Je ne comprends pas. Je ne comprends absolument pas cette frénésie de selfies qui prend les jeunes filles d'aujourd'hui.
Un portrait figure, un selfie défigure.
Bien sûr, ce n'est jamais un selfie, car le selfie n'existe pas au singulier. Le selfie n'a de réalité que dans la répétition et la dissémination. C'est la compulsion du shoot qui fait le selfie. Soi, soi et soi, à l'infini. Soi, comme une longue suite derépliques, comme une interminable variation sur le même (qu'on croit).
Le visage annulé, dissout. Un autoportrait est une occasion et une manière de s'envisager, un selfie est une façon de se dé-visager.
Toutes ces jeunes filles dont je contemple jour après jour les selfies sont en train de s'arracher le visage, de le dissoudre dans un acide puissant qui ne laissera de leur être qu'un souvenir imprécis, vague, insipide. C'est comme de diluer un centimètre cube de couleur avec des litres et des litres de blanc.
Elles croient s'affirmer alors qu'elles s'annulent, qu'elles se défigurent, qu'elles neutralisent le visage qui s'est affirmé en elles au cours du temps. Elles défont ce qui s'est fait patiemment au fil des années.
La peinture est toujours figurative, même quand elle est abstraite. Elle figure des essences. Ici c'est l'inverse. Ce qui est figuré c'est l'existence, et ce qui annulé, c'est l'essence. Elles n'ont d'yeux que pour les états successifs de l'absence.
En multipliant les occurrences de leur individu, elles le divisent en autant de notes éparses qui dévitalisent l'ensemble et rendent impossible la singularité et la synthèse : aucune mélodie propre ne ressort de cette théorie d'instants, aucune harmonie ne vient les assurer de leur être. Elles ont externalisé leur visage, il ne leur appartient plus. Il y a sans doute une nombre fini de prises de soi-même (de représentations par soi-même) qu'on ne dépasse qu'en repartant en sens inverse de l'affirmation, dans celui de la “désidentité”…
Le selfie, c'est la dilapidation de l'âme aux quatre vents. Sans doute n'en peuvent-elles plus d'en avoir une… Elles en conservent pieusement les répliques alors que le tremblement de l'être est à l'agonie.