumière indescriptible, dans la chaleur des bêtes, c'est noble. Bien sûr, ils rêvent, car ce qui a permis qu'ils existent — à leur juste place — n'est plus, mais je ne leur en veux pas de vouloir continuer à rêver, au contraire, car ils portent la mémoire du monde que j'ai aimé. L'industrie et la finance (et le nombre) ont défiguré les paysages et les hommes, et nous ne sommes plus tellement nombreux à avoir connu autre chose, à savoir qu'un autre monde avait été non seulement possible, mais accueillant et beau, bénéfique. C'est drôle de se dire que la fin de notre vie coïncide peut-être avec la fin de la vie tout court : pourquoi aurions-nous ce privilège, de marquer ainsi de notre corps le terme d'un monde ? Oh, bien sûr, il y aura un après, comme toujours, c'est à peu près certain, mais ce monde-là, comme le pays, ne sera plus de même nature, il aura rompu ses liens avec l'homme tel que des siècles et des siècles l'ont imaginé, conçu et rêvé. Autant dire qu'il faudra lui trouver un autre nom. L'intelligence n'est garante de rien du tout, si elle n'est pas intimement liée à autre chose qu'elle-même, cet autre chose qui s'était patiemment élaboré durant des millénaires au plus profond de notre nature et de notre biologie. Nous sommes en train de sortir de ce cercle magique, et je ne sais pas s'il y aura un possible retour.
Pourquoi a-t-on le sentiment si douloureux que le monde réel a cessé d'exister ? Partout où l'on tourne le regard, on ne voit qu'assassins ou suicidés. Le chien, calé contre un fagot, écoute attentivement la voix rocailleuse et chantante de son maître qui est au téléphone. « Vous avez connu des hivers où il y avait beaucoup de neige ? » Deux mètres de neige devant la porte et les fenêtres. « Vous étiez perdu !? » La question le fait rire. Perdu ? Pourquoi ça ? Pas le moins du monde. La neige, en hiver, on la connaît bien, en Ardèche. Un autre en avait jusqu'à quatre mètres et demie devant sa maison, à mille trois-cents mètres d'altitude, il fallait creuser des tunnels pour sortir. « J'ai toujours été heureux. » Sauf lorsqu'il pense à la suite… « Personne n'en veut, de la maison. » Je ne comprends qu'un petit tiers de ce qu'il dit, avouons-le, tellement son accent est puissant et l'enregistrement approximatif. « Vous n'avez jamais été malade ? » Jusqu'à quatre-vingts ans, non. La vraie vie… « Je dors bien. » Oui, OK, mais le pauvre vieux n'est jamais allé en vacances à Dubaï, ni aux Seychelles, il n'a jamais conduit une Mercedes AMG, il ne va pas non plus voir les films de Justine Triet et il ne sait même pas ce que c'est qu'un sushi ! Tu ne m'étonnerais pas beaucoup si tu m'apprenais qu'il ne connaît pas Michael Jackson, ce plouc. « Vous allez être centenaire, vous ! » Ah, ça, c'est çui d'en haut qui décide, pas moi. « On faisait le beurre, et le picodon, et les picodons ils étaient bons ! » Il dort bien. Tu m'étonnes… Il aurait été vivant en 2021 qu'on lui aurait envoyé un hélicoptère afin de vérifier s'il portait bien un masque pour parler à ses vaches, vaches qu'on aurait vaccinées d'autorité, bien entendu. On n'est jamais trop prudent, avec ces anti-modernes anti-sociaux décadents fichés C, susceptibles d'appartenir à la mouvance complotiste par atavisme et ignorance de la lumineuse modernité inclusive qui a oublié l'Ardèche. Monsieur, vous êtes un PAYSAN ! Vous n'allez pas nous déverser du fumier sur la tête, au moins ? Un quoi ? Il sait pas, puisqu'il a toujours été ce qu'il est et qu'il le sera jusqu'à la tombe. Dans paysan, il y a pays. Ça ne peut plus exister, donc ; parlons d'autre chose.
Une maison petite avec des fleurs, un peu de solitude, un peu de silence, un ciel bleu, la chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, de l'ombre ; et quel besoin avons-nous d'autre chose ? J'sais pas. Un picodon et une tranche de pain ? Un verre de vin ? Et pourquoi pas la sainte eucharistie, pendant que t'y es, espèce de facho !