samedi 7 novembre 2020

L'angoisse et la cécité

C'est à la fois la grande force et le talon d'Achille du Numérique de nous laisser croire que l'œil peut se substituer à la main. Ce qu'on voit on ne le touche pas. 

***

La disparition des visages, et singulièrement sur ce réseau qui s'appelle le Livre des Visages, nous induit en erreur. L'égalité n'existe pas plus ici qu'ailleurs. 

Que notre interlocuteur soit visible ou invisible, il est caractérisé. Il a un âge, par exemple. Les générations, ça existe. On ne s'adresse pas de la même manière à quelqu'un qui a notre âge et à quelqu'un qui a vingt ou trente ans de plus que nous, ce qui allait de soi, autrefois, quand la conversation était en pratique indissociable du visage (et de la voix). Le Numérique a brisé cette liaison, comme il a défait d'autres frontières et presque toutes les hiérarchies. Il n'est pas rare, désormais, qu'une jeune personne de trente ans ou moins s'adresse à moi comme si elle avait mon âge. Elle considère que c'est tout à fait normal. Il n'y a pour elle aucune frontière entre nous. Nous sommes désormais des égaux, de purs individus autonomes et déliés de leurs déterminants. 

***

Dans neuf cas sur dix, l'information des citoyens est illusoire. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, car on constate chaque jour sur Facebook qu'ils ne savent pas lire. Quand on ne sait pas lire, on ne sait pas non plus écouter et on ne sait pas non plus voir. 

Qu'on soit à l'heure numérique ou pas ne change rien à l'affaire. Sans le savoir-lire, il n'existe pas de possibilité de s'informer. On pourra multiplier autant qu'on le veut les canaux et les moyens d'information, cela ne changera rien au résultat. Cela ne fera qu'accroître ce sentiment d'irréalité qui déjà nous étreint tous. D'un côté, une masse d'information(s) colossale, et de l'autre, des gens qui ne savent pas quoi en faire. Entre les deux, l'angoisse et la cécité.

***

Elle a une bouche mais elle ne parle pas, elle a des mots mais ils ne disent rien.

***

La logique de l'hypermarché est cohérente avec la logique de l'ordinateur. Tout est disponible. Chacune de ces manières de vivre nous propose des objets de désir. À 8h13 nous désirerons ceci, et à 14h25 nous désirerons cela, selon le rayon devant lequel nous nous arrêterons. La volonté n'est qu'un mot parmi d'autres mots. L'art n'est qu'une offre parmi d'autres offres. L'amour, un passe-temps. Seul le tube digestif, pour l'instant, est inébranlable.

***

Les questions abouchées à leurs réponses n'ont aucun intérêt. C'est comme si la bouche et l'oreille n'étaient qu'un seul et même organe. C'est de leur séparation que naît le désir. 

***

Le viol (le viol tel que banalement il se pratique aujourd'hui en France, par exemple) est aussi une conséquence de cette illusion de la disponibilité générale. Quand tout est mis à disposition, il est difficile d'admettre que le corps des femmes fasse exception. 

***

Si elle a une bouche qui ne parle pas, si elle a des mots qui ne disent rien, c'est que cette bouche et ces mots ont été déportés. D'autres bouches parlent, d'autres mots disent, hors d'elle. L'utérus suivra. La division du travail a fait beaucoup de progrès. 

***

Je ne connais rien de plus angoissant que l'impossibilité de la conversation.